Dans un monde en déclin, la jeune Furiosa est arrachée à la Terre Verte et capturée par une horde de motards dirigée par le redoutable Dementus. Alors qu’elle tente de survivre à la Désolation, à Immortan Joe et de retrouver le chemin de chez elle, Furiosa n’a qu’une seule obsession : la vengeance.Dès l'annonce du projet, une adaptation de la
backstory du personnage découvert dans
Mad Max Fury Road, imaginée par George Miller et ses co-scénaristes durant la conception de ce film, il était légitime de s'interroger sur l'utilité de ce
prequel spin-off. Pourquoi coller d'aussi près au nouveau mètre-étalon de la saga? Comment surpasser ce qui était considéré comme un des meilleurs films d'action de tous les temps? Le film ne pouvait que souffrir de la comparaison. C'était oublier que le cinéaste n'a jamais réalisé deux volets similaires.
Furiosa s'inscrit dans la lignée de ses prédécesseurs, ancré dans un même univers (et même plus directement l'univers du précédent) mais résolument différent dans son approche. A la radicalité dense de
Fury Road succède un parcours initiatique tentaculaire, tantôt épopée biblique tantôt véritable film de guerre, substituant l'unité de lieu et de temps pour une radioscopie du "Wasteland" tout juste aperçu auparavant. Et lorsque le film revisite des éléments des autres tomes, c'est pour mieux nourrir cette nouvelle réflexion de l'auteur sur l'Histoire et
les histoires, sans doute la plus aboutie à ce jour, tissant un propos inattendu sur la légende à construire comme réelle vengeance.
Adoptant une narration en chapitres, le récit prend le parti d'une structure épisodique aux transitions parfois abruptes, avortant de façon semblablement délibérée un crescendo classique plus satisfaisant. Le résultat n'est pas toujours très heureux dans la première heure dont le rythme paraît parfois malaisé mais illustre d'emblée le projet de Miller qui sait que les mythes se composent parfois en ellipses. C'est un peu l'histoire du monde que le cinéaste rejoue ici, dès son ouverture sur un jardin d'Eden et un fruit cueilli par une jeune femme. S'ensuit alors une première scène d'action engageante qui en dit long rien que par son concept, poursuivant et poursuivis sans cesse contraint d'upgrader leur véhicule au fil de la course dans un monde où les ressources sont limitées : on troque un cheval pour une moto, on prend l'essence de celui qui vient de mourir, c'est la théorie de l'évolution en une poursuite. Ce n'est pas un hasard si Darwin est cité un peu plus tard.
La voix off d'introduction est celle du History Man, dont une citation servait de carton de fin à
Fury Road, littéralement une encyclopédie vivante et l'un des personnages de ce film qui recycle des éléments narratifs de toute l'Histoire et toutes les histoires, d'un Paradis originel donc jusqu'aux guerres d'aujourd'hui, citées nommément dans le texte, en passant par les fables et les contes, le Moyen-Âge et l'Empire romain, le western et les pirates. Immortan Joe a ses médailles militaires et ses holsters à six coups, Dementus, le nouvel antagoniste, porte une cape et se déplace en char tiré par des bécanes. Si le premier faisait figure de dictateur et roi avec son harem, le second est un conquérant, s'attaquant aux trois forteresses du Wasteland comme le loup s'attaque aux maisons des trois petits cochons. Si l'apparence et la performance de Chris Hemsworth n'étaient déjà pas éloquentes, Miller aborde ça avec un certain ludisme mais demeure tout à fait à-propos.
