Parce que je suis en vacances et parce que j’ai du temps, voici donc ma réponse à TiQ (et à qui douterait), sous forme de petite analyse d’un film du corpus Disney – et pas le plus simple, puisqu’il s’agit de Fantasia.
Je préviens tout de suite : mon but est pas d’aller chercher à la tractopelle un "message caché" enfoui au fin fond du film, un truc en contrebande qu’il y aurait à saisir sous un produit d’usine tout plat. Je vais simplement essayer de poser en mots ce que je ressens en tant que spectateur à la vision, et de donner à voir, puisque c’était la raison de notre prise de tête, la présence d’une narration interne. L’idée est de montrer que ce film a un sens et une pertinence (un "contenu" s’il faut absolument employer ce mot) qui font de lui autre chose qu’une série d’expérimentations graphiques aléatoires.
A chacun après d’y voir une lecture justifiée ou de la branlette stérile ; mais je tiens quand même à signaler que je lance pas une bouteille à la mer en jouant à quitte ou double : je pense vraiment, réellement, que le film parle de ce qui suit...
Quelques mots sur le contexte
L'Histoire du ciné a pas à valider quoique ce soit quand on analyse un film (le résultat échappant toujours d’une façon ou d’une autre aux créateurs), mais elle peut par contre conforter et dissiper les doutes face à certaines théories fragiles. C’est en hide : si les précisions historiques vous semblent hors-sujet, autant sauter ce passage, mais voici en tout cas deux choses, à l’époque, qui me semblent importantes pour Fantasia :
1)Fantasia sort en 1940. Le studio clôt alors une décennie marquée par deux mouvements d’ensemble :
- L’instauration par Don Graham, depuis 1932 et au cours des années qui suivent, de normes visuelles pour tous les animateurs. Soit un complexe système de rapports entre mouvements, formes, couleurs, forces et tensions, espace et profondeur : c’est ce qui fondera le "style" Disney. - Le passage au long métrage, par un premier groupe de cinq films sur une courte période intense : Blanche-Neige et les sept nains (1937), Pinnochio (1940), Fantasia (1940), Dumbo (1941) et Bambi (1942).
Ces deux dynamiques travaillent à la même chose : une sortie du cartoon pour aboutir à une forme "réaliste". Par réalisme il ne faut pas comprendre "photo-réalisme" mais "sensation de réalité", le but étant de rendre tangible et naturel le fantastique le plus absurde (comme le résumait un historien, « la tâche de Graham consista à enseigner aux animateurs comment créer une grenouille qui avance, saute, ou franchit un obstacle, mais aussi chante et danse à l’occasion »). Le but obsessionnel de Disney est alors d’être considéré comme l’égal d’un réalisateur en prise de vues réelles, et de sortir le dessin animé des cases et clichés qui l’enferment – le fait qu’il ne puisse être qu’une bouffonnerie divertissante, par exemple. Sur ce plan, Blanche-Neige est évidemment le pari le plus dangereux, mais c’est Bambi qui finalement consacrera discrètement l’exploit, les studios y menant leur cinéma à un état de maîtrise et de réalisme achevés.
La création de Fantasia débute en 1937, par le court de L’apprenti sorcier d’abord conçu seul, dans le but d’anoblir de manière spectaculaire une icône justement liée au cartoon (d’abord Simplet, puis très vite Mickey). En cette fin de décennie, dans le bourdonnement des cours de Graham et des ambitions de Disney (qui, avec Stokowski, pense dur comme fer avoir trouvé via Fantasia une nouvelle forme d’expression artistique), les studios se voient comme un véritable atelier de la Renaissance : la question de la création artistique y est alors pour le moins lyrique…
2)Si Disney veut égaler les films en prise de vues réelles, c’est aussi parce que sa cinéphilie y est logiquement ancrée (l’animation restant encore une forme rare) : les influences picturales sont certes écrasantes (notamment après le voyage européen de l’été 1935), l’influence de l’animation existe (ne serait-ce que par Fishinger sur ce film-ci), mais les influences cinématographiques en prise de vue réelle sont tout de même les plus imposantes. C’est Disney qui, dès qu’il le peut, amène ses réals et animateurs en séances spéciales pour étudier les films européens importés ; c’est aussi lui qui insiste pour impliquer le découpage dans la force de frappe des séquences (on en a de multiples traces, dans les discussions autour de certaines scènes de Blanche-Neige par exemple, mais aussi plus simplement en listant les références évidentes parcourant les films).
