Gens de Dublin – John HustonCertains grands artistes atteignent sur la fin de leur vie une forme de grâce, une plénitude qui leur valent les œuvres les plus belles et les plus personnelles de leur carrière. John Huston, géant du cinéma américain dont nombre de films auraient droit de cité ici, en fait partie. A 87 ans, cloué sur un fauteuil et ne pouvant respirer qu'à travers un masque, il offre, à travers une adaptation de James Joyce, son magnifique testament spirituel : une variation poétique sur la fuite du temps et la mort, photographiée dans un clair-obscur semblant provenir d'un autre monde. Difficile de rendre grâce, par les mots, à la splendeur tranquille de cette veillée funèbre, douce litanie méditative qui fait fi de toute dramatisation pour privilégier les instants de vérité suspendus, capter les impressions et les émotions des membres d'une famille irlandaise filmée avec une extrême proximité humaine, et chez qui, dans un ultime accès de sérénité, Huston semble puiser, au soir de sa vie, les racines de son existence. Huis-clos feutré qui enveloppe par sa mélancolie discrète, sa chaleur humaine, son rythme musical, l'œuvre s'achève sur un magnifique et interminable travelling caressant les tombes d'un cimetière. Quelques mois plus tard, le cinéaste s'éteindra.
Gerry – Gus Van SantL’horizon, le soleil, le désert, et deux potes perdus entre ces trois pôles, lignes de force d’une œuvre scotchante qui envoie aux orties absolument toutes les règles cinématographiques en vigueur. Si Gus Van Sant pousse l’expérience jusqu’à l’ascèse (ou plus exactement la pureté), c’est pour remuer chez le spectateur les plus profondes des zones sensorielles et existentielles.
Gerry fait partie de ces œuvres rares qui, tout en autorisant toutes les lectures, s’inscrivent dans la matérialité la plus tangible. La traversée des deux héros pourrait figurer tout à la fois un retour aux origines archaïques et primitives du monde (la conquête de Thèbes n'est-elle pas évoquée autour d'un feu de camp ?), en même temps qu'une confrontation à la notion même d'éternité, qui n'est rien d'autre qu'un présent perpétuel et absolu. Poème épique, solaire, à la fois terminal et inaugural, extrêmement physique et éminemment abstrait, qui invente toute une parabole sur la liberté ou, au contraire, la difficulté de sortir de la route, de gérer l’infini des possibles,
Gerry semble se dissoudre petit à petit, à l’instar de ses protagonistes, dans une minéralité qui renvoie à la menace terrible de la disparition et de la perdition – à moins qu’elle ne porte en germe la promesse d’une renaissance. Car le désert est ici le lieu d'un désastre immémorial, quelque chose de souterrainement terrifiant qui, comme dans
Elephant, n'est pas du ressort de la fatalité, mais plutôt le fait d'un "obscure clarté", d'une manière de transparence crépusculaire et évidée du monde - une transparence insondable des choses. Entre dilatation et rétrécissement, divagations fluorescentes et hyperréalisme sur lequel l'œil du spectateur, comme les deux protagonistes, est condamné à glisser,
Gerry suscite des interrogations vertigineuses. Ses audaces plastiques ouvrent sur l'allégorie : ces plans où nous voyons le ciel défiler à grande vitesse alors que la terre reste immobile valent-ils comme une recréation de l'univers ? Respirations coupées, aubes brumeuses, mort dans les nuages, courses belles et tristes au son des notes lancinantes d’Arvö Part : l’hypnose qui résulte de cette élégie à l'amitié, se désagrégeant progressivement dans l’immensité d’un lieu mythique devenu espace mental, est infiniment précieuse. C'est l'un des plus sidérants météores qui aient traversé cette décennie de cinéma.
Hiroshima mon Amour – Alain ResnaisA l’heure où ses confrères de la Nouvelle vague (Godard, Truffaut) investissent un nouveau champ de fiction en réglant leurs comptes aux vieilles traditions de la "qualité française", Alain Resnais, déjà célèbre comme documentariste engagé (
Nuit et Brouillard, pierre angulaire du cinéma moderne), provoque rien moins que ce qui est peut-être la plus grande révolution cinématographique de la seconde moitié du siècle. Poème incantatoire, viscéralement incarné par le texte psalmodié de Marguerite Duras et porté par une écriture d’une nouveauté radicale,
Hiroshima mon Amour verbalise les mécanismes psychiques de la mémoire et de l’oubli en une envoûtante construction musicale, un balancement des contraires, une temporalité ralentie, des rimes visuelles et des images mentales dont la brutalité elliptique marient la passion physique et le traumatisme nucléaire. On dirait du Antonioni avant l’heure, mis en scène par Eisenstein, avec en prime une charge de sensibilité qui ne doit rien à personne. Cinquante ans après, on mesure encore le bouleversement opéré par ce film-essai, manifeste récitatif unique dans l’histoire du cinéma.
