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MessagePosté: 26 Mai 2019, 00:37 
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Voyages et rencontres en France de François Ruffin et son caméraman (plus muet que Sancho Pancha) sur les rond-points tenus par les Gilets Jaunes, lors de la période novembre-mars, de la Somme au Midi

Film sans doute utile, car il fixe et témoigne du mouvement (mais de manière partielle : ce sont les Gilets Jaunes des ronds-points de province, pas ceux des manifestations et des différents "actes" à Paris), mais dont j'ai du mal à comprendre la position politique.



Le plus étonnant est l'extériorité assumée de Ruffin sur le mouvement, extériorité qui, finalement, légitime le film comme geste cinématographique voire esthétique individuel.

La partie la plus intéressante du film est, à mes yeux, celle qui relève du reportage (mais qui est justement ce que Ruffin et Perret entendent en même temps déconstruire ou surmonter). Elle permet de comprendre et de mettre des visages sur la pluralité du mouvement. Celui-ci apparaît dans le Nord de la France plutôt lié à un lumpen-prolétariat en lutte pour sa dignité (agir et se réunir essayer de retourner l'étiquette "lumpen", perçue comme péjorative et honteuse même pour une partie de la gauche, en motif d'appartenance politique positive), tandis que dans le Midi le mouvement apparaît plus féminin, moins urbain mais paradoxalement plus centré sur les classes moyennes (en souffrance économique) et mieux accepté par une partie du monde politique (le maire ardéchois). Ce n'est sans doute pas par hasard si le témoin (qui paraît avoir un discours déjà assez politisé et idéologique, un peu dans le "storytelling", mais qu'importe, ce n'est pas forcément un tort dans ce contexte - il est normal que certaines personnes orientent le récit qu'elles font d'elles-même en se positionnant comme acteurs politiques potentiels) qui articule le mieux cette dualité, et la relie au risque d'une récupération par l'extrême-droite, est passée du Pas-de-Calais au Midi.
Ce qui est aussi intéressant, c'est que les femmes interviewées articulent souvent de manière très forte la continuité entre le combat politique collectif, la classe sociale, et les problèmes et drames de la vie de couple : les séparations, les grossesses ésseulées, la honte d'avoir des parents pauvres. Tandis que les hommes (y compris Ruffin) séparent plus nettement, peut-être par pudeur, l'aspect poltique "idéologique" et la solitude familiale (rabattue par eux sur la solitude sexuelle). Le jeune homme pizzaïolo qui est passé d'Albert à Alençon sur un coup de tête après une rupture, c'est carrément un personnage de Guiraudie qui vit sa vie comme une fiction. D'ailleurs le problème du film est que Ruffin lui-même aimerait ressemble à un personnage de Guiraudie, seul, disponible et en fuite.

On sent paradoxalement que son appartenance politique l'encombre, qu'il recherche des témoins qu'ils l'en libérent presque, il jalouse la base. Du coup le film n'a pas vraiment de position critique, dans un sens ou dans l'autre. Il laisse dans l'image les critiques de certaines personnes (une femme remarque à un moment finement "vous voulez nous faire qu'on veut le départ de Macron et -mais- on ne peut pas vous dire autre chose") mais ne les relève pas, ne rebondit pas dessus, elles sont des signes d'authenticité - du film -. C'est parfois gênant : à un moment un Gilet Jaune critique le réaménagement du bureau de Macron avec un discours que l'on sent de droite, potentiellement même bien à droite, mais construit. Mais à la phrase "Est-ce que la France avait besoin de cela pour être représentée ?" (dans le fond une bonne et emmerdante question adressée à Ruffin comme politicien), mais celui-ci embraye sur une vanne toute faite, qui fait dériver le témoin vers un discours plus truculent, gouailleur et popu ("tapis en poil de cul de belette"), mais beaucoup moins intéressant.

