Juin 1968, à Pessac (qui était la ville natale de Jean Eustache), près de Bordeaux , le conseil muncipal, comme chaque année, sacrifie à l'élection annuelle de la Rosière de Pessac. Il s'agît d'une vieille tradition remontant au Vème siècle (au début de l'évangélisation de la région), et réactivée au XIXème siècle par le legs d'un riche bourgeois qui avait perdu sa fille. Il s'agit d'élire collectivement, en délibérant de manière très officielle, une jeune femme qui doit se singulariser non seulement par sa beauté, mais aussi par ses qualités morales. Une parade avec le maire (qui va chercher la jeune fille chez elle), suivie d'une cérémonie aux morts de 14-18, ainsi qu'une messe, un banquet et un bal sont ensuite donnés dans la journée. Le conseil municipal, guidé par un conseil des aînés de la commune (dont une des membres parrainera l'élue), est présidé par le maire (et en principe par le curé, mais on va y revenir). Il délibère de façon semi-publique des mérites (comprenez : "de la réputation") des candidates - et de leur entourage. L'élection est à trois tours (pour trois "candidates", le but est vraiment de générer du potin dans un cadre politique) . Cette année-là, le conseil (en fait principalement le maire) a exclu une candidate, visiblement méritante, mais issue d'une famille d'alcooliques et de délinquants
(ce sont les termes des défenseurs de la jeune femme), de peur que la mise à l'honneur indirecte de la famille ne ternisse la cérémonie, et par ricochet la ville...Documentaire passionnant. L'angle annonce un peu celui de l'émission "Strip-Tease". Le film contient bien une dimension voyeuriste et moqueuse, flattant la supériorité du public sur le sujet. Le centre du film est le maire, notable - médecin encore jeune de 40 ans, mais en décalage complet avec l'époque. Il est particulièrement ridicule, doté d' une éloquence pompeuse, cabotine et paternaliste, (digne des romans de Mauriac -on comprend pourquoi les femmes de notables de la régions craquaient- voire aussi de Séraphin Lampion ou du maire de Champignac des bons vieux Spirou) , aussi comique que sinistre, à voir son insistance sur la beauté de l'élue, et son plaisir à mimer la posture d'un époux lors des festivités. Il est toutefois parfois touchant dans sa naïveté (l'espoir qu'Eustache qui filme la cérémonie sous le manteau de l'ORTF, sera un argument publicitaire pour la ville et son action...). Si j'étais méchant je dirais qu'il ressemble étrangement (même physiquement) à Macron, dans la manière de mettre en scène simultanément une morale de l'effort collectif et un attitude de dandy individualiste et discrètement jouisseur. Cette contradiction définit l'espace d'une représentation permanente, sans substance et sans cause, à laquelle il finit par croire lui-même. C'est l'univers de Madame Bovary, qui survit en plein mai 68. C'est aussi en lui, qu'immanquablement (et c'est la différence avec Strip-Tease), on se reconnaît (il occupe tout le plan), et est cruellement trahi par la caméra - et la durée des plans -devant les siens.
Le rituel et l'élection ont aussi quelque-chose d'horrible et d'humiliant, qui fait penser à un rituel païen, à une immolation de vierge inca. Les jeunes femmes de la communes habillées toutes en blanc entourent en permanence l'élue, et il y a aussi quelque chose de fiévreux dans l'identité basque de la cérémonie, avec la musique et la blancheur des vêtements sous le soleil, qui excède le climat de jeu télévisé du midi ou d'Interville sexuellement gourmé.
Pour autant, le film n'est pas manichéen, et arrive, par la durée et le recul, à témoigner de manière très forte qu'Eustache filme les siens et un environnement pour lequel il a beaucoup de tendresse, qu'il est du même univers que ces jeunes femme et jeunes hommes de 20 ans, guères dupes de la cérémonie .