L’Homme qui Tua Liberty Valance – John FordA la fois méditation nostalgique et synthèse de l’œuvre de John Ford, ce western fondamental fut l’un des premiers, alors même que le genre connaissait son chant du cygne, à abandonner les structures narratives en usage : le duel final, filmé sous deux points de vue différents à quelques minutes d’intervalle, en est une fameuse illustration. Ford opère une véritable démythification de ces légendes considérées comme plus véridiques que les faits, soulignant l’influence souvent mensongère des médias et la propension de la mémoire collective à transformer le passé en vérités simplistes, et les personnages ordinaires en icônes rayonnantes. Magnifique réflexion sur l’intégrité, l’héroïsme, la politique, la transformation irréversible de l’Ouest américain, l’opposition de la démocratie et de la violence, le film s’articule autour de trois personnages représentant trois positions morales : le règne de la force, l’établissement de la loi et la nécessité de la force pour imposer la loi. John Wayne y est un cow-boy fatigué mais digne, représentant un monde révolu, face à un James Stewart comme toujours admirable, incarnation des valeurs nouvelles de l’État de droit.
Il était une fois dans l’Ouest – Sergio LeoneQui n’a pas été emporté par l’évocation mélancolique de l’Ouest américain sous la baguette magique de Sergio Leone ? Qui n’a pas été scotché par le regard d’Henry Fonda, transformé, à travers l’entreprise de démythification du génial cinéaste, en la plus ignobles des crapules sadiques ? Qui n’a pas été suspendu aux notes d’Ennio Morricone (candidat sérieux, pour ce film, au titre de plus belle B.O. de l’histoire), sublimant le souffle de la conquête de l’Ouest tandis que la construction du chemin de fer rejoint les derniers pionniers ? Sans doute quelques-uns encore, qui auront la chance de découvrir comment Leone transforme le western en envoûtement baroque aux lenteurs calculées, croisement truculent de l’opéra-bouffe et de la tragédie picaresque. Attachement fétichiste aux objets, aux décors, aux costumes, traitement prodigieux de la temporalité, qui fige le récit en des instants de pure tension dramatique, extrême sensualité des corps (Claudia Cardinale, charnelle) et des mouvements de caméra, dosage magistral de l’humour à froid et de l’émotion, de la bouffonnerie et du mélodrame, de l’hyperréalisme et de l’outrance : le lyrisme élégiaque de cette sonnerie aux morts n’en finit pas de faire chavirer.
L’Impasse – Brian De PalmaAncien brigand rangé des affaires mais rattrapé par son passé, Carlito (grandiose Al Pacino, barbe de jais, regard tour à tour vif et las) est bien décidé à trouver sa rédemption, filmée comme une course haletante contre la fatalité, une marche funèbre à haute tension, sans un instant de relâche. Car l’heure est au crépuscule des anciens brigands de son espèce, le monde a changé, et les gangsters nouveaux n’ont plus les manières d’antan. A tous les niveaux, le film, sans doute le plus beau et émouvant de De Palma, tutoie le sublime : il revêt les accents d’une tragédie bouleversante aux accents shakespeariens (Carlito y est un prince déchu de retour dans un royaume qu’il ne reconnaît plus), les frémissements d’une magnifique histoire d’amour (pour les yeux et le sourire de Gail, notre héros est déterminé à devenir un homme intègre et droit), le brio d’une caméra multipliant les exploits (la dernière demi-heure, à tomber, constitue un sidérant morceau de bravoure dans le métro et la gare new-yorkais, qui semble condenser à lui seul tout le génie technique de son auteur). Résultat : les larmes et la gratitude du spectateur, un échec commercial pour le cinéaste. Cohérent avec la thématique du film : ce monde est trop injuste.
Impitoyable – Clint EastwoodLe visage émacié, le dos courbé par la vieillesse, Clint chevauche sa monture tel le dernier des géants : il est un fantôme réveillé par le souvenir des morts, un anti-héros porté par une stature de légende, à l’image de l’Amérique qu’il dépeint, cet Ouest mythique qui n’est finalement qu’une rumeur, un territoire magnifique où la colère de la nuit alterne avec la sérénité des grands espaces, et où l’inéluctabilité de la violence et de la vengeance transforme le genre en ode à la fois furieuse et mélancolique. Cette image iconique, le réalisateur s’applique à la démythifier tout au long d’une traque flamboyante, crépusculaire, sonnant le glas du western en même temps qu'elle en est sa plus belle incarnation. Si Eastwood plonge dans les racines d’une nation dont il n’a jamais cessé de révéler les démons, c’est pour disséquer les blessures et la violence originelle de cette Amérique si souvent glorifiée ; à part Michael Cimino, quasiment aucun réalisateur n'a porté un regard si amer, si dénué d’aménité, sur l’histoire de son pays. Depuis le personnage de Little Bill, stigmatisant toute l’ambiguïté d’un pouvoir amené à se placer lui-même au-dessus des lois, jusqu’à ce biographe alimentant une mythologie mensongère,
Impitoyable s’impose comme le tableau le plus lucidement pessimiste d’un Ouest renvoyé à sa perversion : même les femmes y défendent la justice individuelle. Mais, avant d’être un grand film politique, le chef-d’œuvre d’Eastwood est, en termes purement cinématographiques, une réussite exceptionnelle, et surtout un drame intimiste qui submerge par sa douleur contenue.
