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MessagePosté: 22 Mai 2023, 17:11 
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Lorsqu'on remonte les berges de la Seine depuis la gare de Lyon vers Bercy, on remarque, face au serpent vert de la Cité de la Mode, une barge assez étonnante, en bois de teck foncé, avec des proportions de Kursaal balnéaire et dotée de coursives ainsi que de persiennes mécaniques qui rappellent certains bâtiments de Jean Nouvel. L'embarcation est amarrée là depuis une quinzaine d'années. Il s'agit de l'Adamant, une antenne de jour psychiatrique, qui organise des activités culturelles, et possède un bar ouvert à tous. Le film va suivre une dizaine de personnes et capter l'organisation du lieu, les interactions entre patients, animateurs et soignants


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Mon angle d'attaque est sans doute maladroit : j'ai gardé un souvenir assez vif de 17 Jours de Depardon, ainsi que du documentaire que Nicolas Philbert avait consacré il y a 25 ans à la Borde La Moindre des Choses, qui possédait une structure assez proche de ce film (malade-médiateur qui se raconte lui-même dans des entretiens semi-dirigés et énonce le sens du film, dont le fil conducteur repose sur la préparation d'activité culturelle). L'approche de Philbert est radicalement différente de celle de Depardon. Celui-ci part d'une caméra-dispositif, pratiquement bloquée dans une pièce et un seul angle où chaque malade, cadré de la même manière, défilait en état confronté au même face-à-face individuel avec un juge. Ce faisant Depardon remettait en cause le fonctionnement de la psychiatrie comme institution, en parvenant progressivement, par le jeu des ressemblances et différences des situations et du parcours de chaque malades, à faire ressortir le fait que le pouvoir dont dispose cette institution n'est pas isolé et arbitraire, mais constitue aussi une production sociale collective - une norme structurante et aveugle. La maladie psychiatrique apparaissait alors comme une forme particulière de la peur générale du déclassement social, une solitude subie et pourtant socialement structurelle, et la parole des malades débordait le seul point de vue médical. Le film montrait comme un piège, car les malades, en posant un recours contre leur hospitalisation et en étant entendus par un juge censé à la fois vérifier, confirmer et équilibrer l'expertise du psychiatre, espéraient voir ce débordement recueilli par le pouvoir judiciaire : que la loi et le droit les comprennent, prennent en compte leur passé avant la maladie, et leur ouvre l'espoir d'une sortie immédiate. Depardon montrait bien une chose troublante : la folie, vécue comme une humiliation sociale, plaçait une confiance vengeresse, et forcément déçue, dans la lettre du droit. Le rôle de juge n'était pas subverti par les malades, qui espéraient un recours efficace, mais plutôt par la caméra de Depardon, mettant en scène un malentendu fondamental - la puissance publique ne pouvait être toute au plus, derrière le paravent de la décision, qu'un témoin, sans plus d'expertise que le spectateur, qui ne peut qu'écouter chaque malade s'enfoncer à chaque fois dans son délire.

Nicolas Philibert a une approche différente. Son dispositif est plus souple etoins répétitif. Il alterne les entretiens individuels avec les malades, les face-à-face à deux entre soignants et malades, et les scènes de groupes et de réunions, où soignants et malade sont en mesure de décider ensemble de l'organisation de certaines activités. Ce faisant, son objet est aussi différent de Depardon : il s'agit moins de l'opposition entre un sujet et l'institution , que de montrer le malade comme producteur de culture et de sens. Il s'agit bien de justifier à la fois le malade et l'institution de soin qui l'encadre et le protége, de les défendre pareillement. Le propos est plus optimiste que celui de Depardon, est tout aussi louable et légitime. A vrai dire il le complémente plutôt qu'il ne le concurrence*.

