Lohmann, dans un autre topic, a écrit:
Rendez-vous (1940)Je tiens pour l'un des aspects les plus réjouissants dans l’œuvre de Lubitsch ses magnifiques portraits de femmes, personnages aux caractères affirmés, véritable pilier sur lequel se fait la cohésion du couple (l'homme étant à l'inverse inconstant et queutard). Quel étonnement de voir dans Rendez-vous ce brusque retournement de point de vue, où la gent féminine est croquée sous les traits de vieilles filles godiches (les tantes de Karla et ses collègues de travail) et épouses antipathiques (celles de Pirovitch et Matuschek), quand Karla (la seule qui dépasse le statut de simple caricature) devient le jouet des manipulations de Mr Kralik jusque dans une ultime séance de torture mentale où il prend manifestement un plaisir non dénué de sadisme à faire s'écrouler l'image de l'amoureux épistolaire qu'elle s'était forgée. La note de gaieté sur lequel se termine le film ne doit pas tromper, l'ensemble se teintant d'une profonde amertume sur le côté peu amène de la vie de couple, entre routine du quotidien (Pirovitch) et sortie de route adultérine (Matuschek). Un peu comme si Lubitsch concluait qu'avec tout ce que les femmes font subir aux hommes une fois mariées, elles méritent bien qu'avant on les fasse tourner un peu en bourrique ! Enfin, tout ça pour dire que cet aspect un tantinet misogyne m'a tout de même gâché un film par ailleurs pétri de qualités...
4.5/6 Citation:
jusque dans une ultime séance de torture mentale où il prend manifestement un plaisir non dénué de sadisme à faire s'écrouler l'image de l'amoureux épistolaire qu'elle s'était forgée
Torture mentale, sadisme… comme tu y vas. On peut certes trouver ça un peu cruel mais après tout, Karla (Margaret Sullavan) n’a pas été moins dur envers lui (voir par exemple la scène du restaurant quand elle exprime au pauvre Kralik (James Stewart) qui vient d’être remercié, à la suite d’une altercation avec son chef qu’elle a en partie provoquée, toute son antipathie dont ce définitif «
little insignificant clerk » qui le laisse sans voix et achève la scène). Il lui dira d’ailleurs à la fin qu’elle l’a traité comme un chien, ce qu’elle ne nie pas.
Au début de la scène, Karla raconte à Kralik qu’au début de leur relation professionnelle, sans le trouver séduisant, elle était «
psychologically mixed up » par lui. Elle ira même jusqu’à lui avouer en être tombé amoureux. Kralik n’a donc plus qu’à cueillir le fruit mûr. Et pourtant, il ne va pas lui révéler tout de suite la vérité, et va prendre effectivement un malin plaisir à faire tomber de son piédestal son amoureux épistolaire en le décrivant comme gras, chômeur, profiteur et plagiaire de Victor Hugo dans ses lettres, éliminant ainsi symboliquement le troisième larron de cette sérénade à trois. Plutôt qu'une marque de cruauté (à mettre de toute façon en rapport avec celle dont a aussi fait preuve Karla), j'y vois plutôt un moyen pour Kralik de jouer les prolongations des préludes amoureux, de différer la révélation du désir (pleinement conscient chez lui, pas complètement chez Klara) qu’ils éprouvent l’un pour l’autre, avant son accomplissement (l’acte sexuel) que Lubitsch ne peut évidemment filmer, tout au plus suggérer (ce plan étonnant où Kralik montre à sa nouvelle conquête une partie de son anatomie : ses jambes…avant, on l’imagine, de lui montrer le reste, hors champ).
Citation:
où la gent féminine est croquée sous les traits de vieilles filles godiches (les tantes de Karla et ses collègues de travail) et épouses antipathiques (celles de Pirovitch et Matuschek),
Parmi les collègues de travail de Kralik, une seule est vieille fille : Flora. L’autre, llona, ne l’est manifestement pas (une remarque de Pepi le laisse entendre au début du film).
