Lorsqu'on remonte les berges de la Seine depuis la gare de Lyon vers Bercy, on remarque, face au serpent vert de la Cité de la Mode, une barge assez étonnante, en bois de teck foncé, avec des proportions de Kursaal balnéaire et dotée de coursives ainsi que de persiennes mécaniques qui rappellent certains bâtiments de Jean Nouvel. L'embarcation est amarrée là depuis une quinzaine d'années. Il s'agit de l'Adamant, une antenne de jour psychiatrique, qui organise des activités culturelles, et possède un bar ouvert à tous. Le film va suivre une dizaine de personnes et capter l'organisation du lieu, les interactions entre patients, animateurs et soignantsMon angle d'attaque est sans doute maladroit : j'ai gardé un souvenir assez vif de
17 Jours de Depardon, ainsi que du documentaire que Nicolas Philbert avait consacré il y a 25 ans à la Borde
La Moindre des Choses, qui possédait une structure assez proche de ce film (malade-médiateur qui se raconte lui-même dans des entretiens semi-dirigés et énonce le sens du film, dont le fil conducteur repose sur la préparation d'activité culturelle). L'approche de Philbert est radicalement différente de celle de Depardon. Celui-ci part d'une caméra-dispositif, pratiquement bloquée dans une pièce et un seul angle où chaque malade, cadré de la même manière, défilait en état confronté au même face-à-face individuel avec un juge. Ce faisant Depardon remettait en cause le fonctionnement de la psychiatrie comme institution, en parvenant progressivement, par le jeu des ressemblances et différences des situations et du parcours de chaque malades, à faire ressortir le fait que le pouvoir dont dispose cette institution n'est pas isolé et arbitraire, mais constitue aussi une production sociale collective - une norme structurante et aveugle. La maladie psychiatrique apparaissait alors comme une forme particulière de la peur générale du déclassement social, une solitude subie et pourtant socialement structurelle, et la parole des malades débordait le seul point de vue médical. Le film montrait comme un piège, car les malades, en posant un recours contre leur hospitalisation et en étant entendus par un juge censé à la fois vérifier, confirmer et équilibrer l'expertise du psychiatre, espéraient voir ce débordement recueilli par le pouvoir judiciaire : que la loi et le droit les comprennent, prennent en compte leur passé avant la maladie, et leur ouvre l'espoir d'une sortie immédiate. Depardon montrait bien une chose troublante : la folie, vécue comme une humiliation sociale, plaçait une confiance vengeresse, et forcément déçue, dans la lettre du droit. Le rôle de juge n'était pas subverti par les malades, qui espéraient un recours efficace, mais plutôt par la caméra de Depardon, mettant en scène un malentendu fondamental - la puissance publique ne pouvait être toute au plus, derrière le paravent de la décision, qu'un témoin, sans plus d'expertise que le spectateur, qui ne peut qu'écouter chaque malade s'enfoncer à chaque fois dans son délire.
Nicolas Philibert a une approche différente. Son dispositif est plus souple etoins répétitif. Il alterne les entretiens individuels avec les malades, les face-à-face à deux entre soignants et malades, et les scènes de groupes et de réunions, où soignants et malade sont en mesure de décider ensemble de l'organisation de certaines activités. Ce faisant, son objet est aussi différent de Depardon : il s'agit moins de l'opposition entre un sujet et l'institution , que de montrer le malade comme producteur de culture et de sens. Il s'agit bien de justifier à la fois le malade et l'institution de soin qui l'encadre et le protége, de les défendre pareillement. Le propos est plus optimiste que celui de Depardon, est tout aussi louable et légitime. A vrai dire il le complémente plutôt qu'il ne le concurrence*.