Lors de la scène de la peinture du Gilet Jaunes qui est l'emblème du film (en Bourgogne je crois), il interrompt à nouveau une femme qui avait un discours là encore très intéressant ("dans les yeux du personnage - absent physiquement- il y a la fois l'humilation et la fiérté, une usure et la ressource de la révolte") par sa théorie houellebecquienne de la révolte esthétique contre la laideur de la périphérie qu'il avait pompeusement monologuée plus tôt. On dirait qu'il ne supporte pas l'idée que les Gilets Jaunes aient eux-même conscience de l'ambivalence de leur mouvement, et qu'ils l'expriment eux-mêmes (la peinture est sans doute aussi, comme "totem", un moyen de fédérer autour d'une figure consensuelle et exemplaire des sensibilités m politiques opposées). Du coup il sépare "eux" (la question sociale, la cause) et "lui" (la réponse politique, differée, elle
-même la modestie feinte ou sincère d'un effet).

L'enjeu esthétique est alors invoqué par Ruffin de manière contradictoire, tantôt comme ce qui peut donner (de l'extérieur) un lien et une articulation entre des luttes politiques éclatées (dont l'unité ne va pas de soi), tantôt comme le geste individualiste, et même masochiste, par lequel Ruffin réfute par avance le reproche de récupération politique en devenant lui-même un personnage (le moment où il avoue s'être fait plaquer, comme pour égaler la légitimité "pathétique" de certains de ses témoins, avant de jouer une sorte de jeu de séduction le dernière témoin, Marie, qui semble fascinée par lui). Du coup il tord la réalité du mouvement des Gilets Jaunes, censé être unanimement festif et réconciliateur, quand l'esthétique devrait être le seul enjeu autorisé de ressentiment (en des termes quasi-houellebecquiens : la France où l'on souffre est moche par elle-même, et cette laideur est notre devenir). Il s'agît bien d'une forçage et d'un transfert (pas inintéressant d'un point de vue cinématographique, mais peut-être au détriment de la fidelité avec la situation réelle). Cela revient notamment de manière surprenante au début, quand Ruffin s'avoue candidement surpris de l'âpreté du mouvement dans la Somme et de la dureté et de la fermeté des jeunes intérimaires qu'il a interrogés.

En même temps tout cela n'est pas forcément critiquable, le film échappe bien par là à un certain manichéisme, n'est pas récupérateur, il est plus intéressant qu'une fiction de gauche à la Lucas Belvaux. Mais il m'a un peu laissé sur ma faim . Pas grand chose sur la manière dont les gilets jaunes s'organisent, discutent entre eux, les images de Macron à la télé (complètement hors-sol, jetant de l'huile sur le feu) ont paradoxalement la fonction de marquer les transitions politiques entre les différentes phases du mouvement.

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MessagePosté: 26 Mai 2019, 18:30 
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Pour moi il y a 2 écueils majeurs. Le premier c'est que le film va parfois à l'encontre du mouvement, non pas qu'il aurait du ne filmer ou ne retenir au montage que ce qui aurait le mieux était dans son sens, mais il y a néanmoins un certain nombre d'intervenants qui ont un discours soit peu intéressant (ce mec dans je ne sais plus quel village du sud il me semble, qui nous explique qu'ici il y avait un boucher, là une école d'où sortait les enfants à telle heure etc... bah oui la société a évolué, les villages proche des zones urbaines se sont vidés de leur commerce, j'ai bien compris qu'il souhaiterait que cela redevienne comme avant, ce qui me semble surtout une marque du traditionalisme à la française, mais je ne vois pas en quoi ça fait avancer le schmilblick), soit pire finisse par devenir antipathique (cette femme qui nous explique avoir quitté son boulot dans le Nord pour venir retrouver un mec qui lui avait tapé dans l’œil, 2 gosses chacun, qui en font un 5ème alors qu'ils sont déjà bien dans la mouise, ce à quoi on ajoute l'horreur de la situation de sa propre mère qui semble avoir vécu toute sa vie dans une précarité ultime mais qui a eut un nombre d'enfant incalculable, je n'avais plus qu'une idée qui me trottait dans la tête, Pourquoi est-ce que tu continues à faire des gosses alors que tu as tant de problèmes???).

L'autre soucis, que certains avaient évoqués lors du précédent film (et que je ne partageais pas), c'est la place de Ruffin. Qu'il endosse le costume de Robin des Bois dans Merci patron ne me gène pas, car il était à sa place, celle du rédacteur en chef de Fakir qui s'en prend au puissant. Par contre depuis sa situation a changé, et en étant député le fait de se mettre ainsi au premier plan, bien que je ne le pense pas vouloir faire de la récupération électoraliste et que je ne doute pas de la sincérité de sa démarche, il sera extrêmement facile de lui tomber dessus et de lui reprocher une potentielle manœuvre politicienne. C'est maladroit, et affaibli forcément la portée du film. Je pense qu'ici il aurait fortement gagné à ne jamais apparaître à l'écran.