Cependant je ne me peux me défendre d'un certain inconfort, qui rend d'ailleurs le film intéressant. Pour le dire clairement le film n'échappe pas aux travers de l'esthétique du "cas intéressant". Beaucoup des malades filmés sont particulièrement intelligents, lucides sur leur maladie, ainsi que leur liens avec les proches et ce qu'ils peuvent en attendre. Mais, on le sait, cette justesse peut aller de pair avec la paranoïa : la normalité -ou plutôt le fait de vivre autonome dans la société existante - impliquent un point de vue extérieur sur cette conscience critique massivement objective, qui la ralentit, la relativise : une impuissance qu'il faut accepter au même titre que le possible.
Or l'Adamant s'attarde particulièrement sur des malades qui sont marqués et travaillés par la mythologie du rock et de la contre-culture poétique des années 60-70. Ils ne peuvent plus en revenir, car ils s'y identifient. Et cette contre-culture est extrêmement puissante, plus riche et généreuse que la mentalité misanthrope et inquiète de notre époque (on peut penser que Houellebecq se présentait à ses débuts comme un dépassement désabusé de Neil Young, pas si loin du chanteur morrissonien du film).
A certains moments je me suis demandé ce que Nicolas Philbert filmait exactement, tant la compassion envers le malade, mon écoute envers lui, se confondait avec ma propre nostalgie de cette mythologie, familière et intransmissible, et pourtant vouée à moins me toucher et à m'apparaitre de plus en plus anonyme à mesure que je vieillis. Le film me parait plus juste quand il filme ce qui échappe à cette logique, déborde l'institution elle-même, et pourrait en nourrir une critique potentielle. Par exemple le malade qui sert la tasse verte au café, et qui dessine (bien) ses deux filles (réelles ou effet d'une projection). Son discours est absolument normal et structuré, adéquat à la situation, mais sa posture, la lenteur de son élocution l'isolent malgré tout, personne n'a la patience de lui répondre. Ainsi il se fait longuement brieffer sur le service du café par une accompagnatrice, sert une cliente qui ne lui répond pas directement, mais a besoin de croiser un malade souffrant de la même pathologie que lui pour se lancer dans une conversation de small talk, anodine mais essentielle, sur la banlieue où habite l'autre, le RER qu'il prend etc... Les soignants n'ont pas la patience ni pour mission de produire cette réciprocité. Ce malaise apparait aussi lors de la scène finale, avec la danseuse qui demande d'animer un atelier (la caméra surprend d'ailleurs plus tôt en arrière plan, la démonstration d'un pas de danse qu'elle fait à un autre malade en fumant dehors : elle ne peut produire une prestation artistique que dans la conversation avec d'autres malades,à la place de la réciprocité). Le personnel soignant noie un peu le poisson avec une certaine mauvaise foi, présentant à chaque fois leur réticence comme une information neuve, alors qu'elle structure l'institution : on ne peut pas être à la fois encadrant et encadré, malade et auxiliaire thérapeutique. Et la culture n'implique pas la remise en caysede cette séparation, elle est là malgré tout, déjà présente dans l'aliénation de la maladie. Nicolas Philibert ferme le film là dessus, sans vraiment avoir un point de vue fort sur cette situation. Il ne dissipe pas l'idée qu'un psychotique, comme tout travailleur impliqué par une vocation ou une jouissance, souffre souvent que l'on s'attache moins à sa personnalité qu'au sens de ce qu'il produit, perçoit sa maladie comme une forme de travail dénié, et à travers elle également une égalité non reconnue. J'admets être injuste : il faut aussi porter au crédit de Nicolas Philbert le fait d'avoir conservé cette scène, qui déborde son postulat de départ. Ce faisant l'enjeu du film est moins la maladie ou le soin et le rapport de pouvoir qu'il implique que la culture, comme politique, entendue avec un certain romantisme comme la commune fragilité et la commune insécurité du sujet et de l'institution qui l'englobe.

*D'autant que le dispositif déployé par Philibert est assez proche de celui que Depardon a mis en oeuvre au début des années 80 dans San Clemente, avec une esthétisation alors forte qui tranche avec la frontalité de 17 Jours. La forme de Philibert est intermédiaire, ce qui est plutôt un atout, entre ces deux pôles.

