Intéressant de comparer la manière dont Hamé Bourokba/Ekoué Labitey et RAZ investissent le genre balisé du film noir la même année, avec le même sérieux papal. Chez RAZ, inspiration melvilienne, passée au tamis du film d'auteur - bressonnien - un peu anémiée, épure, austérité, chez les ex-rappeurs de La Rumeur, une narration plus foisonnante, une matière plus vivante qui n'est pas due à la seule différence générationnelle entre les protagonistes (la future mère de 20 et quelques années incarnée par Marillier vs les darons du Gang du Bois du Temple). Outre l'absence totale d’ironie (quoique cela se discute chez RAZ, dans la manière dont il fait un pur exercice de style), l’autre point commun ce sont les figures masculines viriles propres au polar, roulant toujours un peu des épaules, qui essayent tant bien que mal de faire du biff. Bon, je dois dire que Hamé et Ekoué, probablement dotés des meilleures intentions du monde, ne font en général pas dans la subtilité : ainsi le titre Rue des Dames fait référence à la rue où habite l’une des protagonistes et sans doute aux personnages féminins de l’histoire en général, à commencer par son héroïne, enceinte, esthéticienne au smic, qui galère à joindre les deux bouts. On ne peut s’empêcher de voir un peu trop lisibles les intentions quand il s’agit de peindre à grands traits la France qui trime, qui galère, au gré ou non de petites magouilles en tous genres (le réceptionniste d’hôtel miteux que l’on voit fugitivement par deux fois bûcher ses cours de mathématiques de haut niveau, ok, ce genre de naïvetés, comment dire…). Et me gêne, non nécessairement l'absence d'ironie facile qui est bienvenue, mais d'humour dans ce monde présenté comme sans issue possible, ce dolorisme qui fait machinalement dire "bon courage" à tout employé pris dans l'accomplissement de quelque tâche d'apparition subalterne (mais qui sonne juste encore une fois) - ce qui en dit plus long sur moi que sur le film, peut-être ? Car la grande qualité du film, c’est de ne pas juger ses personnages antipathiques au possible alors que nous sommes prompts à le faire. Dans le même ordre idée, on chipote intérieurement on se demande, le film est-il crédible mais il noie habilement le poisson de la vraisemblance dans des dialogues et des motivations opaques. Quand ça paraît un peu too much, on rectifie soi-même cette impression en se rappelant des affaires Neymar ou Pogba plus récemment, que faisait chanter son propre frère. Peu importe que Virginie Acaries, qui est censée avoir 35 dans le film, est clairement plus vieille par exemple. De cette manière l’humilité, le premier degré du film nous ramènent un peu sur terre. Pareil pour la remarque de l'un des personnages "ils ont la plus belle ville de monde et il y a même pas de poubelle. Où vont nos impôts..." Habitué aux réseaux sociaux, nous aimerions le corriger en direct : il y a un nombre délirant de poubelles à Paris, il y en a trop ! Mais c'est là la vérité du personnage ! La musique, composée de nappes de synthé, quasi-omniprésente, des scansions sonores extra-diégétiques qui viennent accentuer ce qui se passe à l’écran, la narration échevelée tirent même le film du côté de la telenovela, ce que confirme un climax en mode « take no prisoners », pompier en diable, mais sans effusion de sang abusée. On retrouve l’aspect dialectique des Derniers Parisiens, les défauts se transforment parfois en qualités, et inversement : il y a une matière vivante sans doute plus poignante, plus intéressante que l’aspect bien peigné du dernier RAZ. Garance Marillier incarne avec beaucoup d’à propos ce bizarre noeud de contradictions qu’est le film.
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