Il s'agît d'un documentaire assez simple et classique, doté d'une facture dont il fait bien avouer qu'elle est télévisuelle ; centrée sur le témoignage des survivants et les images d'archives prises par les médias de l'époque (il y aussi une fanfare à la fin qui faut le lien avec l'obsession de Moretti pour la comédie musicale, à la fois symbole et fragment d'une utopie réelle et d'un consensus fictif chez lui, mais sans-doute l'inverse dans ce qui concerne la fiction et le réel pour les jeunes Chiliens d'Italie qui sont à l'image). Le film de Nanni Moretti, modeste, est néanmoins fort riche, et plus optimiste et combatif que ses films de fiction récents.
Je savais que le documentaire portait sur un épisode précis de la dictature de Pinochet. Lorsque la répression militaire a commencé à s'abattre sur la gauche chilienne, un certain nombre de réfugiés politiques (souvent de jeunes hommes et femmes jouant déjà un rôle dans l'appareil de leurs partis), liés aux différentes sensibilités qui constituaient la majorité d'Allende, ont trouvé refuge à l'ambassade d'Italie. L'ambassade n'était ni ouverte ni fermée, les diplomates, sans instructions de Rome n'expulsaient simplement personne, jouant la montre pour qu'un accord, où la vie des réfugiés deviendrait une monnaie d'échange de la dictature vers le monde extérieur, se dégage.
Les réfugiés devaient cependant sauter rituellement un mur de deux mètres de haut, depuis réhaussé (d'où un lien vers la situation actuelle en Méditerrannée), dont le franchissement était tantôt facile, tantôt périlleux. De l'autre côté une micro-société organisée les attendait.
En réalité, le documentaire, même s'il intègre ce passage dans sa partie centrale, est plus complexe et moins symbolique que cela. Même s'il est fort court, il est assez exhaustif et informatif sur la période qui va de 1971 aux années 80, développant la transition graduelle entre l'enthousiasme des débuts du gouvernement Allende et l'installation de la terreur, insistant notamment sur le fait que le suicide ou l'assassinat d'Allende; qui semble être encore un objet débat et symbole politique clivant toujours la gauche chilienne (il cache une discussion sur l'opportunité d'une résistance armée de la gauche, qui n'a finalement pas eu lieu) n'était pas programmé, même si Allende, au moment où il perdait ses soutiens, avait sur ce sujet défié les militaires.
Il essaye ensuite de trouver une forme juste pour témoigner de la torture, confrontant parole de victimes (dignes et factuelles) et l'interview des deux militaires tortionnaires, l'un en liberté, dans le négationnisme le plus total, l'autre en prison, adoptant une posture de provocation qui finit peu à peu par le faire ressembler à ses victimes, s'auto-persuadant d'être lui-aussi un damné de l'histoire. La dernière partie du film entreprend de raconter l'exil, puis pour certains des réfugiés, l'installation en Italie , où ils passent de la condition de réfugiés vers celle d'immigrés puis de bi-nationaux, plutôt bien acceptés. Ce passage correspond à ce qu'un des témoins présente comme une évolution d'un positionnement par rapport à l'idéologie (parti) vers la société (et la culture, citant Pasolini, Bataille et le Living theater ), présentant comme un éveil et un renouveau ce qui, sur le coup, a pu être vécu comme un déchirement.
Ce qui intéresse Moretti est moins le Chili que la possibilité de caractériser, avec ses témoins, une époque où la puissance sociale de la gauche politique italienne (et plus largement européenne, même si on sent une proximité culturelle et sociologique très forte entre chiliens et italiens... deux pays travaillés par la question sociale du nord et du sud) permettait, au sein du monde ouvrier, l'expression d'un populisme non-xénophobe et choisi comme tel , issu finalement plutôt de la résistance au fascisme que du gauchisme.
Plusieurs dimensions s'articulent et se recoupent donc, sans forcément, j'essayerai d'y revenir, être incarnées par une image.
Le titre du film est dès lors plus complexe qu'il n'y paraît .