Jackie Brown – Quentin TarantinoSans doute le meilleur film de ce chien fou qu’était (et qu’est plus que jamais aujourd’hui) Couentine Tarantino, celui où ralentit la course et regarde ses personnages vieillir, sur les pas d’une héroïne intensément attachante en passe de doubler tout le monde, flics et truands, avec la complicité amoureuse d’un type un peu comme elle, le plus looser des princes charmants. Tout entier dévoué à ses personnages, son cinéma acquiert une indolence nostalgique au tempo décontracté, une épaisseur romanesque infiniment précieuse. Il s' y épanouit une tendresse profonde pour ces figures de perdants magnifiques, tentés par la possibilité de lendemains meilleurs, sans qu’on y perde pour autant un gramme du brio du cinéaste, de la force tranquille de sa narration, de son goût jubilatoire des dialogues qui s'éternisent pour ne rien dire. Mais le plus beau est dans la douceur cachée et le romantisme pudique du polar, qui au final débouche sur autre chose : un vrai suspense sentimental entre deux héros qui n'ont plus vingt ans, et leur relation toute en estime et en reconnaissance réciproque. A la fin, lorsque Pam Grier part avec le magot en chantonnant en play-back le tube de Bobby Wormack, on mesure à quel point Tarantino a lui aussi réussi son coup.
Le Limier – Joseph L. MankiewiczAmateurs de mécaniques scénaristiques complexes (et Dieu sait que beaucoup de petits maîtres aujourd’hui s’enorgueillissent de rendre fous leurs spectateurs à ce niveau-là), le raffiné Joseph L. Mankiewicz vous convie à sa dernière attraction, celle où il réduit son cinéma à ses composantes essentielles : une intrigue d’une rigueur mathématique, une joute implacable entre représentants de classes antagonistes, une machination labyrinthique fondée sur une vertigineuse succession de coups de théâtre, énigmes, déguisements, ripostes et coups fourrés. Attention : le jeu n’est pas une fin en soi, mais une traduction de tous les thèmes du cinéaste (goût et illusion du pouvoir, complot, arrivisme, plaisir pervers de la domination intellectuelle, hantise de l’impuissance...) et se décline, avec une impassibilité voyeuriste, en un étourdissant récital en huis-clos sur l’envers du décor social, un fascinant manège des vanités, un double jeu de dupes et de faux-semblants où la parole est reine et où deux acteurs au sommet de leur art, servis par des dialogues étincelants, se livrent à un époustouflant face-à-face psychologique. A consommer sans modération.
Lost Highway – David LynchSi
Mulholland Drive est le premier chef-d’œuvre du XXIè siècle, alors
Lost Highway est le film qui a enterré définitivement le XXè : il s’agit de l’une de ces percées de cinéma qui ne surviennent que trois ou quatre fois par décennie, et qui donnent l’impression d’avoir dix ans d'avance sur le reste de la production. Lynch y poursuit les recherches formelles et narratives entamées avec
Twin Peaks, mais les porte à un niveau d’expérimentation jamais atteint. Film multiple, prototype entre installation plastique et relecture des stéréotypes, labyrinthe visuel et sonore qui plonge dans les méandres d’un cerveau malade et traduit la psychose de son protagoniste en une complète dislocation du temps et de l’espace, le film, démentiel, vertigineux, invite à une expérience sensorielle que l’on peut supposer similaire à celle que vit le(s) protagoniste(s) hébété(s). Éclairées par les faisceaux des phares qu’accompagne la voix inquiète de Bowie, les bandes jaunes de la
Lost highway dessinent une circularité infinie, la fuite mentale d’un homme cherchant à oublier la mort de son couple, et se perdant du même coup dans le labyrinthe d’une conscience qu’il refuse d’assumer : "Je est un autre". Grand alchimiste de la matière cinématographique, le cinéaste déploie toute sa palette de sortilèges esthétiques et musicaux, orchestre une descente aux enfers hypnotique et effrayante, invente une logique combinatoire de l’instinct faisant permuter personnages, lieux et événements en une boucle sans fin : ce fameux ruban de Moebius qui exprime une désorientation, un effet de sampling paroxystiques. Ses couloirs rougeoyants, ses basses oppressantes, ses visions hallucinatoires mêlées aux notes de Rammstein, son atmosphère de cauchemar alangui n’ont pas fini de hanter.
