Un petit peu déçu. Moretti dit dans les Cahiers "on a peut-être trop parlé, je ne sais plus pour ma part quoi penser et je me contente d'écouter", mais cette position, si on la comprend politiquement était pourtant présente dès le début chez lui, dès "Je Suis un Autarcique" ("Je me suis trompé d'Idéologie") et surtout "la Cosa" (superbe documentaire, l'équivalent de "Reprise" ou du film de William Klein sur mai 68 pour parler de 1989, mais déjà le rapport au communisme est pensé en terme de deuil). Elle n'est neuve que si on l'extrapole de la sphère politique vers la vie privée, auquel cas c'est la vie familiale qui a été contaminée par le désespoir de la vie politique et non l'inverse.
Le film butte sur la même situation que celle de "Sogni d'Oro" : le cinéaste qui n'arrive pas à faire un film choral sur la lutte des classes, mais cette impuissance débouche sur un fantasme partiel de film, mais est aussi paradoxalement sur un film totalement (car à la fois produit et interprété) inclus dans le film. Le cinéaste prend conscience au cours de son propre film qu'il est meilleur pour cadrer un dialogue entre deux personnes dans un plan séquence à la grue, façon "Soif du Mal" que pour faire un simple champ-contrechamp sur deux visages. Il a la compréhension de la totalité depuis longtemps, sait la représenter, son problème est qu'il est incapable d'y faire vivre une seule personne dans ce tout. Mais tout cela, Moretti le sait depuis qu'il a la vingtaine. Si quelque chose a pourtant changé en trente-cinq ans, c'est que l'aspect chorégraphique, qui dans "Sogni d'Oro" représentait déjà une distance sur la rhétorique gauchiste, a pris avec le temps une valeur inverse: dans les années 90 à l'époque de "Journal intime" la danse fonctionnait comme une consolation (une manière de représenter dans une image joyeuse la communauté qui dans le réel et impuissante et individualisée, même plus à même de témoigner de la crise des réfugiés qui existait alors entre les Balkans et l'Italie), et dans un troisième temps elle devient à présent une sorte d'emblème de la dimension sentimentale des combats politiques de l'époque, qui les représente sans les faire comprendre. Si la chorégraphie a changé de sens, pris une dimension à la fois plus collective et mélancolique pour représenter le même "réel", la même histoire politique, la rhétorique quant à elle s'est déplacée ailleurs, a changé d'objet pour se maintenir (elle est passée du parti vers les médias et le discours sur l'image). La lutte sociale n'a plus besoin d'être stylisée, elle est vécue déjà dans la réalité comme une danse, une performance, un code où les attitudes corporelles sont préméditée et ont une signification rhétorique.
C'est pas mal vu, mais la problème est finalement Moretti mesure l'écart entre le deuil "fantasmé" (dans lequel la mort, avant d'arriver, laisserait au moins un peu de temps pour enfin se comprendre, à l'abri des intérêts du monde réel) et le processus réel de la mort de la mère (on croit travailler à la comprendre, l'aider, sans voir que c'est elle qui nous juge) exactement de la même manière avec laquelle il montrait avant l'écart qui existait entre le discours idéologique de lutte de la gauche et la réalité sociologique de son milieu (une petite bourgeoisie en crise, nécessairement conservatrice, au moins au sens propre du mot). Dans "Mia Madre" il y a peut-être trop de place pour les transferts (la fille qui se réveille dans un appartement inondé lorsque la mort s'enkyste chez sa mère, comme si l'impuissance réciproque de la mère et de la fille la situation d'incontinence de tout son univers matériel, la petite fille qui se met à cartonner en latin pour permettre in-extremis à un héritage de circuler, alors que sa mère ne comprends pas ce rapport) mais pas assez pour le refoulement , d'où impossibilité de distinguer la signification de la situation de deuil (que l'on connaît d'avance: normalement nos parents meurent avant nous, c'est certes de moins en moins sûr avec la crise) et sa vérité, que l'on ne peut anticiper, qui est imprévisible, et où la douleur est d'autant plus forte qu'elle ne relie pas entre eux les différentes formes d'échec qui existent dans la vie (l'échec professionnel n'est pas le symbole de l'échec à sauver sa mère, où à lui accorder une mort digne: ce sont trois problèmes que l'on doit affronter séparément mais en même temps).
Le film rappelle aussi beaucoup "la Mort d'Ivan Illitch" (même personnage d'agonisant immobilisé et dans le déni) mais dans la nouvelle de Tolstoï, le mourant parvient au seuil de la mort à se sauver seul, tout en comprenant que sa femme et sa fille sont moralement médiocres et superficielles, pour ne pas dire qu'elles sont d'immondes connasses (mais cette médiocrité ne pèse rien face à la mort est au delà de la culpabilité et de la faute). Ici c'est l'inverse: la mère s'efface complètement intellectuellement, fait un parcours moral vers le nihilisme contrant qui est comparable à celui qui a prévalu au plan politique pour ses enfants, mais cette inconscience est presque un sacrifice qui à la fois enracine leur faute dans la permanence et les rachète (la fille acquiert la part d'humanité qui lui permettra peut-être de réussir son film et d'accepter qu'il n'est pas qu'une travail individuel, le fils n'a plus peur de la précarité sociale, la petite-fille est touchée par la grâce et est partie pour devenir la réincarnation intellectuelle de sa grand-mère. Elle joue d'ailleurs bien mais son personnage est quand-même un incroyable chromo à la Comtesse de Ségur). Pas sûr que ce décalage, cette prise de conscience automatique et ce goût du sacrifice soient si "sympathiques" que cela (même si je n'aime pas employer ce mot pour juger un film) , la morale exige plus d'indétermination que le deuil. Dans le fond Moretti ne croit peut-être plus en la politique parce qu'il a trop cru au salut, a trop attendu de la possibilité de le représenter pour le prouver.
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