Au final j'ai plutôt le même avis que toi, j'ai trouvé le film extrêmement limité, mais à posteriori je ne pense pas qu'un film qui se contente de donner la parole aux Gilets Jaunes "du terrain" puisse aller plus loin.


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MessagePosté: 26 Mai 2019, 19:32 
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Ton couplet sur l'évolution de la société et la désertion des villes de province est quand même d'un rare cynisme... le reste est à l'avenant dans la condescendance.


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MessagePosté: 26 Mai 2019, 19:34 
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Je trouve ces deux témoins plutôt intéressants, en fait ils donnent de l'eau au moulin au discours "réactionnaire-houellebecquien" de Ruffin en l'exprimant mieux que lui. Je ne pense pas que l'on puisse accabler la femme (qui m'a un peu agacée aussi, parce qu'elle semblait un peu trop briefée par Ruffin, et enfonçait son mari devant la caméra de manière exhibitionniste ... quelque part on rejoint aussi #metoo avec elle) avec des arguments malthusiens (surtout avec 3 enfants, pas exhorbitant, mais de deux pères différents). C'est un fait que la famille traditionnelle a explosé, alors qu'elle représente aussi un filet de sécurité sociale et de solidarité, important quand les infrastructures publiques sont déficientes et attaquées (les grands-parents sont d'ailleurs plus mentionné que les parents comme ource de secours par les témoins en galère).

D'un certain côté faire des enfants peut apparaître comme un réflexe de protection sociale et constituer "cyniquement" une assurance-retraite quand on est précarisé (on sait que l'âge de la maternité recule avec la qualification professionnelle, et faire des enfants est aussi une manière d'affirmation personnelle dans le déclasseme,t). D'un autre côté, le temoin qui parle de son village parle moins du changement de style de vie que de la disparition de débouchés économiques locaux, et d'une dépendance accrue des villages par rapport aux métropoles (les gens doivent aller à Montpellier pour se nourrir)
A la limite le concept de "défiguration" du paysage de Ruffin recoupe ce prisme malthusien de manière oblique et indirecte, sans le dire franchement, alors que les témoins osent l'aborder de front et s'exposer au reproche.

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MessagePosté: 26 Mai 2019, 20:05 
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J'ai entendu plein de fois cet argument pour décrédibiliser certains gilets jaunes : des smicards incapables de gérer leur argent, adeptes des crédits à la consommation ou qui ont l'impudence d'acheter des iPhones (arguments qu'on utilise aussi à raison contre les écolos ou les gauchistes de salon), et même de faire des enfants alors qu'ils n'ont pas les moyens ! (Comme Gontrand le rappelle, les enfants constituent une forme de sécurité - sous la forme d'allocations - ou d'espoir pour les familles pauvres). Des arguments vrais mais d'un cynisme absolu.


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MessagePosté: 26 Mai 2019, 20:13 
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Même pas sous forme d'allocations, je pensais plutôt au fait de maintenir un filet de lien social en cas de maladie ou de perte d'emplois.

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MessagePosté: 26 Mai 2019, 20:20 
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Oui, j'ajoutais cet aspect plus trivial qui a des conséquences plus ou moins désastreuses comme en Guyane où paraît-il on parle de bébé caf, et les filles mères sont moins rares qu'ailleurs.


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MessagePosté: 26 Mai 2019, 20:31 
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Oui enfin Mayotte ou la Guyane ce sont des cas-limites, très différents de ce qu'on vit en Métropole (et oubliés politiquement aussi par les partis français)

Sinon pas vu Merci Patron !.
Remarqué quand-même que Ruffin a plus tendance à laisser la parole au maire qui dit "Salut, je ne t'attendais pas mais je te suis depuis longtemps sur Internet" qu'à la personne qui le persifle, même gentiment, sur un rond-point. Impression que le film avait quand-même une dimension électorale personnelle (avec le côté tour de France). Il parle par ailleurs assez peu (voire pas du tout) de LFI comme parti.

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