Manhattan – Woody AllenCa commence par un feu d'artifices dans le ciel de New York, illuminé par Gordon Willis et baigné dans la musique de Gershwin (signatures prestigieuses qui accompagneront tout le film). Ca continue avec un défilé ininterrompu de femmes dont Woody se fait le portraitiste tendre, lucide et percutant : Diane Keaton en délicieuse intello snobinarde, Meryl Streep qui largue notre juif new-yorkais pour une nana, Mariel Hemingway en Lolita fragile... Puis il y aura des digressions poétiques inattendues, des réflexions touchantes, légères et mélancoliques égrenées sur Dieu, la vie, la mort, la déception amoureuse, l'angoisse artistique, des séquences hilarantes et d'autres poignantes, une pause sur un banc face au pont de Brooklyn (tout le monde connaît l'image)... Ca se terminera sur la liste des choses qui font que la vie vaut la peine d'être vécue - et rien que voir l'intello binoclard se livrer à cet exercice vaut bien deux ou trois films par ailleurs. Tout cela est nourri au ton doux-amer, à l'humour au vitriol, à la réplique étincelante, à l'intelligence spirituelle et malicieuse, à la douce nostalgie. Ca s'appelle
Manhattan, c'est un chant d'amour à la ville en même temps que le plus beau film de son auteur. On connaît la chanson, certes, sauf que ça continue de distiller une ineffable magie.
Mirage de la Vie – Douglas SirkL’apothéose du mélodrame flamboyant, une œuvre aussi subtile que riche et déchirante, à travers laquelle le maître Douglas Sirk, assortissant la tragédie d’un vibrant plaidoyer antiraciste, fait passer la vie, la mort et l’amour essentiellement par ses figures féminines, puisant dans une certaine théâtralité le moyen de tout exacerber : les relations entre enfants et parents, les différences culturelles, les rivalités familiales, les ambitions personnelles, les blessures intimes de personnages préférant qui se mentir à elle-même plutôt qu’affronter les difficultés de l’existence, qui se sacrifier pour préserver le bonheur de sa fille. De la fuite d'un des héroïnes devant l’injustice sociale à l’attitude égoïste d’une autre, perdue dans son rêve de gloire, jusqu’à cette conclusion au lyrisme démesuré où les larmes semblent se déverser sur l’écran tandis que les chevaux blancs et la splendeur des funérailles emplissent l’image,
Mirage de la Vie marque l’apogée de l’art sirkien, par ses sujets puissamment évoqués, la multiplication de ses images somptueuses, de ses couleurs baroques et de leurs reflets qui suggèrent l’irréalité dans lequel se noient les aspirations -
mirage de la vie.
Le Miroir – Andrei TarkovskiTarkovski rompt toute attache avec la chronologie linéaire à travers ce film-poème directement autobiographique et volontairement composite (mélange d’époques, de documents, d’images mises en scène), sans cesse au bord de se dissoudre en une collection de moments épars. Parcouru de scènes foudroyantes et frémissantes, imprégné d’une profonde nostalgie et sous-tendu par l’image obsédante de la mère, une mère énigmatique, proche et indifférente à la fois,
Le Miroir retranscrit par le biais d’une sensorialité exacerbée les vibrations intimes du monde, de ses images, de ses sons, comme un immense labyrinthe-forêt qui nous donne le sentiment de toucher au plus près les impressions premières : les choses qui bougent et qui brillent, le blanc d’une jatte de lait, la houle du vent qui passe... C’est une somptueuse et flamboyante auto-analyse, composée de rêveries, de souvenirs et de monologues intérieurs, dont le titre renvoie peut-être justement à cet "autre côté", cet univers ensorcelant, au-delà des mots, où plus rien ne compte que les sensations.
Les Moissons du Ciel – Terrence MalickErmite génial du cinéma américain, Terrence Malick se fend ici d’un sublime mélodrame rural où la splendeur de la faune et de la flore s’oppose aux aspirations dérisoires des migrants, où la prairie perdue, saccagée par la folie des hommes, figure l’Eden mythique, et où l’éblouissante symphonie des images restitue le processus des mutations culturelles et sociales tant comme principe mythique que comme cycle évolutif. Quelques part entre Murnau,
La Nuit du Chasseur de Laughton et les toiles de Hopper ou Wyeth, Malick poursuit ses recherches picturales (relayées par la splendide photographie de Nestor Almendros) et laisse éclater une sensibilité de poète sans aucun équivalent dans le cinéma américain : un kiosque à musique battu de mousselines y vogue sur une mer d’herbes bleuies par l’aurore, des hommes et des femmes dorés à l’or fin ramassent des ballots de paille chevelus comme des anges, le prosaïque s’y mesure constamment avec le cosmique, le réalisme avec le romantisme, au long d’une tragédie intemporelle où se jouent l’amour, la jalousie, la mort et les passions qui embrasent les hommes.