Tout au long de leur filmo, et malgré leur longueur d’avance sur le plan purement technique, les studios auront toujours une ou deux décennies de retard formel. Cela se comprend facilement une fois Disney décédé, le style des studios hésitant sur les manières d’évoluer, dans la peur de trahir le canon esthétique que le patron a fondé, mais l’affaire est plus curieuse de son vivant. Les faits sont pourtant là : Blanche-Neige (1937), si l’on excepte quelques emprunts aux films d’horreur plus contemporains, est un mélange de mélodrame muet des années 15-20, d’expressionnisme allemand des années 20, et de gothique américain de la même période ; Dumbo (1941) reprend des tics de l’avant-garde russe vieille de 15 ans ; et Cendrillon (1950) héritera de l’épure du style Hays des années 30, ainsi que de l’influence écrasante de deux films baroques de 1940-1941 (Rebecca d’Hithcock et Citizen Kane de Welles).
Fantasia, pour sa part, s’il est sûrement le film Disney écopant de l’influence expressionniste la plus marquée (Faust, Le Golem…), est aussi très visiblement marqué par la fin du muet au tournant des années 30, cette période hollywoodienne "cosmique" qui vise le film-total embrassant le monde et la vie dans leur entier, en impliquant souvent le cycle naturel ou les éléments (manie qui frappe d’ailleurs aussi de l’autre côté de l’Atlantique) : L’aurore et Tabou de Murnau, mais aussi Le vent de Sjöström ou La Terre de Dojvenko (on rajoute souvent volontiers à cette mouvance La foule ou Les ailes, que je n’ai cependant pas vu). Le plan final de Fantasia est d’ailleurs identique à celui de L’aurore… Voilà l’énergie dans laquelle le film baigne
Ces deux points concrets aideront peut-être à soutenir la vision que j’ai du film. Et maintenant, allons-y !
Mon idée est que Fantasia est un film sur la Création. Au sens de "création divine" - même si c’est tout l’enjeu du film de la confondre avec la création artistique. De sa genèse à son apocalypse, le film va en raconter le voyage.
I - La grotte et le rituel
La place que Fantasia concède aux intermèdes est fondamentale. Si l’on peut comprendre sans mal la présence de Deems Taylor, qui présente concrètement les morceaux comme il le faisait à la radio de l’époque, il est plus étonnant de voir l’effort de mise en scène qui entoure l’orchestre.
Deux choses caractérisent cet orchestre : l’obscurité, et le bain constant de sons aléatoires des instruments qui s’accordent. Au-delà du noir et du chaos sonore, de nombreuses idées visent à mythifier les musiciens : les confondre avec leurs ombres, les réduire à leur silhouette, en appuyer l’aspect cérémoniel (les arrivées, l’installation…), ne jamais les entendre parler (alors que l’on nous montre souvent leurs échanges), leur donner des pouvoir "magiques" (chaque note produite, même dans le bazar des instruments qu’on accorde, crée immédiatement une lumière)... A quoi mène l’installation minutieuse d’un tel cadre mythologique, d’une vision sacrée de leur travail ? Ne vont-ils pas simplement jouer ?
Tout en gardant constamment un lien avec l’imagerie du concert (sa pénombre, sa préparation…), Disney entretient donc le sentiment que quelque chose de plus important se joue dans ces séquences : l’utilisation d’un décor utérin d’où les sons et images nous parviennent dans le noir et encore flous n’est pas hasardeuse. Tous ces musiciens vont faire plus que jouer : ils vont donner naissance aux images.
