Je dis pas que c'est incompatible, hein. Mais que les rapports musique/image, tels qu'on les conçoit aujourd'hui, n'intéressaient ni les compositeurs ni les réalisateurs dans le cinéma classique : j'ai l'impression que comme tout autre élément du cinéma hollywoodien de l'époque, la musique avait vocation à être invisible (dans le sens : non-évènement en soi), et n'était qu'un outil de plus du grand melting-pot culturel qu'a proposé Hollywood. Comme elle y existe presque "pour elle-même", évidemment, au niveau de la qualité de composition, elle doit donner le change.
On se retrouve donc avec des scores impeccables, comme ceux de Steiner, mais qui à l'image ne me font absolument jamais vibrer. Ça reste un rapport d'illustration très fermé, il n'y a pas de modulations très riches avec le montage, la narration. C'est une musique qui n'obéit grosso-modo qu'à sa propre logique interne - le fait qu'elle soit par ailleurs de bonne qualité est presque pour moi un autre sujet, un dommage collatéral de cette place qu'on lui donne, et des rapports culturels à la musique classique dont tu parles.
Mais tout vient de la forme originelle des films. Il n'y au qu'un rapport de nécessité , mais que le cinéma actuel n'impose pas. Quant au fait que ca ne te fait pas vibrer, c'est peut-être que tu (qu'on) ne sait plus les entendre, ces musiques, parce que tous ces scores sont bourrés de relations avec les films, elles sont juste plus subtiles que les scores d'aujourd'hui. Fondamentalement, on est passé de constructions musicales illustratives à des collages (montages si on veut) d'images sonores, qui est une simplification formelle des premières.
Après, je ne suis pas sûr que le rapport musique/image (qui intéressait ces compositeurs) soit si différent. Le mickeymousing, c'est Steiner et les autres compositeurs de l'époque qui le mettent en place (certes, c'est différent du rapport actuel (mais pas tant que ça), mais les films sont différents).
Tom a écrit:
Mon idée sur la question n'est pas qu'un tel type de musique (je veux dire : aussi dense dans sa composition) est incompatible avec le cinéma d'aujourd'hui, mais qu'elle n'est plus nécessaire. Tant qu'on a la qualité des liens à l'image, la qualité intrinsèque de la musique est une question annexe, en somme, l'affaire du compositeur si ça l'intéresse.
Mais tu peux le dire de tous les aspects du film : de bons acteurs ne sont pas nécessaires, une photographie subtile n'est pas nécessaire, etc. Avec une musique plus complexe, tu densifies les liens à l'image. Ce ne sont pas des choses que l'on peut séparer. Et encore une fois, si ce n'est plus nécessaire, c'est parce que l'oreille s'est dégradée et qu'une musique vide ne choque plus, le vide en musique étant la norme. On le voit bien avec la dégradation des musiques de blockbusters ces dix dernières années : les fonctions sont toujours là, mais la musique est tellement banale et stéréotypée qu'elle n'a plus aucun impact. Il suffit de comparer la musique de LOTR et celle The Hobbit : la deuxième est totalement anecdotique et presqu'absente des films, alors que c'est, sur le papier, la même chose, la même matière, le même usage. Cette évolution se termine dans les dernières Zimmeries et l'importation de musiques électroniques qui se la jouent épiques : il n'y a plus rien d'autre dans ces musiques que des BOUM mis en rythmes (simplistes), articulés à une harmonie réduite à sa plus simple impression et reconductible à tous les affects et tous les événements. Effectivement, on peut mettre du rythme sur tous les films, ca fonctionnera toujours, parce que le montage s'accorde dans la musique à l'élément rythmique : c'est la base de la musique de Philip Glass, qui n'est rien d'autre que la mécanisation totale du rythme pour faire ressortir le montage cinématographique qui est lui plus divers. Toutes ces musiques sont alors transposables d'un film à l'autre, en changeant l'instrumentation pour s'accorder avec la couleur générale du film (de l'électro pour la SF, un quatuor pour le XIXème siècle). Bref, c'est une musique qui n'existe pas : on peut la remplacer par un type qui tape sur un woodblock et mettre de temps en temps un accord mineur de piano et l'effet sera le même. Ce qui est sûr, c'est qu'un nouveau Star Wars est impossible dans ce contexte.