La Mort aux Trousses – Alfred HitchcockLe film total, l’un de ceux dont on peut dire qu’ils atteignent la perfection absolue et concrétisent de façon la plus complète l’idée que l’on se peut se faire d’un cinéma de fantasme pur : Hitchcock désigne ici le point d’achèvement d’un art qui tire son existence même du désir du spectateur de
se projeter. Jamais le terme divertissement ne fut mieux appliqué à un film, jamais peut-être le cinéaste ne poussa à ce point le jeu constant entre l’invraisemblable, le plaisir incomparable d’une fausseté revendiquée, et le souci persistant des apparences, des corps et de la plausibilité. De fait,
La mort aux Trousses n’est pas que le modèle insurpassable du cinéma de distraction, c’est aussi un véritable manifeste théorique, fondé sur la contradiction entre le principe de plaisir et le principe de réalité, et tirant jusqu’à son amplitude maximale tout un nuancier de styles et de tons, tout un arc des genres possibles (espionnage, suspense, romance, comédie...). Enchaînement étourdissant de morceaux d’anthologie (existe-t-il un film possédant davantage de séquences mythiques ?), cette œuvre inaltérable témoigne de la plénitude artistique absolue à laquelle était arrivé Hitchcock à la fin des années 50.
La Mouche – David CronenbergPeut-être l’œuvre la plus emblématique et la plus populaire de son cinéaste, celle où il marie au mieux les questionnements viscéraux qui l’habitent à une sensibilité émotionnelle des plus poignantes. Préoccupé depuis toujours par la mutation des corps et le rapport entre chair et intellect (ici, c’est après son éveil physique et sexuel que le héros perce le mystère de la téléportation), Cronenberg s’éloigne de l’attitude d’entomologiste distant adoptée dans certains de ses précédents opus et prend le point de vue d’un homme conscient de sa dégradation physique et mentale pour explorer, à travers lui, certaines des peurs les plus profondes de notre âme. Cauchemar pénétrant parce qu’éminemment réaliste,
La Mouche file une métaphore saisissante sur la maladie, la solitude et l’angoisse de celui qui en souffre (selon son auteur, il s’agit ici de traiter de notre mortalité, de notre fragilité et de la tragédie des pertes humaines) en même temps qu’il s’attache à la vérité d’une magnifique histoire d’amour : assister à la dégénérescence de Seth sous les yeux impuissants de Veronica constitue une expérience des plus douloureuses et empathiques que le cinéma fantastique nous ait données.
Le Nom de la Rose – Jean-Jacques AnnaudCa date de l'époque où Annaud avait une ambition monstre et un talent à la hauteur. Fort du succès de
La Guerre du Feu, le cinéaste se lance dans une nouvelle gageure : s'emparer du roman labyrinthique d'Umberto Eco, réputé inadaptable. Il embauche un casting international : Sean Connery y est un souverain Sherlock Holmes en robe de bure, pourfendeur iconoclaste des aberrations de son rang. Il obtient un budget apte à satisfaire son perfectionnisme : du froid glacial régnant sur le plateau aux inimaginables trognes de moines embauchées, de l'ambiance gothique et mystérieuse aux décors de l'abbaye ensanglantée par un serial killer d'un autre âge, le film vaut son pesant de superlatifs. Il signe, dans l'intelligence et la virtuosité, le plus extraordinaire thriller en huis-clos qui soit : un polar entre les pages de la Bible, dopé au mysticisme inquiétant et à l'érudition ludique. Palpitant d'un bout à l'autre, mariant la philosophie, l'initiation, le suspense, l'humour,
Le Nom de la Rose s'impose comme un formidable réquisitoire contre l'obscurantisme et le fanatisme, et démonte, avec une ironie cinglante, les querelles théologiques d'un clergé rongé par l'hypocrisie et l'immobilisme. Une œuvre magistrale, aussi riche que captivante.
