Diaries Notes and Sketches dans son titre originel.
Journal filmé en six bobines de Jonas Mekas, entre 1964 et 1968.La « grande œuvre » de Mekas est je trouve assez décevante, dans le sens où elle n’est exempte ni de facilités, ni de complaisance. Les 2h40 semblent à elles seules claironner autoritairement le chef-d’œuvre, et on ressent certes l’excitation d’une certaine hauteur de vue. Le seul autre film que j’avais vu de lui,
Réminiscence d’un voyage en Lituanie, n’avait pas cette ampleur temporelle, cette hétérogénéité de situations, cette ambition à dresser un portrait universel de ce qu'est la vie. Mais le style, la personnalité que j’avais appréciés a minima dans cet autre film, je ne les ressens ici finalement pas tant exploser que ça, ou en tout cas bien en deçà de mes espérances.
Quelque chose se confirme ici, et c’est là toute la potentielle beauté du cinéma de Mékas : ce captage agité est moins affaire d’enregistrement (ce qu'on attend d'un home movie), que la figuration presque "fantastique" d’un flot de souvenirs rempli de fantômes. La forme, qui poétise les scories de la pellicule cheap, est moins l'affaire d'une collection qu’un emballement : on s'arrête comme en suspension sur une image marquante, et déjà le temps s’excite et s’accélère, la situation file entre les doigts, les visages s’effacent et brûlent de lumière… L'esprit qui se souvient évoque le papillon qui s’approcherait d’une lampe, et se brûlerait chaque fois un peu plus.
La linéarité chronologique du journal filmé, qu’on pourrait penser être un frein à cette impression de film-cerveau, est en fait le moyen de rendre l'ensemble mental : ne suivant aucune structure signifiante, les faits s’alignent gaiement de manière aléatoire, non coordonnée, les ellipses énormes donnant des raccords peu compréhensibles, et l’impression générale d’un esprit bouillonnant qui passe du coq à l’âne via des liens mystérieux que lui seul comprend, sur un mode « marabout – bout de ficelle ». Cela le film le réussit, en tout cas par moments, en de splendides envolées.
Il parvient aussi, avec plus ou moins d’aisance, à créer un ensemble de toutes ces vues, par la façon dont le film se déprime petit à petit à l'idée de la perte. Perte de la Lituanie passée via la perte progressive d'un rapport à la nature (dans laquelle toutes les stars du ciné indé semblent vouloir s’exiler), la dernière bobine devenant totalement urbaine, citadine, voire mondaine ; mais perte d’une certain innocence aussi, un peu à la façon dont les enfants vieillissent et quittent le foyer, le laissant froid : la bulle familiale et ses quelques amis finissent par se mêler au monde, à se disperser dans la ville, et la forme même se normalise – par l’intermédiaire d’une voix-off qui se met à raconter les situations, puis carrément à analyser la forme même du film (on s’en serait bien passé).
Tout cela étant posé, le film appelle deux observations :
1) Le cinéma de Mékas ne peut se déployer que par le va-et-vient entre la prise stable et la prise accélérée. Les bobines 2 et 3, entièrement épileptiques, sont par exemple irregardables. Mais ce n’est pas affaire formelle, ou en tout cas pas seulement : cette tension maintenue entre le figuratif et l’abstrait, cet équilibre jamais posé, c’est aussi ce qui permet d’approcher les situations sous l’angle de la perception intime. Devant l’interminable spectacle de cirque, où devant les meetings tête à claque de la bande underground, la caméra ne fait plus que témoigner : elle acte de ce qui est arrivé, ou transmet quelque chose qu’elle aimerait porter à notre connaissance. Or la vraie force de Mékas, me semble-t-il, c’est cette façon de nous mettre dans les chaussons de celui qui va aller toucher des doigts le monde, aussi quotidien et banal soit-il (pas très loin du cinéma de Kawase, en ce sens), et qui va filmer cet émerveillement – à l'aide justement cette technique et de cette forme naïve, archaïque, qui évoquerait les vues primitives du cinéma. D’ailleurs, au final, c’est paradoxalement quand il est au plus près du home movie (filmer la famille, sa propre maison, son intimité, le point de vue à travers ses carreaux…) que le film est le plus cinématographique.