"Santiago, Italia" peut s'entendre de différentes manières, où la virgule joue un rôle différent :
-"Santiago c'est l'Italie", pour refléter le soutien dont bénéficiaient les réfugiés chiliens de la part le société italienne d'alors, qui les a plutôt bien acceuillis et s'est identifée à eux.
- Ou bien "Santiago c'est
déjà de l'Italie", pour décrire la position des diplomates, idéologiquement transparents, mais défendant moralement l'intégrité de l'ambassade face aux intimidations morbides du régime (envoi de la dépouille d'une militante assassinée au-dessus du mur). Ils adoptaient une position à la fois symbolique et humanitaire, dont le contenu est dans le fond assez proche de celle de la frange la plus avancée du clergé chilien, qui critiquait Pinochet (la nation -prise comme instituion laïque- et la religion partagent à la fois le même poids symbolique, le même type d'engagement moral, et la même impuissance voire la même crise morale).
-Ou encore, sur un plan plus individuel "de Santiago à l'Italie", en insistant sur la traversée de la ville effectuée par les survivants jusqu'à l'aéroport, à la suite d'un arrangement diplomatique (une forme de compassion discrètemenent cynique au sein de la terreur) dont rien ne sera dit, dans des autocars dont les fenêtres latérales était aveuglées, pour prévenir toute expression de solidarité possible entre las habitants et eux. Il y a à la fois ressemblance et opposition avec la traversée de la Méditerranée par les migrants africains, ou l'aveuglement caractérise plutôt le regard extérieur que celui du réfugié.
-enfin "Santiago ET l'Italie", sous-entendu "l'Italie d'aujourd'hui", pour opposer la générosité des années 70, qui était à la fois un idéal et un consensus politiques, à l'idéologie actuelle, ce que Moretti filme non pas comme deux univers moraux séparés, mais comme à la fois une opposition de soi-même à soi-même et une forme d'acculturation (le rejet de l'autre apparaissant non pas comme un geste culturel, mais comme une décision supposée être réaliste et programmatique. Ils s'opposent à une morale et un engagement à gauche dont Moretti filme avant tout à la fois la force et l'absence de raison. En conséquence de quoi faits sociaux et faits culturels sont pour lui mis sur le même plan et pareillement déterminants dans sa description de action d'Allende. Il y a peut-être là quelque chose à questionner).
Patrizio Guzman est un des témoins interviewé par Moretti. Il est très factuel et précis, aux antipodes de l'image que
le Bouton de Nacre donne de lui. C'est que, comme cinéaste étranger mais "non impartial", partageant une partie des valeurs et des raisons politiques des réfugiés chilien, Moretti a un problème qui est exactement inverse de celui de Patricio Guzman. Pour Guzman, la dictature et la répréssion doivent être replacées dans l'histoire longue du Chili, y compris dans sa partie pré-coloniale, et converties en récit et en mythe. Le pari d'une continuité symbolique est perçu comme un rempart contre le négationisme, et le cinéma doit produire (voire forcer) cette continuité. Il n'a donc pas besoin du document, qui est plutôt ce avec quoi il doit rompre.
Au contraire Moretti veut convaincre un spectateur européen que ce qui s'est passé appartient encore à son histtoire, et même à la part refoulée de sa propre identité et de son actualité. Ce qui l'amène à mobiliser beaucoup de documents télévisuels, parfois en couleurs, et filmés par l'armée elle-même (on se demande dans quel but) qui sont saisissants, notamment au stade central ou lors d'arrestations où la torture se met déjà en place), qui modifient la perception de la dictature chilienne. Par exemple : lors du communiqué télévisé où Pinochet annonce la mort d'Allende et la loi martiale, le général à côté de lui fume, comme un présentateur de télé de l'époque, à la foix nonchalant et attentif, autoritaire et absent. La voix de Pinochet jeune, glaciale, est aussi quelque chose, qui tranche avec les images de vieillard que ma génération a eu de lui.