On peut s'en satisfaire, mais c'est comme dire qu'un acteur qui dit ses répliques, cela suffit. Sauf que bien sûr, de nos jours, les gens savent mieux faire la différence entre un acteur qui joue mal et un qui joue bien, qu'entre une mauvaise musique et une bonne musique.
Tom a écrit:
Mais c'est une musique qui appelle des images, un montage, des revirements à chaque seconde, qui s'offre sans cesse au dépliement d'un film.
Et si ce n'était rien d'autre qu'une habitude, et qu'une incapacité à lire dans musiques classiques, qui appellent les mêmes choses, voire plus, mais de manière plus complexe, moins directe et moins évidente ? Ceci dit, écoute à part la musique de King Kong et ose me dire qu'elle n'appelle pas des images, un montage... On doit pouvoir la coller directement sur le film de Peter Jackson sans que ca choque quiconque.
Tom a écrit:
Je sais pas, pour des noms plus récents... Michael Kamen par exemple, tu en pensais quoi ? (bon il est mort, mais jeune, il est de la génération d'après). Ou Patrick Doyle, David Arnold ?
Patrick Doyle je connais pas assez. David Arnold, c'est un peu une version bourrine de Williams et Goldsmith, non?
Tom a écrit:
EDIT : Par exemple, pour Kamen, ce passage là ? (c'est peut-être tout aussi plat musicalement, je me rends pas forcément bien compte) (là c'est un bout, le morceau entier commence à 43:10)
Mais ce type d'écriture, c'est du pur héritage de l'esthétique en question : on trouve exactement la même musique dans la période classique. Elle fonctionne bien toute seule aussi. Une fois le passage passé, on retombe dans de la mauvaise musique de film : des bouts d'images sonores mis à la chaîne. Je ne vois pas quel montage cela peut évoquer (ou si, cela peut évoquer tous les montages possibles).
_________________ Nothing and no one can save you! Abandon hope now! Here's what you can do : 1. Admit you are a semi-evolved ape-thing mercifully ignorant of the sanity-blasting truths of the greater cosmos. 2. Die. 3. Rot.
J'ai quoté, j'espère n'avoir rien oublié. J'ai aussi l'impression que je t'objecte les mêmes arguments sans trop savoir rebondir plus, donc si t'as l'impression qu'on bloque, pas de souci.
The Scythe-Meister a écrit:
Quant au fait que ca ne te fait pas vibrer, c'est peut-être que tu (qu'on) ne sait plus les entendre, ces musiques, parce que tous ces scores sont bourrés de relations avec les films, elles sont juste plus subtiles que les scores d'aujourd'hui.
J'en suis même tout à fait incapable, et c'est clairement le problème de toute cette discussion : j'avance à l'aveugle. Car je pourrais sans doute, avec une oreille musicale éduquée, prendre plaisir à entendre ces musiques durant les films classique - mais ce serait un plaisir à part, d'accompagnement, si j'ose dire, pas quelque chose qui modifie profondément ma vision du film.
La musique dans les films classiques, je suis persuadé qu'elle a un rôle à jouer, dans le sens où elle ne me gêne pas, je ne la remarque pas : il y a donc manifestement une place particulière qu'elle doit tenir et qu'elle tient. Maintenant, la définir, c'est plus compliqué...
Citation:
Après, je ne suis pas sûr que le rapport musique/image (qui intéressait ces compositeurs) soit si différent. Le mickeymousing, c'est Steiner et les autres compositeurs de l'époque qui le mettent en place (certes, c'est différent du rapport actuel (mais pas tant que ça), mais les films sont différents).
Citation:
Ceci dit, écoute à part la musique de King Kong et ose me dire qu'elle n'appelle pas des images, un montage... On doit pouvoir la coller directement sur le film de Peter Jackson sans que ca choque quiconque.
Je vais essayer d'expliquer comment je le ressens : à mes yeux, la musique de Steiner (et pourtant s'il y en a bien une que j'ai écoutée de lui, c'est celle-là) n'ouvre pas à un mariage à proprement parler avec le film. C'est une alternance entre du mickey-mousing d'action ou de découverte de lieux ou d'évènements grandiloquents (= musiques qui, dans leur mariage à l'image, signifient simplement au spectateur le degré d'intensité), et des musiques-tableaux, qui développent sur une ambiance, une situation (un peu comme ces morceaux classiques qui prennent un sujet ou un motif qui donne le titre au morceau, et qui construisent toute une variation dessus).