2) C'est le son qui chez Mékas dicte le point de vue - et par là-même, notre implication dans le film. Or le son, il ne s'en occupe pas toujours... L’œil chez Mékas a l’ambition d’être cette pure rétine, innocente de toute mise en scène, instinct premier, éblouissement fébrile : l'ambition est de nous ramener à cette simplicité du premier rapport visuel au monde (et en ça, pour continuer nos filiations, on est pas loin de Brakhage). Le son, par contre, confère aux scènes une direction, un sens. Ce n’est certes pas idiot du tout de ne pas articuler ce rapport image/son au détail, de laisser courir le son de manière nonchalante. Cela donne des effets assez fulgurants lors des directs : la voix semble d’abord plus ou moins coller aux évènements, puis soudain l’image passe à autre chose alors que le son continue tranquillement, ne voyant pas que le souvenir est déjà entrain de s’effacer, qu’on perd les images, qu'on est mortel et que le temps file entre les doigts.
Mais c’est aussi souvent aussi assez peu rigoureux, et pas très loin parfois d’une logique sonore de clip : occupons l’oreille pendant que mon film de vacances défile. En ressort un certain manque de considération pour le spectateur (le bruit de train oppressant qui pourrit un grand nombre de scène – qui serait au final associé à New York, si j'en crois le passage après le flash-back en Lituanie ?), ou des facilités assez grossières (ramener en catastrophe une petite musique au piano dans les dernières minutes, pour filmer assez misérablement une fille qui pose, histoire de faire final). Cette carence d'un travail sonore est criant dans le loooong mariage mondain de la 5è bobine, où justement il n’y aucun point de vue (ou en tout cas un regard ironique qui ne s’assume pas) : les musiques de grande réception s’enchaînent comme un CD thématique qu'on aurait laissé tourner en boucle, oublié dans la chaîne hifi, et dont les titres s’enchaîneraient paresseusement sur une image qu’ils ignorent. Du coup on ne montre rien, on ne voit plus rien, et l’œil glisse.
Au final, je retiens des pépites, de superbes envolées, mais un projet trop souvent foireux, trop auto-indulgent, qui me laisse encore une fois cette impression d’un cinéaste dont le public n’a été que son propre milieu, et qui n’a pas vécu cette confrontation fondamentale avec celui qui va recevoir le film. Faut entendre les litanies tartes de voix-off, les
« je pense donc je filme », ou encore l’inacceptable
« personne n’est forcé de regarder ».
Qu’on se comprenne bien : je n’attaque pas le film parce qu’il est "chiant". Il est certes un peu dur, mais tout à fait praticable, voire assez agréable à suivre. On fait mille fois plus hardcore... Je l’attaque parce que j’ai l’impression que le talent sublime de ce cinéaste reste à l’état d’ébauche, de potentiel, faute de bons coups de pieds au cul. Je l'attaque parce que c’est du gâchis.
Ça vaut quand même évidemment de s’y essayer, et à mettre bout à bout tout ce qui est réussi, on se retrouve facile avec un petit long-métrage, donc tout est relatif... Si certains de vous n’ont pas la patience, tentez la bobine 1, la 4, et éventuellement le début de la 6.
Concernant le DVD : Question image, Potemkine commence sérieusement à se poser comme la référence de l’éditeur-qu’on-peut-acheter-les-yeux-fermés. Ça doit être l'un des films les plus difficiles à compresser au monde, et c’est impeccable. On pourra par contre sans doute discuter le parti-pris (légitime) de ne jamais sous-titrer le son in (seulement les cartons et les voix-off). Les paroles captées sont certes toujours fouillies, mélangées, brouillonnes, et l’image file tellement vite que tenter d’en sous-titrer les bribes gênerait finalement plus l’attention qu’autre chose. Mais dans certains passages les dialogues sont bien audibles (lors de la visite chez Richter, par exemple), et la question peut du coup se poser. C’est encore plus difficile à défendre pour les pages de bouquins, dont certains mots bien centrés mériteraient la traduction.