Synopsis : Durant un ouragan, l'officier en second de l'USS Caine prend le contrôle du navire désobéissant ainsi à son commandant. Jugé pour mutinerie, il est défendu par un avocat qui le considère comme coupable.
J'avoue que ça m'a fait bizarre de regarder ce film d'un réalisateur qui a autant compté pour moi, en sachant que c'était le dernier. A l'exception d'
Eyes Wide Shut, je ne sais pas si ça était déjà arrivé, et Kubrick avait déjà cette figure de compagnon pour mes aînés. J'ai été énormément ému et l'ai regardé deux fois de suite alors qu'il n'y a pas plus barbant et aride comme sujet. Et évidemment, ce n'est absolument pas le film à conseiller pour entrer dans son œuvre. Mais bon.
Mais j'ai ressenti une grande émotion en voyant que c'était véritablement un film de Friedkin, malgré la production de départ. En fait, c'est un retour aux sources autant qu'un bilan. Friedkin, qui a également écrit le script, reprend un classique hollywoodien adapté d'un roman à succès, dont l'écrivain a tiré aussi une pièce de théâtre. Sauf que Friedkin le passe au travers de son point de vue habituel, à savoir réévaluer la situation au sujet des faits, défendre l'indéfendable, en se demandant si l'incarnation du Mal agitée comme telle devant la Plèbe n'est au fond qu'un humain reflet de nos propres turpitudes.
Depuis l'événement fondateur de sa carrière avec
The People Vs. Paul Crump, Friedkin s'interroge sur le doute raisonnable, sur la justice, sur la manière dont la société peut pointer du doigt et utiliser un bouc émissaire un individu pour masquer ses propres carences.
Autrement dit, avec le sujet, il est en terrain conquis.
On comprend aussi pourquoi à 87 ans, et avec un pied dans la tombe, il opte pour une mise en forme totalement anti-spectaculaire. Un lieu unique sur 99% du film : la salle de procès où trois tables entourent la chaise où se succèdent les témoins et l'accusé. Pas de jeu de lumière expressionniste, pas de cadrages alambiqués, pas de flashbacks traumatiques, pas d'acteurs connus en dehors de Kiefer Sutherland très sobre (on a droit à un faux Will Poulter, un faux Martin Freeman etc... et surtout le très bon et regretté Lance Reddick*) même pas de gueulante oscar-clip et de discours larmoyant (Jason Clarke, qui joue impeccablement l'avocat, emprunte pas mal de mimiques à Paul Newman dans
Le Verdict).
*le film lui est dédié.
Mais ce n'est pas une mise en scène au repos, pour autant, ce vieux corps (et regard) bouge encore : chaque entretien est mis en scène d'une manière différente de façon à épouser les stratégies successives de la défense ou de l'accusation. Cette chaise qui se trouve au cœur du dispositif peut tour à tour apparaître comme un trône sur lequel un expert confiant peut frimer, ou bien des charbons ardents sur lesquels on fait griller un autre témoin. La direction d'acteur de Friedkin fait le reste : chaque regard est posé (voir ainsi comment l'avocat rappelle d'un geste à l'accusé de fixer les juges pendant qu'il s'explique), chaque geste est signifiant. Ainsi, l'expression passe autant par la parole que par les mains : que ce soit Kiefer Sutherland qui se tourne les pouces nerveusement, ou bien l'accusé qui arrive à mimer le bordel d'une fouille intensive du bateau tout en récitant son texte.
Précision du jeu mais aussi précision de la pose des corps dans le cadre : lors du deuxième passage de Sutherland sur le gril, on a une grande partie de vide qui donne sur une table floue. Quelques minutes plus tard, une preuve accablante proviendra de cette table. Précision du montage enfin, dans ce même interrogatoire, on a droit à l'un des rares recadrages sur un témoin en plein monologue. un effet sec et violent où on se rapproche du visage de Sutherland, ce qui accentue l'idée de la paranoïa qui grandit en lui et qui cause sa perte.
Bien sûr, j'aurais préféré retrouver Billy au grand air, là où il était le meilleur, à transformer le réel en un enfer urbain ou naturel dans lesquels les protagonistes se perdaient, mais il a pris en compte son âge et sa santé pour une fois de plus garder le contrôle. Le sous-texte avec ce choc générationnel parle aussi de ça : de sa carrière avec ses hauts et ses bas. De son enfance pauvre et du fait que la mise en scène lui a permis d'ouvrir ses yeux et les nôtres à tout un monde dont il n'imaginait même pas l'immensité, quand enfant il dormait aux côtés de ses parents dans la seule pièce de son appart de Chicago.
Le final (qui se tient dans le seul lieu autre que la salle de tribunal avec le couloir y conduisant) joue aussi sur cette ambiguïté, à mi-chemin entre
La Corde et son propre
Enfer du devoir :
Il justifie également de belle manière tout ce qu'on aura vu précédemment, puisque le tribunal, au cours du procès, sera devenu une scène de spectacle où l'avocat-magicien aura su aussi bien travestir la réalité et manipuler son public qu'un réalisateur en pleine possession de ses moyens. Un jeu dans lequel Friedkin était passé maître autrefois et sur lequel il n'a jamais cessé de se questionner jusqu'à remanier des pans de ses films.
Et ce dernier plan, lui aussi sec et sans fioritures qui clôt une filmographie qui s'est développée sur sept décennies, et qui m'a fait le même effet que le "Fuck" d'
Eyes Wide Shut et le "So long, you bastard," de
Seven Women.
Et Billy, ce verre que tu as envoyé à la face du système, c'est à toi et à tous ceux qui ont aimé ton boulot que le lèverai ce soir pour la fin d'année.