Les passages les plus forts du films sont ceux où les témoins, qui s'expriment parfois en italien, cherchent leur mots, qui leur échappent lors des passages les plus denses et signficatifs. Une avocate qui ne trouve pas le mot "épaule" pour décrire l'endroit où son ami a reçu une balle lors du franchissement du mur, une mère qui pleure quand elle explique que son nourisson a été propulsé comme un ballon au-dessus du mur. Un militant communiste qui lui aussi pleure et n'arrive pas à exprimer le mot "respect" - peut-être en partie érotisé et génant à avouer , focntionnant comme le masque d'un désir - que lui inspire, lui athée, l'attitude de résistance, pourtant mesurée, du cardinal de l'église chilienne d'alors. (Moretti lui pose une question insistante, dans une intention qui veut sans doute tendre vers la catharsis et la rationnalisation de l'affectn mais qui rappelle peut-être, sous une forme atténuée la dynamique de la torture, mais l'assume).
A l'inverse, le militaire en prison* , alors qu'il s'exprime sur un ton proche de celui des militants, a un flux de parole qui ne s'arrête pas, et, lorsqu'il n'a plus rien à dire, lance son nom à la caméra "Moi Raul Iturriaga suis aussi une victime". Du côté de la gauche, il y a l'impuissance subie du nom propre par rapport à l'image (nommer la camarade assasinée dont le corps fut jeté par dessus le mur de l'ambassade est insupportable) pour ce qui relève del'histoire, et celle, inverse, de l'image par rapport au nom pour le présent (les vrais sujets du films ne peuvent être traduits par l' image : l'intégration progressive des réfugiés en Italie, ou la dilution de la douleur de la gauche chilienne dans celle, plus diffuse, issue de l'effacement collectif des valeurs de gauche dans l'individualisme en pérpétuelle communication de la société européenne, qui referme un cycle positif qui pouvait compenser l'échec d'Allende). Mais du côté de l'armée, leur parfaite équivalence entretenue.
Paradoxalement, l'aspect le plus positif du film est de montrer comme tout à fait naturel, et conditionnant l'action politique, une forme de choix à faire entre agir et rechercher dans l'image un témoin de soi-même : cette image est toujours donnée après-coup reconstruite, le plus significatif, pour durer, a dû lui échapper (cela peut être une rencontre, une conversation, une voix, par exemple le fait qu'un des Chiliens remarque qu'en 1973-1978, les ouvriers de 50 ans qu'il croisait dans sa petite ville d'Emilie et lui demandaient une sorte de pronostic politique sur l'évolution du Chili pouvaient avoir été proches des partisans et avoir eu le même genre de discussions peu avant à propos de leur propre situation), elle ne peut témoigner que là où elle compense une durée disparue. Pour le dire plus simplement, le documentaire permet aux militants d'avouer la part des évènements qui leur échappait à l'époque **, et cet aveu de faiblesse est en fait un geste contructif et réparateur.
Mais les images que la dictature a donné d'elle-même ont au contraire la violence d'un temps réel perpétuel et aveugle à lui-même; terrorisant par son caractère simultanément implacable et improvisé.
EDIT
* (il s'agît de Raul Iturriaga, un des chef de la Dina et responsable d'un des centres de torture décrits plus tôt par une survivante, qui, habilement, en jouant sur le ton de voix et interpellant fermement mais respectueusement Moretti sur un ton de talk-show politique , en demandant une sorte de "temps de parole", parvient à gommer l'impression d'avoir été un gradé important... on comprend mieux que Moretti se mette ensuite en scène avec lui, lui opposant son opinion et sa subjectivité plutôt que les faits, pour rééquilibrer la vérité historique sans non plus le diaboliser dans sa condition actuelle de prisonnier, pris dans le présent de 2018)
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(les militaires chiliens redoutaient un activisme gauchiste qui ne semblait pas dans les plans des communistes, de culture plutôt "stalinienne", en tout cas très disciplinés. Les Américains redoutaient au contraire un Front Populaire électoral qui aurait eu plus d'impact en Europe qu'en Amérique latine. Les étudiants et la gauche étaient pris en étau par deux forces qui s'aidaient tout en ayant une vision différente de la situation)