Castorp a écrit:
Disons que j'associe plus le bourgeois à une idée de jouissance de la richesse qu'à un effondrement lent et une perte progressive du capital.
Chez le bourgeois, il y a donc cette idée d'ostensible, mais aussi de désir de toujours plus. Je ne crois pas que la période actuelle soit propice à une lecture bourgeoise des habitudes de la classe moyenne, qui lutte ici simplement pour sa survie (ce qui se sent dans le reportage, de plus en plus strident).
Si plusieurs types de bourgeoisies existent et se sont succédés au pouvoir depuis la fin de la monarchie, l’idéologie bourgeoise est à mon sens toujours prégnante, et plus que jamais d'ailleurs vu qu'on ne la nomme plus du tout.
Roland Barthes a écrit:
"Or, il se produit dans la dénomination de ce régime, un phénomène remarquable : comme fait économique, la bourgeoisie est nommée sans difficultés : le capitalisme se professe. Comme fait politique, elle se reconnait mal : il n’y a pas de partis « bourgeois » à la chambre. Comme fait idéologique, elle disparaît complètement : la bourgeoisie a effacé son nom en passant du réel à la représentation, de l’homme économique à l’homme mental : elle s’arrange des faits, mais ne compose pas avec les valeurs, elle fait subir à son statut une opération véritable d’ex-nomination : la bourgeoisie se définit comme la classe sociale qui ne veut pas être nommée. « Bourgeois », « Petits-bourgeois », « capitalisme», « prolétariat», sont les lieux d’une hémorragie incessante : hors d’eux le sens s’écoule, jusqu’à ce que le nom en devienne inutile.
(p.211 – Mythologies)
Le désir de toujours plus est un désir commun à tous, et pas circonscrit à la bourgeoisie à mon sens
Et je n'évoque pas une lecture bourgeoises des habitudes de la classe moyenne mais indique que les habitudes de la classe moyenne sont des habitudes bourgeoises, et/ou définies par l'idéologie bourgeoise:
Roland Barthes a écrit:
C'est une illusion de réduire la culture dominante à son noyau inventif: il y a aussi une culture bourgeoise de pure consommation. La France tout entière baigne dans cette idéologie anonyme : notre presse, notre cinéma, notre théâtre, notre littérature de grand usage, nos cérémoniaux, notre Justice, notre diplomatie, nos conversations, le temps qu'il fait, le crime que l'on juge, le mariage auquel on s'émeut, la cuisine que l'on rêve, le vêtement que l'on porte, tout, dans notre vie quotidienne, est tributaire de la représentation que la bourgeoisie se fait et nous fait des rapports de l'homme et du monde. Ces formes « normalisées » appellent peu l'attention, à proportion même de leur étendue ; leur origine peut s'y perdre à l'aise : elles jouissent d'une position intermédiaire : n'étant ni directement politiques, ni directement idéologiques, elles vivent paisiblement entre l'action des militants et le contentieux des intellectuels ; plus ou moins abandonnées des uns et des autres, elles rejoignent la masse énorme de l'indifférencié, de l'insignifiant, bref de la nature. C'est pourtant par son éthique que la bourgeoisie pénètre la France : pratiquées nationalement, les normes bourgeoises sont vécues comme les lois évidentes d'un ordre naturel : plus la classe bourgeoise propage ses représentations, plus elles se naturalisent. Le fait bourgeois s'absorbe dans un univers indistinct, dont l'habitant unique est l'Homme Eternel, ni prolétaire, ni bourgeois.
C'est donc en pénétrant dans les classes intermédiaires que l'idéologie bourgeoise peut perdre le plus sûrement son nom. Les normes petites-bourgeoises sont des résidus de la culture bourgeoise, ce sont des vérités bourgeoises dégradées, appauvries, commercialisées, légèrement archaïsantes, ou si l'on préfère: démodées. L'alliance politique de la bourgeoisie et de la petite-bourgeoisie décide depuis plus d'un siècle de l'histoire de la France : elle a été rarement rompue, et chaque fois sans lendemain (1848, 1871, 1936). Cette alliance s'épaissit avec le temps, elle devient peu à peu symbiose ; des réveils provisoires peuvent se produire, mais l'idéologie commune n'est plus jamais mise en cause : une même pâte « naturelle » recouvre toutes les représentations « nationales » : le grand mariage bourgeois, issu d'un rite de classe (la présentation et la consomption des richesses), ne peut avoir aucun rapport avec le statut économique de la petite-bourgeoisie : mais par la presse, les actualités, la littérature, il devient peu à peu la norme même, sinon vécue, du moins rêvée, du couple petit-bourgeois. La bourgeoisie ne cesse d'absorber dans son idéologie toute une humanité qui n'a point son statut profond, et qui ne peut le vivre que dans l'imaginaire, c'est-à-dire dans une fixation et un appauvrissement de la conscience1. En répandant ses représentations à travers tout un catalogue d'images collectives à usage petit bourgeois, la bourgeoisie consacre l'indifférenciation illusoire des classes sociales : c'est à partir du moment où une dactylo à vingt-cinq mille francs par mois se reconnaît dans le grand mariage bourgeois que l'ex-nomination bourgeoise atteint son plein effet.
La défection du nom bourgeois n'est donc pas un phénomène illusoire, accidentel, accessoire, naturel ou insignifiant : il est l'idéologie bourgeoise même, le mouvement par lequel la bourgeoisie transforme la réalité du monde en image du monde, l'Histoire en Nature. Et cette image a ceci de remarquable qu'elle est une image renversée2. Le statut de la bourgeoisie est particulier, historique : l'homme qu'elle représente sera universel, éternel ; la classe bourgeoise a édifié justement son pouvoir sur des progrès techniques, scientifiques, sur une transformation illimitée de la nature : l'idéologie bourgeoise restituera une nature inaltérable : les premiers philosophes bourgeois pénétraient le monde de significations, soumettaient toute chose à une rationalité, les décrétant destinées à l'homme : l'idéologie bourgeoise sera scientiste ou intuitive, elle constatera le fait ou percevra la valeur, mais refusera l'explication: l'ordre du monde sera suffisant ou ineffable, il ne sera jamais signifiant. Enfin, l'idée première d'un monde perfectible, mobile, produira l'image renversée d'une humanité immuable, définie par une identité infiniment recommencée. Bref, en société bourgeoise contemporaine, le passage du réel à l'idéologique se définit comme le passage d'une anti-physis à une pseudo-physis.
(p.212-216 – Mythologies)
Le fait que l'on perçoivent le clivage gauche/droite de façon aussi
naturelle m'interroge également.