Par ailleurs, qu’il s’agisse des collègues ou de la tante et de la grand-mère de Karla (qu’on ne voit que dans deux plans !), pourquoi les traites-tu de «
godiches » ? Je ne vois rien dans le film qui mérite qu'on les qualifie comme telles. Flora par exemple, toute effacée qu'elle soit, prendra sa part comme les autres dans l'éviction musclée de Vadas.
C’est comme pour les épouses «
antipathiques ». Qu’on puisse le dire de la femme de Matuschek, je le comprends. Mais pour Madame Pirovitch (qu’on ne voit pas à l’écran comme la première), rien dans les propos de son mari ne permet d’en conclure qu’il s’agirait une personne détestable. Que son mari soit enfermé dans une certaine routine familiale, comme tu l’écris, peut-être mais en quoi sa femme en serait-elle blâmable ?
Désolé de te dire ça mais je vois plus de misogynie dans tes remarques que dans le film où tu sembles en trouver un «
tantinet ». D’ailleurs je note que tu ne fais pas cas de l’autre personnage réellement antipathique du film : le susvisé Vadas, l’amant de madame Matuschek, sa présence dans le film démontrant, s’il le fallait, que l’indignité n’est pas l’apanage des femmes.
En revoyant le film, j’ai redécouvert ce qui m’avait tant plu la première fois que je l’avais vu : cette imbrication parfaite et peu coutumière chez Lubitsch (au regard des autres films que je connais de lui) entre la comédie sentimentale et une forte dimension sociale. Un carton l’annonce d’emblée après le générique :
ceci est l’histoire de Matuschek et Cie – de Mr Matuschek et des personnes qui travaillent pour lui…. Et effectivement, on va y parler : embauche, heures supplémentaires, augmentation de salaire, on y évoque même à demi-mot le harcèlement sexuel (sans le nommer comme tel, Klara en parle à Kralik à propos de ses anciens patrons). On y assiste à des ruptures plus ou moins amiables, on y voit des employés modèles, des opportunistes, des revendicatifs… en somme tous les aspects de la vie d’une petite entreprise de type familial.
Avec toujours, en toile de fond, cette angoisse de perdre son travail (Pirovitch parle un moment de millions de chômeurs dehors : la crise des années 30 n’est pas loin) qui imprègne le film, la précarité d’emploi faisant elle même écho à la fragilité des relations amoureuses.
Le film n’a pas son pareil pour tisser des liens entre l’affectif et le social, je pense par exemple à la métaphore utilisée par Kralik pour décrire sa crainte de rencontrer son amoureuse épistolaire : c’est comme recevoir une prime de son employeur, tant qu’on a pas ouvert l’enveloppe, on peut imaginer qu’on est millionnaire. Je pense également à la boite à cigarettes, accessoire de la boutique dont Karla va se servir pour démontrer ses mérites de vendeuse et décrocher son emploi et qu’elle envisagera ensuite comme un cadeau pour séduire son correspondant.
Et finalement ce lien, il est évident, la sagesse populaire ne dit-elle pas qu’une personne qui est bien au travail le sera aussi dans sa vie privée et inversement. C’est tellement vrai pour Monsieur Matuschek (grandiose Frank Morgan), peut-être le plus beau personnage du film, petit patron désagréable avec ses employés tant que dure sa crise de couple et qui retrouvera sa bonhomie une fois la crise passée, cette joie retrouvée rejaillissant à son tour sur ses salariés qui exploseront les chiffres de vente le jour de noël (dans une séquence à la Capra).
Monsieur Matuschek à qui l’on doit pour moi l’une des plus belles scènes du film, celle où il demande à chacun de ses employés ce qu’ils font le soir de noël, afin de s’assurer dit-il en souriant que personne ne reste seul, en réalité dans le secret espoir de pouvoir passer le réveillon avec l’un d’eux. Cette manière de dire une chose sur un ton léger pour en cacher une autre plus grave (la peur de la solitude), c’est l’élégance suprême et un peu le résumé de l’art de Lubitsch.