Coup de coeur du moment, fait son entrée dans mon top 10, qui n'avait pas bougé depuis un bail... 5,5/6
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Melé est chanteuse dans un bar, son mari Chaka est sans travail, leur couple se déchire... Dans la cour de la maison qu'ils partagent avec d'autres familles, un tribunal a été installé. Des représentants de la société civile africaine ont engagé une procédure judiciaire contre la Banque mondiale et le FMI qu'ils jugent responsables du drame qui secoue l'Afrique. Entre plaidoiries et témoignages, la vie continue dans la cour. Chaka semble indifférent à cette volonté inédite de l'Afrique de réclamer ses droits...
INSTANTS D'AUDIENCE
Il y avait fort à craindre: film à charge, le Sud faisant le procès du Nord, témoignages accablants… Didactisme et misérabilisme guettaient, virus fatals, Bamako dans l'ombre. Ce n'est pas la moindre des élégances d'Abderrahmane Sissako que de leur tordre le cou. La prouesse à laquelle on assiste ici est double: réinvention intégrale du genre du film de procès, d'une part, et réaffirmation de la dialectique comme arme, d'autre part. L'image et le son, en somme: du cinéma. On pourrait être tenté de retracer la genèse du film, sa cour improvisée, ses intentions documentaires, ses plaidoiries "réellement" plaidées. Bamako, pourtant — qui faillit s'appeler La Cour avant de se résoudre, et la décision fut juste, à élargir le point de vue à un ensemble excédant l'enceinte du tribunal — dépasse ces intentions véristes et se pose en fiction. Conscient de l'utopie même de son point de départ (dans une cour à ciel ouvert, un tribunal de fortune s'installe le temps du procès de la dette africaine, du FMI et de la Banque Mondiale) Sissako louvoie avec bonheur entre la fable et le réel, le conte grotesque et le drame politique. Et se saisit pour ce faire des armes affûtées de la mise en scène.
Si l'on conteste l'option documentaire affichée, c'est bien parce que tout indique la direction, l'installation, l'intention et l'invention de mise en scène. Sissako a beau insister sur son dispositif (quatre caméras pointées sur les débats, improvisés en continu) et son dévoilement (dès les premiers plans de tribunal, caméras et preneurs de son apparaissent à l'image), censément véristes et non-interventionnistes, la mise en scène rapplique au galop ; et c'est tant mieux. Contre les schémas narratifs classiques, Bamako se dispense d'événement déclencheur — ou plutôt, survient après celui-ci. Le mal est fait depuis longtemps. Il est établi, pérenne. Aucune course contre la montre n'est donc engagée: Bamako prend son temps, se règle sur un rythme posé et attentif, calant son montage sur le tempo et l'intelligence des mots.
Le découpage, dès lors, est au service du discours — à l'image, le télescopage des sorties est intéressant à noter, de celui de Ces rencontres avec eux, dernier et sans doute ultime straubfilm — mais également — et la distinction entre Straub&Huillet et Sissako se fait là — de sa réception.
De la réception: voyez cet homme s'adressant dans sa langue natale à une cour francophone. Ses premières phrases passent par le filtre de l'interprète. Le discours est haché, laborieux, et rend compte des difficultés d'entente dans un multilinguisme hérité des colonies.
De l'énonciation: voyez alors le plan suivant. Le même homme parle désormais face caméra, plein cadre. Son discours est donné intégralement, sans autre relais que les sous-titres. Deux temps, deux niveaux de lecture: la nécessité d'un interprète est entendue, mais l'intégrité du discours respectée. La démonstration se suffit à elle-même: il s'agit bien là de choix de mise en scène.
On pourrait multiplier les exemples (la plaidoirie finale de maître Rappaport en est un beau, la caméra dévoilant pour la première fois l'instabilité de la barre, à laquelle l'avocat s'accroche, avant de tanguer périlleusement) mais ce serait négliger l'autre versant de Bamako: ses scènes hors tribunal. Qui craignait l'étouffement du huis-clos sera sauvé par le montage, signé Nadia Ben Rachid et Christophe Winding, dont les envies d'évasion rythment les échanges et autorisent l'ellipse. Retransmis dans les rues via des haut-parleurs, l'écho du procès se répand en effet alentour et ouvre plusieurs intrigues secondaires récréatives (un western bouffon, starring Danny Glover et Elia Suleiman!) ou dramatiques (un malade souffre en silence dans une chambre sombre), mais jamais platement illustratives. Sissako découpe ainsi plusieurs espaces de fiction, entre les rues, entre les murs, entre les draps teints et mis à sécher sur des fils dans la cour… En cette multitude de cases, le monde continue de tourner, de rire, de souffrir, anecdotique ou grave. L'Afrique ne s'y lamente pas: elle hurle sa colère, la chante, la pleure sourire aux lèvres, "plus optimiste que l'enfer". Avant tout, elle se dévoile: les désastres sociaux et culturels de sa paupérisation, certes, mais aussi sa rage de combattre et de se relever. Sa grande beauté, enfin, à laquelle la bande originale, splendide, ainsi que l'incroyable photo de Jacques Besse, colorée et limpide, rendent sans cesse justice. La leçon de cinéma est implacable. La démonstration politique ne l'est pas moins.