Il faut dire que ce méchant incarne à merveille toute la démarche du film, à savoir comment une femme survit dans le monde de Mad Max, ou, devrait-on dire, dans le monde
des Mad Max. Miller est fasciné par la notion des archétypes récurrents en fiction. Il l'évoquait directement dans son documentaire
40,000 Years of Dreaming mais c'est visible dès
Mad Max Beyond Thunderdome dans lequel Bruce Glover joue un personnage secondaire très similaire à celui qu'il jouait dans le film précédent et néanmoins complètement distinct. Immortan Joue est interprété par le même acteur que Toe Cutter du premier
Mad Max. Un détail de l'exégèse informe alors la compréhension de la diégèse. Et
Furiosa ne déroge pas à la règle. Cette fois, il y a carrément une actrice qui joue deux rôles dans le
même film mais la récurrence la plus intéressante n'est pas celle-là. Dans un monde idéal, j'imagine que Miller aurait osé faire jouer Dementus (provenant de
"demented" autrement dit
"fou" soit
"mad") par Mel Gibson. En l'état, il choisit Chris Hemsworth, autre beau gosse australien (mais amoché par des prothèses et postiches volontairement grotesques), pour qu'il tienne le rôle d'un homme dont le trauma est identique à celui de Max Rockatansky. En somme, Dementus est un Mad Max qui aurait vrillé et encore une figure patriarcale nocive pour la jeune Furiosa, balloté entre ce père toxique et et le violeur pédophile Immortan Joe.
Et il y a un autre ersatz de l'anti-héros dans le film, positif celui-ci, en la personne du Praetorian Jack, que Miller accoutre et filme exactement comme Mad Max, en cuir avec épaulette unique et descendant même une route déserte de loin. Le film ellipse de façon surprenante mais doublement judicieuse son mentorat, à la fois pour éviter d'en faire l'homme blanc providentiel et pour économiser un apprentissage inutile au vu des qualités déjà existantes et attestées de Furiosa jusque là. Pour cela, il suffit de voir l'épatante attaque centrale du convoi, à la fois un respect du cahier des charges de la licence et une prouesse de spectacle, parvenant à innover vis-à-vis de son illustre prédécesseur avec une exploitation simultanée de l'horizontalité et de la verticalité du décor tout simplement époustouflante et jubilatoire.
Mais l'idée de transmission et surtout de substitution demeure.
Fury Road faisait déjà état d'une passation - dès la transfusion sanguine mais plus métaphoriquement avec Max disparaissant dans la foule tandis que Furiosa était érigée sur la plateforme - et
Furiosa surenchérit sur cette idée avec cette préquelle qui semble condenser les trois premiers films (l'
origin story du premier, la résurrection du second, la mythification du troisième) en un récit épique, répétant là aussi certains motifs (ex : Furiosa émergeant du sable au ralenti). Furiosa doit presque littéralement devenir un homme, se faisant passer pour un garçon (autre trope qu'on retrouve en contes et histoires) pour échapper à son sort (tout ça reste profondément politique). Le personnage était déjà iconique sous les traits de Charlize Theron mais ce que Miller raconte ici c'est la naissance d'une icône, jusque dans le sens religieux. Tout au long du film, la mise en scène convoque des images de crucifixion et nulle n'est plus parlante que celle qui voit Anya Taylor-Joy adossé à une croix bordée par les flammes. C'est l'histoire de comment une héroïne est forgée. Et le morceau de bravoure incroyable au Bullet Farm qui entoure ce plan est une nouvelle preuve de l'inventivité d'un metteur en scène qui ne se repose pas sur ses acquis et ne se contente pas de se répéter.
Alors ok c'est bien joli toutes ces références mais ça fait pas un film, me direz-vous, et je suis d'accord que tout ceci ne serait que texture si Miller n'y apportait pas une réflexion et c'est la fin qui vient donner à tout cet abattage un autre sens qui est tout simplement la réponse à la question "Pourquoi?". Pourquoi Furiosa a-t-elle fait tout ça? Est-ce simplement pour se venger? Et si c'est pour se venger, est-ce que cela suffit? Loin de se limiter à un simple discours sur l'inanité et/ou l'insatisfaction inhérente à la vengeance, le film embraye alors sur la nécessité de dépasser cette considération, de dépasser l'humain. Mad Max allait
"Beyond Thunderdome", Furiosa doit aller
"Beyond Vengeance". Et c'est là que
Furiosa devient presque l'hybride tant de la saga
Mad Max que de
Trois mille ans à t'attendre. Dementus l'a bien compris, changeant de préfixe ou de suffixe selon son évolution, selon les besoins de l'histoire qu'il doit raconter à l'instant T pour arriver à ses fins. Tout comme "The Mighty Sven" dans
Happy Feet 2, il faut se réinventer, réécrire son histoire pour survivre et inspirer les autres.
La seule manière de changer l'Histoire, c'est de devenir l'Histoire.