Le moment où le fiancé de l'élue lance un regard-caméra à Eustache avec un sourire en coin, ainsi que le rictus figé du père de l'élue lors du discours du maire indiquent ce qui se cache derrière l'attitude timide et réservée de la famille, qui subit la cérémonie et lui accorde finalement peu d'importance. Le mouvement de mai-68 pour le fiancé et l'identité ouvrière du père les rendent extérieurs au numéro du maire et des anciens du village.
C'est dans cette réserve et ce recul que le film touche à quelque-chose intemporel, et résonne avec l'aujourd'hui. Aussi bien avec les Gilets Jaunes (les jeunes femmes élues sont choisies souvent parli la classe ouvrières - le terme "mérite" indique bien qu'elles surmontent une corruption supposée) qu'avec le féminisme #metoo. L'élue (très belle il faut dire) ne parle jamais, on entendra jamais sa voix, le maire parle pour elle, et les vieilles femmes du village parlent d'elle, mais elle s'exprime beaucoup par les yeux : respect puis l'amusement puis la fatigue (voire la gêne quand le maire pontifie sur l'honnêteté de sa famille) et l'envie que cela s'arrête.
Les participants de la fête populaire ne sont pas non plus uniformément bornés, et laissent transparaître une forme authentique de sociabilité populaire. L'assesseur assez rond qui veille à l'élection essaye d'introduire un peu d'humour dans l'élection, masquant sans-doute une certaine lassitude. Une vieille femme de 92 ans, Rosière 1900, trouvera pour s'adresser de manière à la fois filiale et prudente à l'élue lors du banquet les mots qu'il faut, vifs et fraternels, intelligents et sans effets d'éloquence, mais est aussitôt infantilisée par le maire qui la traite comme les médias traitaient Jeanne Calment).
Le passage le plus déroutant dans le film est la messe. On comprend que le curé a en fait choisi de boycotter la cérémonie, et qu'il est une opposition - de gauche - au maire.
Son sermon est centré les évènements de mai 68 , et assez peu directement religieux. Il montre beaucoup de compréhension et de sympathie pour les étudiants et ouvriers parisiens, et essaye de synthétiser le sens des éléments, alors tout récents, de façons très articulées. Ik reconnaît dans les aspirations de mai 68 un message christique, identifant amour et justice. "Cette crise, ce désordre sont ceux de la société et du système, dont tout le monde, quelque soit son camp, sait qu'ils ne peuvent continuer ainsi".
On se dit que l'on pourrait parler à l'heure actuelle de la même manière des gilets jaunes, mais qu'on l'entend peu. Il commente aussi l'assassinat de Bobby Kennedy et la guerre au Biafra, sans métaphore, de façon directe. C'est vraiment l'esprit des films de Pasolini montré dans le réel. La liturgie du culte est aussi celle (toute récente à l'époque) de Vatican II, avec un ton informel, un choeur dirigé mais accompagné d'une guitaire folk. On sent que le public de la messe est soit méfiant (le maire pincé) soit (les jeunes femmes) complètements extérieurs aux propos du curé.
L'Eglise catholique n'a pas forcément toujours été une force réactionnaire. Cependant cette générosité et l'insitance du prêtre sur la justice et la fraternité introduisent un divorce entre la pertinence et l'impact de sa vision politiques d'une part (qui se formulent par des valeurs, et mobilisent un aboslu), et son ancrage sociologique (qui est véhiculé au moyen par le lieu, la voix et l'autorité du prêtre, qui sont par eux-même une forme de négation ce cet absolu). C'est la crise actuelle, mais pas où le prêtre se situe : la morale contre la situation, la politique contre le social. La générosité diffère de la justice (mais ne s'y oppose pas, ce serait trop simple, trop confortable).
l'église joue finalement, dans cette crise et cette différence, le rôle d'un média, sans que cela soit forcément péjoratif. La révolution est pour le prêtre une attitude pédagogique qui lui permet d'expliquer aux gens de Pessac ce que sont la fraternité et la paix , comme s'ils étaient non des conditions mais le contenu de la révélations, des inventions récentes.