Le Nouveau Monde – Terrence MalickJe n’osais en rêver, Terrence Malick l’a fait : retrouver, probablement, les cimes de sa
Ligne Rouge, l'un des plus beaux films que je connaisse. Les mots sont peu de choses face à ce sublime opéra cosmogonique, qui fait répondre le souffle du vent au questionnement existentiel, et qui exprime les affects des personnages en un flux envoûtant qui enchante l’esprit autant qu’il serre le cœur. Malick y filme les vibrations de l'amour avec la délicatesse d'un papillon, il suggère la naissance malade de l’Amérique, la permanence d’une civilisation massacrée, la capture et la précarité d’un rêve transporté d’une rive à l’autre, il saisit ce moment où l'Ouest cesse d'être un mythe ou une utopie pour entrer dans l'histoire, il exalte le jardin de la création en composant un réseau de métaphores, de songes et de fantasmagories qui associe tous les éléments en une unité virginale et panthéiste. Au cœur de la méditation, le personnage de Pocahontas, nymphe de la terre nourricière, gracieuse émanation des harmonies du nouveau monde, qui en personnifie la beauté et la fécondité : si l'
Or du Rhin ouvre le film et l'élève d'emblée à des altitudes cosmiques, c'est parce que la princesse est l'ondine du poème, et que les pionniers en sont les gnomes. Une fois de plus, la sensibilité malickienne distille une poésie, une luxuriance sensorielle qui dépasse l'entendement : des murmures, des remords, une voix qui tente de poser des mots sur un amour incurable, la musique qui étreint les coeurs, relaie les battements d’aile, la brise, la pluie, les rayons du soleil à travers les feuilles. Plus que jamais, ce cinéma tient de l'effusion et de l'incantation lyrique : il traduit une indicible musique intérieure, celle d'une communion spirituelle entre les êtres et la nature, et d'un émerveillement sans cesse renouvelé. Ainsi la rencontre des deux civilisations survient-elle par un ravissement, un enchantement réciproque, le dialogue de deux voix off qui ne cessent de s'interroger sur leurs destinées et sur le spectacle de l'univers - voir le travail inouï opéré sur les cadres, le montage visuel, fragmentaire, qui semble pourtant approcher l'infini. Mais l'éblouissement s'avère parfois l'expression d'une poignante illusion ; aucun primitivisme naïf et béat n'est de mise, et la pastorale est toujours inextricablement mêlée à une élégie de paradis perdu, celle d'une idylle condamnée, d'une fracture radicale avec l'ordre du monde. Par cette bouleversante exaltation romantique, Malick, qui devait s'appeler Dieu dans une autre vie, nous fait
in fine tutoyer l'éden - conclusion proprement extatique, inscrite dans la postérité, lorsque l'héroïne, comme dans un conte de fées, traverse le miroir (celui-là même où est filmée son agonie) pour pouvoir folâtrer dans les prairies ondoyantes de l'imaginaire. Ca pourrait durer six heures, six jours, six mois, c'est l'éternité qui passe le temps d'un film céleste et symphonique, à la fois grandiose et infinitésimal, dont chaque image, chaque plan, chaque seconde tient du miracle.
Les Oiseaux – Alfred HitchcockRéalisé près de dix ans avant la vague des films-catastrophe, le dernier chef-d’œuvre d’Hitchcock est également l’un de ses plus abstraits. Monument de maîtrise technique et de rigueur dramatique, le film s’amuse à brouiller les pistes et se lance sur les rails de la romance sentimentale avant de faire subtilement dérailler sa machinerie vers le cauchemar. Autant que la virtuosité stupéfiante de ses morceaux d’anthologie (on étudie encore aujourd’hui la scène de la sortie d’école), c'est la superposition des niveaux de lecture permise par le postulat et son traitement qui sidèrent, faisant la part belle aussi bien à la critique sociale qu'à la réflexion métaphysique. On peut voir dans l'attaque des oiseaux aussi bien une parabole du jugement dernier, le désarroi face à l'inexplicable (mais pourquoi les piafs attaquent-ils ?), le catalyseur de comportements complexes, une métaphore sur le danger du contentement de soi ou la rivalité amoureuse (voir les rapports de force qui se tissent entre Melanie, Mitch et Annie, première victime des oiseaux), ou bien encore des pistes plus troubles, clairement psychanalytiques (l'attaque du grenier, où Melanie se fait agresser dans le noir et le silence, ne traduirait-elle pas sa peur du viol ?). Inépuisable et terrifiant.
Ordet – Carl Theodor DreyerDreyer disait qu’
Ordet était le seul de ses films qui exigeât de son spectateur qu’il soit croyant. Dans un univers livide et funèbre où, bien réelle pourtant, la chaleur même est froide, l’accord profond avec la vie, la terre et la chair s’établit pour la première fois au plus près de la mort, au plus près du mal et du péché (d’orgueil, d’intolérance), au plus près de l’irrationnel. Œuvre profondément stylisée, conçue sur des partis pris affirmés tant dans le cadrage que dans sa lumière feutrée et diffuse,
Ordet s’attache à faire sentir l’absence de la spiritualité dans un univers pourtant profondément marqué par le religieux : le débat qui s’y livre n’a pas pour thème quelque question de théologie abstraite, mais bel et bien les rapports concrets, physiques, de Dieu et de l’homme : la prière, la parole, parvient-elle à Dieu et Dieu lui répond-il ? Tout le film est construit sur cette question, et lui offre une réponse à travers la scène finale, amenée avec une rigueur absolue, où les personnages vont jusqu’au bout de la mort pour retrouver la vraie lumière, la vie de l’esprit. Dreyer y atteint un degré de transcendance dont je comprends qu’il puisse transformer celui qui en est témoin.