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MessagePosté: 28 Mai 2023, 09:52 
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c’était sûrement idiot de ma part, parce que nicolas phillibert est évidemment une star du doc, mais j’ai quand même tiqué au logo France tv au début.
et j’ai quand même eu raison.

c’était sûrement idiot de ma part, parce que c’était sûrement inévitable au vu du sujet, mais je n’attendais pas à ce que ce soit effectivement un telle version doc du film service public qui pullule en ce moment. soit une plongée dans un service public / structure associative / lieu de vie du secteur non-marchand, où en surmontant quelques difficultés soigneusement aseptisées et en organisant quelques réjouissantes farandoles inclusives, on atteint la joyeuse plénitude du vivre ensemble.

alors je comprends parfaitement pourquoi les pouvoirs publics veulent produire ce genre de films, et pourquoi les gens prennent plaisir à y aller, mais moi ça ne m’intéresse pas follement.

j’irais même plus loin en évoquant je verrai toujours vos visages, auquel j’ai pensé pendant tout le film. je trouve qu’il y a une démarche à la limite de la malhonnêteté intellectuelle à prendre le plus minuscule bout de lorgnette qui permet de feel good à propos de ce qui est, structurellement, un service public en déshérence, qui broie ses usagers autant que ses travailleurs sous le poids du sous financement, de la sur sollicitation, des délais inhumains… nullement évoqués dans les deux cas. alors il pourrait y avoir un aspect « une petite solution qui pourrait en inspirer de grandes », sauf que dans aucun des cas ce qu’on voit n’est transposable à grande échelle et ne répond aux véritables défis posés. je suis ravi pour cette poignée de personnes sur ce magnifique bateau, je suis ravi pour ces CSP+ qui ont des heures et des heures à disposition pour discuter de leur traumatisme, mais 99,99% des gens qui ont un problème avec la justice ou avec la santé mentale ne sont ni de près ni de loin dans cette position. ça me gêne un peu.

ce n’est pas pour dire que le film est raté, vu que c’est très évidemment l’intention du film. il veut filmer les gens avec humanité, pour ne pas dire avec bienveillance. et c’est évidemment légitime et puissant, on se sent soi-même très humain et empathique en voyant ces fous quasi lucides, présentés sous leur meilleur jour, tous sympathiques, on se feel good autant vis-à-vis de cette société capable de si bien traiter ses marginaux que de soi même capable de s’attacher à ses gens si différents mais au fond, si semblables. c’est ce qu’il veut et c’est réussi. mais ça ne m’intéresse pas, je ne vais pas au cinéma pour m’entendre dire ce que je sais ou pense ou ressens déjà - et me faire dire que je suis formidable parce que je suis d'accord avec lui.

évidemment, j’ai aussi fait la comparaison avec 12 jours de depardon, que j’avais beaucoup aimé. il opposait l’extrême rationalité et rigueur d’une procédure juridique avec l’extrême irrationalité de ce qui débordait complètement du cadre de la santé mentale. c’était puissant, complexe, ça interrogeait puissamment sur la politique à adopter vis-à-vis de ces marginaux, la folie était parfois terrorisante mais elle faisait s’interrogeait sur la notion de danger vis-à-vis de soi même et vis-à-vis des autres, sur ces gens qu’on enferme parce qu’ils font peur mais quelle partie de cette peur était légitime et non. c’était profondément inconfortable, extrêmement complexe, stimulant et passionnant.
tout ce que sur l’adamant n’est pas, donc.

après, j’ai été assez partagé sur des aspects du film. je n’ai pas trouvé le film très écrit ou très monté, j’ai compris ce qu’il me montrait et voulait me faire penser mais je n’ai pas parfaitement compris ce qu’il me racontait, je n’ai pas eu l’impression qu’il ait eu accès à énormément de choses, pendant très longtemps.

le film est un très beau succès, a un excellent bouche à oreille, donc ça correspond manifestement à ce dont les gens ont envie mais moi j’aspire à des choses qui grattent un peu.


à noter une curiosité au générique de fin : le film est financé par la région ile de france et juste en dessous il y a écrit « la ligne éditoriale n’engage que les auteurs ». je n’avais jamais vu ça, c’est le début pour les financements publics des avertissements qu’il y avait sur les DVD des studios américains sur le point de vue exprimés dans les commentaires audio ?!


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MessagePosté: 28 Mai 2023, 10:52 
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FingersCrossed a écrit:
à noter une curiosité au générique de fin : le film est financé par la région ile de france et juste en dessous il y a écrit « la ligne éditoriale n’engage que les auteurs ». je n’avais jamais vu ça, c’est le début pour les financements publics des avertissements qu’il y avait sur les DVD des studios américains sur le point de vue exprimés dans les commentaires audio ?!


c'est une obligation réglementaire fixée en 2020 par l'IDF pour tous les documentaires soutenus.