Au centre de ce processus se trouve le chef-d’orchestre, soumis à un dispositif visuel drastique : dans un ensemble mythifié, il occupe pour sa part un rôle aux accents quasi-divins. Il est tout d’abord à part de l’orchestre, semblant par un curieux effet de découpage lui tourner le dos, dans un espace aux propriétés indépendantes (c’est le seul pouvant interagir avec un personnage animé, par exemple ; il n’est pas toujours raccord dans les fonds colorés non plus) : jamais on ne le verra dans le même plan que les musiciens, et à aucun moment le film ne créera un lien direct entre lui et eux. Il est aussi isolé par le ton : qu’ils évoquent le chœur grec, les sous-dieux d’Olympe ou autant d’archanges, les musiciens ont quoiqu’il arrive une vie propre et facétieuse. Ils improvisent du jazz en l’absence du chef, ils font tomber leurs instruments, les violonistes jouent les mélomanes pour faire mine de séduire les harpistes à leur arrivée – quant à Taylor, émissaire et unique voix, il n’a d’autorité que sur ce groupe. Le chef d’orchestre solennel duquel ils sont au service évolue dans une dimension supérieure : c’est une figure opaque (on ne voit pas ou peu son visage) dont les mouvements, faute d’être directement associés aux silhouettes, semblent faire apparaître ombres, lumière et sons à l’écran : ainsi, certains passages ont vite fait de faire de cette figure un démiurge créant bruits et nuances d’un simple geste, à partir de rien, jusqu’à pouvoir inonder l’écran de couleur (vidéo 1)…
. 1) La figure du démiurge (au cours de la Toccata) - 2) Transition entre Tocatta et fugue : retour au chef avant de passer à l'abstrait.
D’autres éléments précisent le rôle de ce chef d’orchestre… Par exemple, dans son introduction, Deems Taylor annonce que nous allons subir un glissement nous faisant progressivement passer des vue de l’orchestre aux images abstraites : en fait, ce n’est pas exactement le cas. Certes, ce glissement existe, mais il est circonscrit à la première partie du morceau (la Toccata). Ce n’est qu’au commencement de la deuxième partie (la Fugue) que l’animation commence à se répandre à l’écran : juste avant, il aura fallu en repasser une dernière fois par la figure chef-d’orchestre, pourtant depuis longtemps absent à l’image, brisant ainsi cette progression annoncée vers l’abstrait. Que vient refaire le personnage ici ? Il semble réapparaître comme pour mener l’opération à son terme, et refermer la parenthèse (vidéo 2).
C’est un effet important qui, parmi d’autres, tend à donner à la musique des accents de rituel, de cérémonial obligatoire à exécuter, bien et jusqu’au bout, pour donner naissance aux images – et non un simple glissement. Ainsi, plusieurs fois durant la Toccata, lorsque la musique atteint des stades d’extase, la couleur envahit et phagocyte l’écran, comme si l’animation essayait de poindre de plus en plus fort (comme dans la vidéo 1), sans jamais pourtant réussir à faire basculer le film dans son régime d'image (on en revient à chaque fois aux ombres filmées). Une fois le rituel accompli dans les formes, une fois le sortilège lancé, une fois que la musique a atteint sa pleine puissance, ce basculement peut enfin avoir lieu et l’animation apparaître : le film est "né".
Cette mise en scène complexe confère ainsi une aura divine à l’apparition des images : non seulement leur avènement ne semble pas "donné" (il faut en passer par tout un cérémonial), mais leur création semble de plus uniquement due à l’orchestre et à son chef-démiurge. Fantasia ne donne ainsi jamais le sentiment d’une superposition (l’impression que les animateurs feraient des variations par-dessus la musique) : l’image semblera toujours apparaître du néant, directement issue des circonvolutions de la musique (tout le passage de la Fugue, qui fait poindre des formes de plus en plus définies de la musique, achève ce travail patient). Je vais maintenant essayer de montrer comment…
II - Faire naître la vie du noir
On ne le remarque pas vraiment à la vision, mais Fantasia est clairement découpé en deux parties, par l’insert d’un entracte d’abord, mais surtout par la nature très différente des segments posés de part et d’autre de cette césure. On peut ainsi trouver des récurrences aux segments de la première partie : à dominante nocturne, chacun des passages y décrit l’émergence d’une forme graphique et d’une forme de vie, naissant du noir pour y replonger.