Paris, Texas – Wim WendersPerdu dans l’immensité désertique du Grand Canyon, un homme seul, casquette vissée sur le crâne, contemple un instant le faucon qui s’est posé non loin de lui, tandis que la guitare sèche de Ry Cooder laisse échapper ses notes. A elle seule, cette première scène met en transe. Plus de deux heures plus tard, lorsque le personnage, à la recherche de lui-même, retrouvera, dans un peep-show sordide, la femme qu’il a aimée autrefois, les larmes couleront à nouveau, comme elles auront coulé de façon récurrente tout au long d’un road-movie étourdissant de pudeur et de maîtrise, frémissant de sensibilité et de délicatesse. Avec cette errance existentielle gravée dans les décors d’une Amérique intemporelle, peuplée de personnages-fantômes, hantée par la quête de paternité, la peur de l’incommunicabilité, le besoin vital de rencontres, de rapprochements, d’échanges, Wim Wenders dresse le portrait bouleversant d’un homme qui revient douloureusement, mais sûrement, au monde et à la vie. Dans la peau de cet anti-héros magnifique, Harry Dean Stanton accomplit quelque chose de miraculeux, entouré par la fragilité d’une Nastassja Kinski lumineuse et du petit Hunter Carson. Une œuvre touchée par la grâce, d’une intensité tellurique.
Le Parrain (trilogie) – Francis Ford CoppolaNeuf heures de grand spectacle intimiste alternant règlements de compte sanglants et secrets d’alcôve murmurés dans la pénombre du clan Corleone, juxtaposant saga familiale et réflexion sur l’identité de l’Amérique, mariant fresque shakespearienne et chronique romanesque des traditions d’une communauté italo-américaine dépeinte jusque dans ses ramifications politiques et économiques. De ce monument du septième art, on ne sait pas ce qu’il faut retenir en premier. Peut-être la mise en scène somptueuse de Coppola, tour à tour classique et baroque, sculptée dans la lumière de Gordon Willis. Ou la musique de Nino Rota, illustrant aujourd’hui les publicités. Peut-être le génie de l’interprétation, alignant en rafale Marlon Brando, Al Pacino, Robert DeNiro, James Caan, Robert Duvall, Diane Keaton... - qui dit mieux ? Ou le dédale d’une construction dramatique qui joue avec les ressorts de la tragédie jusqu’à un final himalayen (la conclusion du
Parrain 3, grandiose, résume toute la douloureuse beauté de la trilogie). On reste bouche bée devant l’ampleur, la force, la majesté de cette œuvre immense sur le pouvoir, la vengeance, la trahison, la rédemption, considérée à juste titre comme l’un des créations les plus importantes du cinéma.
La Passion de Jeanne d’Arc – Carl Theodor DreyerBouleversé par le choc du
Cuirassé Potemkine qu’il vient de découvrir, Dreyer prend le parti pris de cadrer le drame de Jeanne d’Arc, dont il ne retient que les derniers jours du procès, en gros plan : son film, centré sur les seuls visages de l’héroïne et de ses juges, devient alors le plus extraordinairement parlant des films muets, filmant délibérément la parole en actes par les seules images. En une admirable scansion de plans de bouches, de regards, de gestes, dont il résulte une écoute d’une intensité inégalée, comme si le dialogue des personnages surgissait de l’intérieur même du spectateur, cette
Passion fait surgir l’abstraction la plus haute de la mise à la question du concret le plus concret, et mène au cœur de la méditation par le prisme d’une mise en scène formaliste, ascétique et frémissante : ses mouvements de caméra qui se répètent, ses va-et-vient purement graphiques, ses changements de valeurs de plans, ses exubérances baroques et ses gros plans traquant la présence de Dieu sur le visage de Jeanne. Habitée, Renée Falconetti y incarne l’innocence doublée de la foi, en proie au pouvoir oppresseur, acculée à la résistance, à la rébellion passive, jusqu’à un final apocalyptique.
Persona – Ingmar BergmanAttention, ovni. Film unique, condensé vital des obsessions d’un artiste qui a affirmé faire acte de survie en le réalisant, œuvre qui suscite soit la plus intense des fascinations, soit le plus profond ennui. Si je le cite ici, c'est bien sûr que je me situe dans la première catégorie. Pourtant, c’est son hermétisme qui frappe en premier lieu, comme si le film refusait de s’offrir, comme s’il nous manquait une clé pour en comprendre la moindre signification. Mais très vite, la puissance opératoire des images et des sons se déploie, ainsi que l’impression d’assister comme à la mise en images d’un inconscient se gravant sur la pellicule, en une dichotomie saisissante figuré par l’affrontement des deux figures féminines opposées. On ne peut rien expliquer de manière rationnelle :
Persona pousse tellement loin l’introspection et les recherches expérimentales sur la narration, l’autopsie du psychisme de ses personnages, ouvre tant d’interrogations sur la relation du physique et du mental, du social et du refoulé, qu’on ne peut que se contenter d’en ressentir les effets. De ce bloc à la fois abstrait et viscéral, les séquences sidérantes surgissent, telle la confession d’Alma, qui, quarante ans après la sortie du film, reste stupéfiante de crudité et d’intensité érotiques.
