Bon, la reconstitution d'époque est lamentablement foirée (Spielberg, dans "the Bridge of Spies", était bien meilleur, sachant où il mentait, et où il transposait pour ressusciter). C'est Salvatore Giulianio filmé par Luc Besson. Pour montrer que l'on est en Italie dans les années 1970, dans le cas où les spectateurs l'ignoreraient, ou serait composés d'adolescents ne sachant pas qu'il y a eu un jour des années 1970, avec des téléphones filiaires, une crise du pétrole, Scott place une dizaine d'Alfa Giulietta coupé blanches au second plan qui roulent au pas derrière l'acteur (dans un travelling qui copie celui de Roma de Fellini, mais avec une grue deux fois plus ample dans le déplacement vertical), une 2 CV bouffe les 3/4 du premier plan, 5 putes romaines apparaissent, entourent l'acteur comme l'équipe de France Didier Deschamps avant la prolongation face au Portugal, putes à côté desquelles Amarcord est une incitation à l'anorexie ainsi qu'une pub Nivea anti-rides. Le travelling sur les Jeeps de la Police explique bien qu'il s'agît d'une FIAT. L'emblème, pourtant en couleur carrosserie "blinke" : "Regarde-moi ! Je joue mon propre rôle moi, pas comme ces vieilleries peu sûres et interchangeables d'acteurs..." Les accessoires répètent ainsi l'adage du vieux Getty : contrairement aux hommes, les choses ne mentent pas, or l'argent est une chose aussi. La culture aussi finalement.
Les terroristes se planquent dans une masure en ruine, mais on entend la radio qui passe Toto Cutogno à fond dans toutes les pièces, dans une lumière de pub de pattes Barilla des années 90. Par contre les affiches murales en rue actuelles pour les hôtels romains sont laissées dans le champ, de même que les néons tamisés de la librairie du musée du Colisée . L'Italie représente de toute évidence un pays du tiers-monde aux yeux de Scott, dans lequel le mobilier urbain est plus vintage maintenant qu'il y a 45 ans. Une locomotive à vapeur arrive dans le désert d'Arabie, la fumée noire (noire façon Pierre Soulages) bouffe la moitié supérieure du cadre, c'est l'étoile noire coincée dans le tunnel du Simplon. Pour tenter de faire croire que Romain Duris est un Italien du Sud, il disparaît dans le plan et du film en maugréant entre les dents "Stronza !" et traversant du linge tendu sur des cordes dans la rue (en pleine nuit humide et au raz du sol) avec un couteau d'assassin qu'il n'a pas utilisé. Cela a un charme 1910, peut-être volontaire. Les derniers films renouent avec les procédés des débuts.
La lecture politique de la situation est aux fraises et/ou malhonnête. Méchants "communistes" (qui nient l'argent, mais pas le marché, et sont le symétrique de Getty Sr) alliés aux mafieux, mais terroriste maoïste barbus sympa qui tuyautent bénévolement l'agent de la CIA. Ce sont aussi des spéculateurs, vu leur rapport à la rançon, mais des spéculateurs déçus et ruinés, c'est presque une délégation de petit porteurs d'une banque en faillite qui veut aller au tribunal, se faire entendre poliment du liquidateur - le flic américain-ce que le film montre sans la moindre ironie. Au vu des rapports historiques "réels" entre le PCI est la gauche maoïste (qui ont précisément coûté la vie à Aldo Moro, cible collatérale du conflit fratricide), et la lutte meurtrière entre les mafieux du Mezzogiornio et de Sicile et les communistes agrarien, il y a de quoi s'étrangler. Le plus beau dans le film est bien sûr le faux, et l'accident involontaire dans sa fabrication, comme la course-poursuite au ralenti à la fin, entre mafieux et flics, à la limite du slapstick, qui n'arrive pas à rattraper le lyrisme morbide Cendres et Diamant de Wajda, mais fait penser à du Harold Lloyd. La forêt où les voitures penètrent mieux que les regards des hommes, comme si la pollution (par une marchandise depuis morte) en préservait la virginité pour la mémoire...
L'interprétation de Michelle Williams (qui a un côté un peu Ingrid Bergman chez Hitchcock dans le film, mais Wahlberg est gentil sans être Cary Grant) ainsi que celle du jeune Charlie Plummer qui joue son fils sont excellentes, la tension psychologique et le désespoir pudique (moins liés à la prise d'otage qu'au fait qu'ils ne sont pas reconnus pour ce qu'ils sont, des gens de la classe moyenne, en exil en Italie -l'appartement familial est le seul lieu crédible du film, rejetés par leur famille, à la fois en dehors du capitalisme du grand-père et de virage hippie spectaculaire du père, deux existences qui se répondent) qu'ils installent permettent de tenir le film. L'effort de leur personnage pour amadouer, et en même temps remettre à sa place le vieil homme, indiquer que la décence est peut-être plus tragique que l'emphase, se confondent avec leur propre position par rapport à la mise en scène de Scott. Les acteurs semblent dire, un peu contre le film: la décence est un travail, donc une dépense, que l'époque n'avait pas comprise, dont l'inflation donc n'a pas été compensée par un intérêt : elle ne pouvait être investie nulle part, et ne s'échanger que contre le visible. Il faut reconnaître que c'est une belle histoire, mais elle tient en une phrase et n'a pas de morale.
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