On a vu le fonctionnement du premier segment, qui à force d’insistance faisait émerger de l’orchestre sombre des formes abstraites et indépendantes. Cette façon de mettre en scène chaque segment comme une "poussée" d'images se libérant de la musique, pour aller chaque fois un peu plus loin dans la figuration, est le moteur narratif de cette première moitié du film.
On peut d’abord noter une évolution globale, pas étrangère à une logique de Genèse. Les formes abstraites (segment Bach) laissent place aux végétaux (segment Tchaikovski), puis enfin aux animaux (segments Dukas et Stravinski)… L’évolution interne de chaque segment est cependant beaucoup plus précise : il n’est pas difficile, par exemple, de voir que le segment Tchaikovski s’articule très précisément sur ce schéma, si l’on aligne ses danses dans l’ordre.
Toujours cette logique de poussée : faire poindre de la nuit le végétal, lui donner vie, atteindre l’animal… pour replonger en sens inverse jusqu’à s’éteindre à nouveau dans la nuit. Les autres segments de la première partie fonctionnent de manière équivalente : on finit par faire poindre certaines formes quasi-figuratives (arcades de cathédrales) de l’abstraction du segment Bach ; on donne vie aux balais avant d’y mettre un terme dans le segment Dukas ; on suit l’évolution jusqu’aux dinosaures avant de les achever en une lente agonie dans le segment Stravinski. Mais ce qui obsède visiblement Disney, c’est surtout l’étape de la création. La façon dont, à chaque fois, l’animation nous donne à voir une forme émerger du néant. Voici les trois ouvertures des segments de la première partie :
. . Ouverture du segment Tchaikovski - Ouverture du segment Dukas - Ouverture du segment Stravinski
Au-delà d’une façon récurrente d’extraire le spectateur de sa torpeur (de commencer dans la nuit et le mystère, comme un rêve naissant au plus profond du sommeil), ces ouvertures sont occupées à illustrer la fait de "donner vie". Les fées du matin réveillent de la nuit un amas de plantes comme éteintes, simples formes figées dans leur ombre chinoise tant qu’elles n’ont pas reçu la bénédiction de l’animation. Le segment de Dukas s’ouvre sur le spectacle d’une création magique ambigüe (purement esthétique ? vivante ?), observée dans la crainte et la fascination par le disciple : là encore, on extrait du rien et des vapeurs colorées, puis d’une forme abstraite, la figure magnifiée d’un animal. Le segment Stravinski enfin, en reprenant les mêmes tics, achève le mouvement : en faisant encore une fois doucement émerger du noir forme et couleurs quasi-abstraites, il parvient à confondre la création artistique du film et celle du monde tout entier – galaxies, formation des planètes, et même vie !