Phantom of the Paradise – Brian De PalmaOrgie visuelle et musicale qui fouette l’adrénaline et dérègle les sens, le deuxième long-métrage de Brian De Palma est de ceux qui balisent une vie de spectateur. Plus de trente ans après sa sortie, on se rend compte à quel point le réalisateur était en avance, non seulement sur son époque, mais aussi sur son propre cinéma. Parce que ce foisonnement esthétique et sonore où l’on ne sait plus où donner le tête, ce grand bazar jouissif qui mitraille quatre idées à la seconde et affole l’aiguille du plaisiromètre, n’est rien moins qu’un terrain d'expérimentation où le laboratoire formel De Palma fonctionne à plein. Le prodige, c’est que l’on ne s’en rend pas compte sur le coup, emporté que l’on est par la folie contagieuse des images et de la musique, et par le caractère éminemment ludique d’une intrigue délirante qui dépoussière les mythes de Faust et du Fantôme de l’Opéra en mariant le mélodrame, l’outrance, la satire (le show-business y appartient à un Lucifer mélomane), l’horreur, la fantasmagorie... Tonitruant, paroxystique, provocateur, déconcertant, le
Phantom est le genre d’oasis dont dix minutes suffisent à combler les besoins d’un "ciné-addict" pendant un mois. Il n’a pas pris une ride. Cultissime.
The Player – Robert AltmanHollywood, début des années 90 : état des lieux par le plus satirique des réalisateurs américains. Pour commencer, la caméra accomplit un plan-séquence acrobatique de près de dix minutes tandis que les personnages à l’écran ironisent sur les plus longs plans du cinéma. Altman nous invite ensuite à suivre les pérégrinations d’un scénariste assassin, miroir d’un microcosme gangrené par l’avidité et la corruption, où la question de savoir si la vie imite l’art ou si c’est l’art qui imite la vie ne signifie plus rien. En un ballet étourdissant de plus de vingt personnages, le cinéaste relate la folie quotidienne qui règne dans la capitale du cinéma, épingle ses stars du cru, sa vanité, son culte de l’apparence, tout en ébranlant de façon infiniment subtile les limites entre le scénario et la réalité : le film, véritable spirale, s’achève sur une mise en abyme proprement démentielle. Il ne se présente pas de l’extérieur comme un spectateur étranger à l’affaire mais comme un serviteur de l’usine à rêves à qui en fin de comptes personne n’échappe. Polar au vitriol, jeu de massacre décapant et corrosif qui souligne à chaque instant les rapports entre vérité et mensonge, ce film incendiaire et jubilatoire renvoie faux créateurs et faux vrais chefs d’œuvre à leur incommensurable vacuité. On en sort ébloui et ragaillardi.
Providence – Alain ResnaisProvidence : résidence du narrateur, écrivain en quête de personnages, et sans doute le titre de son dernier roman. Providence : concept chrétien de prédestination, extrapolée à la notion de genèse artistique, dont nous est exposée ici le processus aléatoire et douloureux. En toute cohérence,
Providence, donc : œuvre magistrale d’Alain Resnais, construction-gigogne, caractéristique de la démarche de son auteur, film qui se fait et se défait sous nos yeux, où les acteurs sont des pantins dont un magicien sarcastique tire les ficelles, où les scènes s’emboîtent en suivant la logique de l’imaginaire, où les actions se chevauchent, se permutent, se répondent dans l’esprit embué d’un démiurge facétieux. Amère réflexion sur la mort, les dédales de la création, la confusion des sentiments, où, comme toujours Resnais, la forme, éblouissante, novatrice, donne au film sa cohérence. On y joue en virtuose sur l’énigme des lieux et le sortilège des objets, les protagonistes semblent sortis d’un théâtre de l’absurde, on y distille une sorte de poésie surréaliste et funèbre : il y a ici infiniment à voir, à penser et à rêver. Pièce capitale dans la filmographie d’un des plus grands artistes français du XXè siècle.
Psychose – Alfred HitchcockEn 1960, Hitchcock vient d'aligner une paire de chefs-d'œuvre historiques :
Vertigo et
La Mort aux Trousses. Comme il n'y a jamais deux sans trois, il signe alors
Psychose, et fait reculer du même coup les limites du film d'épouvante. Baignée dans une ambiance ténébreuse, prenant quasiment l'aspect d'un conte mythologique, l'œuvre est un piège effroyable qui se referme sur le spectateur en même temps que sur le personnage de Janet Leigh - sacrifiée au milieu du récit (blasphème total) au cours d'une séquence légendaire. S'il livre son tribut à la psychanalyse (complexe d'Oedipe, voyeurisme, mise en parallèle du sexe et de la mort...), Hitch administre surtout une leçon de cinéma soufflante de maestria, que ce soit dans l'orchestration d'une terreur magistralement distillée (ce profil de la maison Bates, qui s'insinue dans les rêves), dans le malaise que certaines images suscitent (le plan sur l'oeil fixe de Marion après le meurtre) ou dans la virtuosité pure des séquences-choc, matrices de presque tout le cinéma d'angoisse depuis la sortie du film. Habité par Anthony Perkins, entêtant comme un mauvais songe, plongeant profond dans les méandres de nos peurs les plus primitives, ce cauchemar suggestif demeure une œuvre-phare.