Cependant je ne me peux me défendre d'un certain inconfort, qui rend d'ailleurs le film intéressant. Pour le dire clairement le film n'échappe pas aux travers de l'esthétique du "cas intéressant". Beaucoup des malades filmés sont particulièrement intelligents, lucides sur leur maladie, ainsi que leur liens avec les proches et ce qu'ils peuvent en attendre. Mais, on le sait, cette justesse peut aller de pair avec la paranoïa : la normalité -ou plutôt le fait de vivre autonome dans la société existante - impliquent un point de vue extérieur sur cette conscience critique massivement objective, qui la ralentit, la relativise : une impuissance qu'il faut accepter au même titre que le possible.
Or l'Adamant s'attarde particulièrement sur des malades qui sont marqués et travaillés par la mythologie du rock et de la contre-culture poétique des années 60-70. Ils ne peuvent plus en revenir, car ils s'y identifient. Et cette contre-culture est extrêmement puissante, plus riche et généreuse que la mentalité misanthrope et inquiète de notre époque (on peut penser que Houellebecq se présentait à ses débuts comme un dépassement désabusé de Neil Young, pas si loin du chanteur morrissonien du film).
A certains moments je me suis demandé ce que Nicolas Philbert filmait exactement, tant la compassion envers le malade, mon écoute envers lui, se confondait avec ma propre nostalgie de cette mythologie, familière et intransmissible, et pourtant vouée à moins me toucher et à m'apparaitre de plus en plus anonyme à mesure que je vieillis. Le film me parait plus juste quand il filme ce qui échappe à cette logique, déborde l'institution elle-même, et pourrait en nourrir une critique potentielle. Par exemple le malade qui sert la tasse verte au café, et qui dessine (bien) ses deux filles (réelles ou effet d'une projection). Son discours est absolument normal et structuré, adéquat à la situation, mais sa posture, la lenteur de son élocution l'isolent malgré tout, personne n'a la patience de lui répondre. Ainsi il se fait longuement brieffer sur le service du café par une accompagnatrice, sert une cliente qui ne lui répond pas directement, mais a besoin de croiser un malade souffrant de la même pathologie que lui pour se lancer dans une conversation de small talk, anodine mais essentielle, sur la banlieue où habite l'autre, le RER qu'il prend etc... Les soignants n'ont pas la patience ni pour mission de produire cette réciprocité. Ce malaise apparait aussi lors de la scène finale, avec la danseuse qui demande d'animer un atelier (la caméra surprend d'ailleurs plus tôt en arrière plan, la démonstration d'un pas de danse qu'elle fait à un autre malade en fumant dehors : elle ne peut produire une prestation artistique que dans la conversation avec d'autres malades,à la place de la réciprocité). Le personnel soignant noie un peu le poisson avec une certaine mauvaise foi, présentant à chaque fois leur réticence comme une information neuve, alors qu'elle structure l'institution : on ne peut pas être à la fois encadrant et encadré, malade et auxiliaire thérapeutique. Et la culture n'implique pas la remise en caysede cette séparation, elle est là malgré tout, déjà présente dans l'aliénation de la maladie. Nicolas Philibert ferme le film là dessus, sans vraiment avoir un point de vue fort sur cette situation. Il ne dissipe pas l'idée qu'un psychotique, comme tout travailleur impliqué par une vocation ou une jouissance, souffre souvent que l'on s'attache moins à sa personnalité qu'au sens de ce qu'il produit, perçoit sa maladie comme une forme de travail dénié, et à travers elle également une égalité non reconnue. J'admets être injuste : il faut aussi porter au crédit de Nicolas Philbert le fait d'avoir conservé cette scène, qui déborde son postulat de départ. Ce faisant l'enjeu du film est moins la maladie ou le soin et le rapport de pouvoir qu'il implique que la culture, comme politique, entendue avec un certain romantisme comme la commune fragilité et la commune insécurité du sujet et de l'institution qui l'englobe.
*D'autant que le dispositif déployé par Philibert est assez proche de celui que Depardon a mis en oeuvre au début des années 80 dans San Clemente, avec une esthétisation alors forte qui tranche avec la frontalité de 17 Jours. La forme de Philibert est intermédiaire, ce qui est plutôt un atout, entre ces deux pôles.