C’est dans ce dernier segment, celui de Stravinski, que la fascination pour l’idée de création arrive à son comble. Tout comme la magie du maître de Mickey, que celui-ci observe dans la crainte, elle y devient un phénomène presque terrifiant, processus à l’œuvre entraperçu par bribes entre les nuées de vases, faisant de l’évolution une scène emplie de malaise. C’est la naissance de la vie sur Terre, l’une des plus belles scènes de Fantasia :
Extrait du Segment Stravinski
"Ce qui s’anime et prend forme à partir de rien" : cette fascination va forcément, à un moment, dériver vers le processus même de fabrication d’un dessin animé. L’apprenti sorcier s’ouvre sur cette confusion : faisant disparaître le chef d’orchestre juste avant le début du morceau pour transposer ses gestes sur ceux du magicien, le film lance sur les rails une longue mise en abime…
On lit souvent que L’apprenti sorcier contient l’ensemble de Fantasia dans ses 9 minutes. C’est déjà vrai historiquement (c’est de ce court qu’a découlé la conception de l’ensemble du film), mais cela va plus loin. Aboutissement de toute une évolution graphique (formes abstraites > végétaux > animaux), le Mickey de ce segment va à son tour se mettre à donner la vie : à lui de manier le geste créatif, avec la même insistance à vouloir faire poindre le vivant de l’inanimé. Deux passages, en particulier, viennent brouiller les lignes : la concordance troublante avec le travail d’animateur, déjà (comme un décomposé de l’animation - ombres de mains marionnettistes, imitation anthropomorphique du mouvement…), et la façon dont Mickey récupère à son tour les gestes du chef d’orchestre, jusqu’à hériter de son piédestal :
. Mickey animateur / Mickey chef d’orchestre (segment Dukas)
Tout se mêle dans ce dernier passage : l’exposé virtuose de l’animation, le produit de l’animation qui se prend pour Dieu (contrôlant mers et étoiles), l’image du chef d’orchestre qui allumait plus tôt les sons et lumières ayant eux-mêmes donné naissance au segment… Cette façon de créer des résonances entre toutes les strates du films n’est pas un coup unique : en début de deuxième partie, Deems Taylor "remake" l’ouverture du film en faisant à nouveau naître des images abstraites d’une série sons. Mais ce sera cette fois-ci via la figuration de la bande-sonore (qui s’extrait de son emplacement, au bord de la pellicule) : par l’intermédiaire de l’exposé technique, les studios Disney s’approprient le geste créatif initial.
Dieu, le chef-d’orchestre, les artistes à l’origine du film… tout tend à se confondre dans le spectacle de la création. Geste divin et geste artistique se retrouvent entremêlés. Mais c’est aussi par ce mariage que le film va entamer sa révolution : L’apprenti sorcier résume bien son film jusqu’au bout, et tout comme Mickey va perdre le contrôle de ses balais et subir un déluge, cette maestra générale va dégénérer...
III - L’avènement d’un nouveau règne
Que va devenir ce monde ainsi créé ?
La seconde partie de Fantasia, bien moins mythifiée (comme on l’a dit, elle s’ouvre pas la démonstration technique du fonctionnement de la bande-sonore), consiste en deux longs segments précédant l’arrivée du final : le segment Beethoven, et le segment Ponchielli. Tous deux sont placés sous le signe de la Grèce antique (l’architecture du premier perdurant dans les décors du second). Tous deux semblent d’abord stagner.
Car il n’y a plus d’évolution, plus de formations émergeant du noir, plus de naissance progressive : si la première partie montrait l’acte de Création à l’œuvre, la seconde observe la Création vivre. Un jeu de cycle persiste (climat, heures de la journée), mais il est remarquable de voir à quel point ces passages sont dédramatisés, non narratifs : ils ne sont plus que pur plaisir du mariage image/son, fuites et course-poursuites, simple délectation du mouvement (le segment Ponchielli est d’ailleurs littéralement un ballet). Les jeux complexes de lumières et d’effets ont laissé place au spectacle de l’animation seule.
Souvent moins aimé des enfants qui s’y ennuient, comme des adultes rebutés par le kitsch coloré de la séquence (la toute première, en fait, à s’extraire totalement des jeux de clair-obscur), le segment Beethoven est une stase, un état continu de jouissance replié sur lui-même dans un présent cyclique perpétuel : dans l’Olympe recréé pour l’occasion, tout se mêle et se confond. Animaux, enfants, adultes, midinettes, hybrides, dieux, liquides (pluies, lacs, vin) : tout se vaut dans un fantasme d’enfance totale où tout se fond, communique, se mélange, sans morale ni âge, sans futur ni passé, dans l’extase tranquille de la fusion continue entre image et son. C’est, comme le nom du morceau l’indique, une pastorale : ce qu’étaient exactement les premières Silly Symphonies, avant l’arrivée de courts plus symboliques.
