Voyages et rencontres en France de François Ruffin et son caméraman (plus muet que Sancho Pancha) sur les rond-points tenus par les Gilets Jaunes, lors de la période novembre-mars, de la Somme au Midi
Film sans doute utile, car il fixe et témoigne du mouvement (mais de manière partielle : ce sont les Gilets Jaunes des ronds-points de province, pas ceux des manifestations et des différents "actes" à Paris), mais dont j'ai du mal à comprendre la position politique.
Le plus étonnant est l'extériorité assumée de Ruffin sur le mouvement, extériorité qui, finalement, légitime le film comme geste cinématographique voire esthétique individuel.
La partie la plus intéressante du film est, à mes yeux, celle qui relève du reportage (mais qui est justement ce que Ruffin et Perret entendent en même temps déconstruire ou surmonter). Elle permet de comprendre et de mettre des visages sur la pluralité du mouvement. Celui-ci apparaît dans le Nord de la France plutôt lié à un lumpen-prolétariat en lutte pour sa dignité (agir et se réunir essayer de retourner l'étiquette "lumpen", perçue comme péjorative et honteuse même pour une partie de la gauche, en motif d'appartenance politique positive), tandis que dans le Midi le mouvement apparaît plus féminin, moins urbain mais paradoxalement plus centré sur les classes moyennes (en souffrance économique) et mieux accepté par une partie du monde politique (le maire ardéchois). Ce n'est sans doute pas par hasard si le témoin (qui paraît avoir un discours déjà assez politisé et idéologique, un peu dans le "storytelling", mais qu'importe, ce n'est pas forcément un tort dans ce contexte - il est normal que certaines personnes orientent le récit qu'elles font d'elles-même en se positionnant comme acteurs politiques potentiels) qui articule le mieux cette dualité, et la relie au risque d'une récupération par l'extrême-droite, est passée du Pas-de-Calais au Midi. Ce qui est aussi intéressant, c'est que les femmes interviewées articulent souvent de manière très forte la continuité entre le combat politique collectif, la classe sociale, et les problèmes et drames de la vie de couple : les séparations, les grossesses ésseulées, la honte d'avoir des parents pauvres. Tandis que les hommes (y compris Ruffin) séparent plus nettement, peut-être par pudeur, l'aspect poltique "idéologique" et la solitude familiale (rabattue par eux sur la solitude sexuelle). Le jeune homme pizzaïolo qui est passé d'Albert à Alençon sur un coup de tête après une rupture, c'est carrément un personnage de Guiraudie qui vit sa vie comme une fiction. D'ailleurs le problème du film est que Ruffin lui-même aimerait ressemble à un personnage de Guiraudie, seul, disponible et en fuite.
On sent paradoxalement que son appartenance politique l'encombre, qu'il recherche des témoins qu'ils l'en libérent presque, il jalouse la base. Du coup le film n'a pas vraiment de position critique, dans un sens ou dans l'autre. Il laisse dans l'image les critiques de certaines personnes (une femme remarque à un moment finement "vous voulez nous faire qu'on veut le départ de Macron et -mais- on ne peut pas vous dire autre chose") mais ne les relève pas, ne rebondit pas dessus, elles sont des signes d'authenticité - du film -. C'est parfois gênant : à un moment un Gilet Jaune critique le réaménagement du bureau de Macron avec un discours que l'on sent de droite, potentiellement même bien à droite, mais construit. Mais à la phrase "Est-ce que la France avait besoin de cela pour être représentée ?" (dans le fond une bonne et emmerdante question adressée à Ruffin comme politicien), mais celui-ci embraye sur une vanne toute faite, qui fait dériver le témoin vers un discours plus truculent, gouailleur et popu ("tapis en poil de cul de belette"), mais beaucoup moins intéressant.
Lors de la scène de la peinture du Gilet Jaunes qui est l'emblème du film (en Bourgogne je crois), il interrompt à nouveau une femme qui avait un discours là encore très intéressant ("dans les yeux du personnage - absent physiquement- il y a la fois l'humilation et la fiérté, une usure et la ressource de la révolte") par sa théorie houellebecquienne de la révolte esthétique contre la laideur de la périphérie qu'il avait pompeusement monologuée plus tôt. On dirait qu'il ne supporte pas l'idée que les Gilets Jaunes aient eux-même conscience de l'ambivalence de leur mouvement, et qu'ils l'expriment eux-mêmes (la peinture est sans doute aussi, comme "totem", un moyen de fédérer autour d'une figure consensuelle et exemplaire des sensibilités m politiques opposées). Du coup il sépare "eux" (la question sociale, la cause) et "lui" (la réponse politique, differée, elle -même la modestie feinte ou sincère d'un effet).
L'enjeu esthétique est alors invoqué par Ruffin de manière contradictoire, tantôt comme ce qui peut donner (de l'extérieur) un lien et une articulation entre des luttes politiques éclatées (dont l'unité ne va pas de soi), tantôt comme le geste individualiste, et même masochiste, par lequel Ruffin réfute par avance le reproche de récupération politique en devenant lui-même un personnage (le moment où il avoue s'être fait plaquer, comme pour égaler la légitimité "pathétique" de certains de ses témoins, avant de jouer une sorte de jeu de séduction le dernière témoin, Marie, qui semble fascinée par lui). Du coup il tord la réalité du mouvement des Gilets Jaunes, censé être unanimement festif et réconciliateur, quand l'esthétique devrait être le seul enjeu autorisé de ressentiment (en des termes quasi-houellebecquiens : la France où l'on souffre est moche par elle-même, et cette laideur est notre devenir). Il s'agît bien d'une forçage et d'un transfert (pas inintéressant d'un point de vue cinématographique, mais peut-être au détriment de la fidelité avec la situation réelle). Cela revient notamment de manière surprenante au début, quand Ruffin s'avoue candidement surpris de l'âpreté du mouvement dans la Somme et de la dureté et de la fermeté des jeunes intérimaires qu'il a interrogés.
En même temps tout cela n'est pas forcément critiquable, le film échappe bien par là à un certain manichéisme, n'est pas récupérateur, il est plus intéressant qu'une fiction de gauche à la Lucas Belvaux. Mais il m'a un peu laissé sur ma faim . Pas grand chose sur la manière dont les gilets jaunes s'organisent, discutent entre eux, les images de Macron à la télé (complètement hors-sol, jetant de l'huile sur le feu) ont paradoxalement la fonction de marquer les transitions politiques entre les différentes phases du mouvement.
_________________ Sur un secrétaire, j'avise deux statuettes de chevaux : minuscules petites têtes sur des corps puissants et ballonés de percherons. Sont-ils africains ? Étrusques ? - Ce sont des fromages. On me les envoie de Calabre.
Jean-Paul Sartre
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