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MessagePosté: 28 Mai 2023, 16:08 
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À la decharge de Philibert je crois qu'il ne s'attendait pas à avoir l'Ours d'Or est en était lui-même surpris. Cette reconnaissance est un symptôme pour lui-même. C'est suffisant pour séparer la critique du doc et celle de sa reception .

Par ailleurs le sens de 12 Jours ne me parait pas d'assimiler folie et marginalité justement, mais la rattacher à une angoisse sociologique diffuse (je me souviens qu'une des malades était une dame âgée assez tradi, mais dont on sentait la solitude, qui avait décompensé au moment d'un spectacle aussi familial que la Fête des Lumières à Lyon)

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Dernière édition par Vieux-Gontrand le 28 Mai 2023, 23:04, édité 1 fois.

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MessagePosté: 28 Mai 2023, 18:01 
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Vieux-Gontrand a écrit:
Par ailleurs le sens de 12 Jours ne me parait pas d'assimiler folie et marginalité justement, mais la rattacher à une angoisse sociologique diffuse (je me souviens qu'une des malades était une dame âgée assez tradi, mais dont en sentait sa solitude, qui avait décompensée au moment d'un spectacle aussi familial que la Fête des Lumières à Lyon)


justement, c'était une démonstration flamboyante que la maladie mentale te transforme instantanément en marginal de fait. peu importe la position sociale, l'environnement humain, la société n'aime pas les fous, ils la terrifie et dès que ça apparait l'internement est perçu comme la solution - et de fait l'internement place n'importe qui à la marge de la société - littéralement.


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MessagePosté: 28 Mai 2023, 22:45 
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Mmm. Par expérience en pensant à des proches ayant vécu (par deux fois) la situation décrite dans 12 Jours je n'ai pas l'impression que l'institution psychiatrique procède à des internements (ou hospitalisations, ce n'est pas la même chose) abusifs. Ce serait plutôt l'inverse, sans toute pour des raisons économiques (il faut se battre pour faire hospitaliser un malade). 12 Jours ne donne pas forcément une image de la fréquence de l'hospitalisation sur demande de tiers (même si le COVID qui a eu lieu entretemps a encore plus fragilisé l'hôpital et le suivi)

. Les personnes que Depardon montrait étaient souvent suicidaires, ce qui justifiait l'hospitalisation sous contrainte, or la souffrance ou le besoin d'avoir un cadre structurant le quotidien voire aidant la survie peuvent être présents sans que l'aspect suicidaire ne soit présent, et c'est paradoxalement en assumant de vivre et en acceptant sa maladie (et les médicaments) que le patient risque d'être confronté à une forme de solitude et à un suivi routinier.
S'il y a un manque de lits, et si la famille est en mesure d'héberger ou d'aider le malade, le juge peut très bien refuser l'hospitalisation, sans motivations médicales. Il sert de facto à hiérarchiser et trier les urgences, et non à se prononcer sur l'opportunité du traitement.
J'ai l'impression que cette procédure est surtout d'application pour les personnes qui sont confrontées pour la première fois à l'hôpital et à un secteur géographique (en France la psychiatrie, du moins publique, est organisée au moyen d'un zonage géographique assez fin, et donc indirectement en suivant un déterminisme socio-économique, plutôt que par pathologie https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Psychiatrie_de_secteur ). Disons que ce que le film montre à Paris dans le 12 ème ou même dans le cas de Depardon à Lyon n'est pas tout à fait la même chose que dans le cas de banlieues plus pauvres de Lille (même si des activités culturelles constructives - notamment théâtrale pour ce que je connais*- sont là-aussi mises en place).


Par ailleurs L'Adamant ne montre pas l'internement mais est un hôpital de jour, où se retrouvent apparemment des personnes vivant chez elles aussi bien que des personnes passant la nuit à l'hôpital.

C'est moins l'internement en soi que l'absence de perspective de travail et de salaire (surtout quand le malade atteint les 40 ans) qui place le malade à la marge de la société. Beaucoup de SDF souffrent manifestement de psychose et /ou de schizophrénie, sans être enfermés, et sont malgré tout confrontés à une indifférence hostile de la part de la société.

*
aspect assez curieux, les infirmiers participent à la préparation de la pièce et y jouent au même titre que les personnes suivies, mais pas les médecins, cela rappelle malgré tout la situation de Tittticut Folies de Wiseman, ainsi que la fin de l'Adamant

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