Il faut que la valeur corresponde absolument à un besoin pour que l'institution soit aussi jeune que sa parole . Le prêtre a dès lors un problème commun avec Jean Eustache : celui de se faire témoin d'un présent qui lui échappe et en même temps lui répond, mais de façon croisée et opposée : le prêtre parle à l'échelle mondiale (la fraternité et l'amour du Christ, dans le contexte du village, signifient finalement le monde, on dirait presque "la mondialisation") , de ce qui le rejoint lui, mais qu'il aurait dû lui-même inventer pour y croire. La justice communiste est dit-il "la même que la justice chrétienne", finalement il faut qu'elle en soit la préfiguration pour sauver le Christ. Pour Eustache, il s'agît d'être témoin au contraire de l'échelle locale, de son propre village, de son propre espace, mais de retenir ce qui , dans cette intimité le fuit sans cesse . La Rosière elle-même semble complètement extérieure à sa ville, et perdue face à quelque chose qui lui échappe, mais qui est pourtant son origine : il faudrait qu'elle puisse dire un mot pour retenir cette fuite. Le langage est pour Eustache à la fois omniprésent et impossible, car sa seule justification serait d'annuler la fuite du temps (il est comme une photographie face au film). La différence sexuelle est aussi pour Eustache articulée de manière frappante comme une forme de langage. Lors des zooms sur les beaux yeux de la Rosière la caméra semble dire : voici ce que l'ordre, le maire et sa bêtise ont investi à ma place. Et ce qu'ils vont me voler (la rosière est déjà déçue, je ne pourrais plus la séduire), je ne suis libre et révolutionnaire que là où mon désir est à la fois mort et convoité par la loi d'autrui.
Chose importante : Eustache a refilmé 11 ans plus tard, sous le même titre, avec la même durée (1h05), le même rituel commençant par le rituel de la lecture du testament du donateur ( avec une la autre couleur politique,000 PS à la mairie, on se demande bien pourquoi... ironiquement le maire a une prestance très mitterrandienne, plus cynique que le maire précédent... on sent d'ailleurs qu'il essaye d'utiliser la présence d'Eustache pour se donner une image moderniste au détriment de son prédécesseur... ce qui n'est pas le but du réalisateur, qui panote de la même manière sur une statue tristement solennelle de Marianne au moment le plus connoté "miss France" des délibérations) l'election , en couleur. C'est sociologiquement assez fascinant, la ville ( devenue grosse : 60 000 habitants, et intégrée au tissu urbain de Bordeaux quand elle était encore agricole en 1968), a entièrement entièrement changé d'identité, l'équipe muncipale est plus féminine, à la fois plus humaine moralement (quoique le ragot sur la fausse couche d'une nominée soit plus ingrat que le paternalisme de 1968) mais complètement technocratique dans l'organisation de l'élection déléguée à un conseil de syndicats de quartier (qui choisit consensuellement des orphelines ou filles de parents séparés plus jeunes que l'élue de 1968) et va affronter l'ancien jury des vieilles femmes. Le discours du curé est aussi plus conformiste.
Et 2015 fut la dernière année de la Rosière, Sud-Ouest dit qu'il n'y avait pas assez de candidates et que l'élection mettait le maire dans une situation difficile ... parce qu'il devait se rendre à l'Eglise comme élu de la République (tiens tiens, c'était aussi la première année d'un maire de nouveau de droite, après un long interlude PS qui a dû se souvenir de l'impact local du film ) :
https://www.sudouest.fr/2015/05/27/pess ... 1-2780.php).
Une tradition de 15 siècles abattue par un film qui voulait la sauver et l'arracher à l'ordre, c'est vraiment une oeuvre d'ethnographie.