Je suis dubitatif...
Film très disparate, très inégal aussi, avec ses passages bateaux (tous ceux où Philibert se met lui-même en scène, à la bibliothèque avec musique d'ambiance en fond), ses détours surprenants (le détour par la prison est le plus marquant, je trouve, le plus frustrant aussi, p-ê, parce qu'il va très vite, avec ce choix surprenant de montage violent du passage de la tôle à ce cochon encagé dans une remorque, qu'on bute ensuite à coups de maillets en demandant si la caméra "voit bien"), ses passerelles un peu casse-gueules (en gros, le message, c'est nous sommes tous des Pierre Rivière... ou à tout le moins, tous ceux qui sont passés par le tournage sont un peu devenus Pierre Rivière)...
Mais le film assume tout à fait son manque d'unité, d'être une somme d'amorces, un éventail de documentaires possibles. Il assume aussi le pouvoir introspectif assez terrifiant de la caméra, quand on entend tous ces gens se confier intimement face caméra (peu parlent du film, en fait, beaucoup parlent d'eux, de leurs problèmes personnels, la maladie et la mort rôdent pas mal), mais aussi quand on entend Philibert mettre allègrement le pied dans l'intime au milieu d'une conversation qui n'y était pas exactement (je le trouve violent, son "donc vous n'êtes pas marié, vous souffrez de la solitude?", balancé badinement).
Je peux pas dire que je sois fan de sa manière de filmer, j'ai l'impression que le cadre est la plupart du temps sans grand intérêt, souvent trop rapproché (voir la séquence qui pourrait être jolie du type avec son vélo, où tu sens que Philibert d'un suel coup s'aperçoit qu'il est trop près et entame un dézoom un peu acrobatique), trop télé (platitude absolue des axes), et que le support pellicule est presque un luxe injustifié (lumière, photo pas marquantes du tout). Mais je pense aussi que le travail de montage est assez intrigant, et rattrape pas mal de choses. La pellicule y trouve p-ê sa justification esthétique "tardive", en ce que chaque basculement dans les extraits du film d'Allio ne se traduit pas par une rupture visuelle radicale, comme ça aurait pu être le cas dans l'opposition numérique/argentique distingant les époques (intéressant passage aux laboratoires Eclair, comme si le film était une espèce de prélude à un testament de l'argentique -- devenu en outre rarissime en documentaire), mais laisse au contraire à chaque fois un lèger flottement, une éphémère incertitude spatio-temporelle. Ce qu'on a aussi parfois dans la voix-off, où l'on ne comprend pas nécessairement immédiatement quand Philibert parle de sa voix propre ou lit des textes des autres et d'autres époques.
Ce qui m'a finalement le plus surpris, c'est l'attention portée par Philibert aux animaux. Encore une fois, je ne suis pas vraiment amateur des images qu'il prend d'eux, par contre la manière dont il les insère dans son montage est notable. La séquence d'ouverture, qui assoit d'office qu'on ne sera pas dans le "bonus DVD à Moi, Pierre Rivière" (c'était ma crainte majeure) est surprenante : on assiste à l'accouchement d'une truie, puis au massage cardiaque qui sauve la vie d'un des porcelets qui ne respirait pas à la naissance. Tout cela nous amenant à la séquence citée plus haut, où un porc est assomé puis égorgé, et son sang recueilli.
Le truc, c'est que je n'arrive pas bien à cerner où Philibert veut en venir. Nous dit-il, en gros, "la vie continue mais attention il y a la mort"? Dans ce cas c'est d'une banalité extrême (et ça occasionne plusieurs séquences un peu nazes, comme celle au cimetière).
Mais il y a aussi évidemment le fantôme de Pierre Rivière qui hante tout cela. Le choix du cochon égorgé, quand on nous rappelle régulièrement que PR, c'est même la première phrase de sa confession, a égorgé sa famille. Le choix des séquences du film d'Allio va aussi dans ce sens, puisque Philibert a prélevé les meurtres et les plans gore, qui sont rappelés à la fin par l'acteur qui jouait PR, qui explique que la serpe était en carton et recelait un petit réservoir pour le faux sang...
Bon, tout ceci est intéressant. Si l'on y ajoute la dernière image spectrale, je pense qu'on peut surtout voir le film comme une réflexion sur la faculté de l'art photographique (donc photo et cinéma) à conjurer la mort, et l'oubli. Et refaire un film sur un film oublié, qui avait comme projet (ce sont les notes d'Allio, écrivant à Foucault) d'éviter que sombrent dans l'oubli les histoires de ces paysans normands, est très cohérent.
Donc il y a bien quelque chose de très fort qui sous-tend tout le film (autre exemple: la tristesse d'une des actrices, découvrant dans les archives que son "personnage" est morte à 23 ans sans avoir eu d'enfant), mais qui achoppe un peu du point de vue esthétique.
C'est intéressant que Philibert, à mon sens documentariste moyen mais dont les choix de sujet sont souvent intéressants (de lui, j'aime beaucoup La Ville Louvre), s'attaque à un projet si modeste et si peu glamour, après le succès invraisemblable d'Être et avoir, qui aurait pu lui permettre de tourner à peu près ce qu'il voulait.
Ce choix, donc, de courir le risque d'user de son confort de production (tourner 60 heures de rushes en pellicule!) pour un film forcément promis à une audience riquiqui (je suppose que c'est la catastrophe niveau entrées, non? plus que deux salles sur Paris en tout cas, et comme elles sont hors des réseaux pass, les curieux ne se déplaceront pas en masse), témoigne, qu'on aime son cinéma ou pas, d'un amour sincère pour le cinéma. Ca peut sembler un peu con de dire ça comme ça, n'empêche que je me demande combien auraient pris un tel risque dans ces conditions.
Dommage qu'il n'en ait pas profité, s'étant mis en "danger" par son sujet, pour en profiter pour se mettre aussi en "danger" formellement. Disons qu'on est trop, malgré le foisonnement, la richesse du brassage, dans ce confort de "docu prestige Arte" pour qu'il se passe vraiment un instant fort de cinéma...
ps : un gros
au St-André des Arts 2, qui projette ses films sans rien vérifier et où personne n'est là à la caisse en cas de pépin d'image ou de son (le son était dégueulasse à souhait, on aurait dit une vieille bande magnétique sur un walkman aux piles usées, l'horreur...). Et quand tu leur signales ça en sortant, évidemment, tout le monde s'en fout. "Ah bon", m'a-t-on dit.