Le grand mélange festif du segment Beethoven (extraits)
En même temps qu’un aboutissement, une sorte d’apogée immobile (il ne s’y passe absolument rien), ce segment est dans le mouvement narratif du film un sommet : c’est le passage le plus figuratif de tous. A partir de lui, tout s’épuise… Cette fatigue se fait ressentir progressivement, à force de démesure et d’exagération : le vin lâché dans la plaine inonde l’Olympe comme un déluge, laissant au décor d’après-orage l’aspect de restes d’orgie. Le segment Ponchielli, dont les danseurs (carnivores) s’impatientent de goûter aux danseuses, s’accélère sur sa fin jusqu’à tout envoyer valser, à tout mélanger et à tout casser : les deux portes sages et antiques ayant ouvert le tableau s’écroulent d’épuisement dans le fracas final.
. L’épuisement d’un mouvement que rien n’arrête et ne lasse (segment Beethoven / segment Ponchielli).
L’ombre des Silly Symphonies (dans la narration, le rythme) réveille également une déviance de la forme : petit à petit, l’aspect visuel dégénère. On en a parlé plus haut, le cartoon à l’époque est une forme peu à peu honnie par les studios : barrière à la possibilité d’ériger de "vrais" films, elle va progressivement dans les longs-métrages s’enfermer et se cantonner aux personnages bouffons purement comiques ou aux méchantes. Cette tendance se voit ici étendue à toute al deuxième partie : le film est non seulement mené par une progression vers le cartoon et le bouffon (peu de passages comiques avant ces segments), mais aussi par une fuite vers le grotesque et la laideur: en est témoin la façon dont la sexualité évolue à travers les trois derniers morceaux.
La pin-up Cartoon (segment Beethoven), la danseuse obèse et grotesque (segment Ponchielli), et les danseuses nues se transformant en bêtes (segment Moussorgski)
On voit via cet exemple comment le film prépare méthodiquement son final, et la nécessité de la grande purification qu’il va mettre en scène : en amenant le déchaînement à saturation. Dans un long glissement, la Création a viré du festif au diabolique, du païen au profane : en trois segments, la bacchanale de Dionysos est devenue une procession satanique… Il faut mettre un terme à la profusion de mouvement, il faut mettre un terme à la danse. Fantasia regorge de déluges (celui que déclenche Mickey, celui qui efface toute trace des dinosaures, le déluge de vin qui inonde l’Olympe…) : le climax du film sera de même une régénération. Dans son dernier segment (Moussorgski/Schubert), le film présente son apocalypse sous forme d'un retour à l’origine.
Ce retour à zéro, ce n’est pas une surprise (puisque depuis le début, artistique et divin sont liés), sera avant tout formel. Tout comme elles étaient nées de l’abstraction ayant ouvert du film, les formes figuratives s’effacent progressivement en même temps que celui-ci se termine. Le décor se vide de ses adorateurs sataniques, le démon se replie sur lui-même et se confond dans le paysage figé de la montagne, la procession religieuse vire à l’abstrait – au point de n’être dans certains plans devinable que par la lumière des torches :
On pourrait m’objecter que c’est forcer de faire une lecture purement religieuse de Fantasia, tant toutes les formes de la spiritualité s’y mêlent : la sorcellerie médiévale, les légendes antiques, l’animisme (toute puissance du soleil, des éléments), même les théories scientifiques dernier cri sur la naissance de l’univers… Impossible néanmoins d’ignorer la dimension chrétienne du film, qui fait du retour au jardin originel la résolution du film entier. L’harmonie abstraite initiale dont découlent tous les autre segments en portait déjà les stigmates : les arcades de cathédrale, seule figure (avec les rayons de lumière divins) ayant émergé au cours du morceau d'ouverture, se retrouve à travers les formes de la forêt de ce final :
Enfouie dans l’abstraction qui ouvre et ferme le film, l’architecture des cathédrales veille sur la Création de Fantasia
C’est ainsi qu’il faut comprendre la façon dont se résout Fantasia : le schéma harmonie-chaos-harmonie décrit par le critique Cartmill (un « ordre naturel perturbé, qui évolue, renait, se développe dans une ultime harmonie »), et qui touche en effet à la plupart des segments, vaut aussi pour le film entier. Ce n’est pas un "retour à la maison" sous forme de repli, mais l’avènement d’un nouveau règne sain, débarrassé des marques ayant permis l’existence du précédent monde. L’ouverture et le final se terminent en effet par un plan presque identique, celui d’un soleil très iconique, aux rayons dignes d’une enluminure médiévale :
Plan final de l'ouverture / Plan final du film
Image très religieuse (le "ciel de victoire") qu’on a débarrassé de son démiurge, à présent fondu dans sa création (nous avons souvent vu, en début du film, l'image de ce chef d’orchestre se fondre dans les aplats de couleur). Plus d’orchestre : bientôt, le soleil va se lever, et démarrer un autre film, où la fusion totale image-son sera un fait acquis. Cette fin victorieuse, et le fantasme d’une forme lavée de ses errances premières, trouvera sa réponse dans le réalisme mythique d’un Bambi bien éloigné du cartoon qui, deux ans plus tard, dans une forêt temple soumise aux cycles des saisons et des âges, amènera l’esthétique Disney au sommet de sa perfection.
Voilà. Mon but était avant tout de montrer qu’il y a des mouvements narratifs au sein de Fantasia, et que ceux-ci peuvent découler d’autre chose que d’un scénario. Qu’on soit d’accord ou pas avec l’interprétation que j’en tire, j’espère au moins que j’aurai pu convaincre de ça !
PS : c'était peut-être pas la meilleure idée du monde de poster ça à 3h du mat, désolé d'avance pour les fautes et autres tournures de phrase bordéliques...
Dernière édition par Tom le 21 Avr 2011, 18:20, édité 4 fois.
Bravo Tom (pour le temps passé) et merci beaucoup (pour l'analyse). Voila le genre de texte que je viens chercher ici. Ca donne vraiment envie de voir (revoir pour ma part) le film. Et de se le payer en dvd (je l'ai en vhs). Il va faire parti de mon prochain panier.
_________________ « La réalité est un endroit sympa à visiter, mais je n’aimerais pas y vivre. » David A. McIntee
Ah ca vaut d'autant plus le coup que depuis un certain nombre d'année c'est le montage complet original qui est édité, bien meilleur (c'est sur celui-là sur lequel j'ai travaillé d'ailleurs, si certains retrouvent pas certaines scènes). Et le HD rend bien !
Inscription: 04 Juil 2005, 14:39 Messages: 12153 Localisation: No soup for you!
Moi j'aime bien, je le trouve aussi bien que le premier et y'a de superbes scènes. Puis je te dis, j'ai payé les deux 24 euros...et ici on te fait payer 20 euros pour le premier.
Inscription: 28 Juil 2005, 10:08 Messages: 22734 Localisation: 26, Rue du Labrador, Bruxelles
J'ai jamais vu le 2000 mais l'original est une merveille, un des films de chevet de mon enfance! J'ai usé la VHS mais ça fait longtemps que je ne l'ai plus revu... Tom, j'ai pas tout lu mais tu m'as donné envie quand même!
_________________ Ed Wood:"What do you know? Haven't you heard of suspension of disbelief?"
En même temps, le second, à part le dernier segment, je sais pas si ça vaut un achat...
Il me semble que je l'ai vu, mais je n'en ais gardé aucun souvenir. Donc, ça doit être mauvais.
Quand même, je pense souvent à la technique utilisée à l'époque et je reste super admirative de ce qu'ils arrivaient à faire avec ça. Un boulot de dingue!
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