Dans les deux cas, pour moi, le rapport reste illustratif. On dit à la musique ce qui est à l'image. Et on le dit certes avec toute la science du monde, la musique est subtile, raffinée, mais en soi. Elle ne vient pas dialectiser l'image, elle la bégaie. On a une musique qui, par exemple, avec tout le raffinement qu'elle peut, dit "c'est triste", et une image qui dit, avec tout le raffinement de montage qu'elle peut, "c'est triste". Le tout simplement relié par des points de synchronisation : la musique ne gère en rien l'image, chacun fait son travail dans son coin.
Je ne veux pas poser le contrepoint comme unique voie du rapport image-musique contemporain, mais il me semble que ce qui se développe dans le cinéma moderne, et qui explose dans les années 80, tient forcément à une dysmétrie, ou en tout cas un dialogue image/musique, qui permet de moduler sans cesse la distance du spectateur aux évènements (et donc de créer de la narration). C'est un tout autre rapport à mon sens.
Évidemment, c'est un peu chaud de la comparer au score de JNH pour le remake, particulièrement pauvre pour les raisons de production que l'on sait. Il reste que sa manière de musicaliser son final (le grand morceau part1/part2) me semble moins épouser l'intensité de la situation qu'y apporter un commentaire. Si tu y colles la musique de Steiner, ça ne raconte tout simplement plus la même chose du tout (et on est pas obligés d'aller chercher des exemples aussi extrêmes).
Pour essayer de mieux expliquer mon propos, un exemple pratique car complètement anachronique, très atypique dans la musique de film hollywoodienne, d'un compositeur qui tout le reste de la BO (le film est L'étrange incident) colle à la manière "classique" de marier musique et son. C'est la première musique après un long moment agité et dialogué : des hommes qui se préparent à un lynchage, et qui demandent à l'idiot du village de venir avec eux (attention faut mettre le son fort).
Là on a une musique qui commence à donner un point de vue sur la situation (qui, en créant un contraste trop fort avec la brutalité de la situation, nous dit qu'il y a là quelque chose de mystérieux qui se déroule, quelque chose à voir, c'est à dire ce petit reste agonisant d'humanité qui passe subrepticement dans ce récit). Tu vas me dire : la musique ici est simpliste, mais je pense pas que c'est ce qui fait fondamentalement la différence (elle m'évoque par exemple pas mal , en soi, de musiques de Disney à la même époque). Mais j'ai un rapport qui se crée, qui ne tient ni à la musique elle-même ni à l'image elle-même, mais justement dans l'espace ambigu du dialogue contradictoire entre les deux. Je dis pas que c'est mieux/moins bien que Steiner (que c'est une évolution au sens d'une amélioration), mais c'est d'abord ce qui m'intéresse dans la musique de film aujourd'hui, ce qui fait que je l'apprécie.
En fait je suis plutôt d'accord avec ton terme de "bout d'image à la chaîne" pour parler de musique de film contemporaine, sans y voir quelque chose de péjoratif tant que ces images construisent un rapport. Je suis aussi d'accord pour dire qu'il y a une tendance simplificatrice dans la musique de film qui s'assimile à une feignasserie dangereuse ces derniers temps - par l'utilisation automatique de nappes, par exemple. Mais pas parce que la musique devient alors mauvaise en soi : seulement parce qu'à force de signifier tout et son contraire, une nappe ne raconte plus rien dans son mariage à l'image, elle n'est plus que pur effet physique.
Citation:
Mais tu peux le dire de tous les aspects du film : de bons acteurs ne sont pas nécessaires, une photographie subtile n'est pas nécessaire, etc. Avec une musique plus complexe, tu densifies les liens à l'image. Ce ne sont pas des choses que l'on peut séparer.
Pour moi si, justement. Ce serait un peu comme dire : il faut que le chef-op fasse une image qui soit en soi jolie, belle, intéressante pour elle seule, qui puisse faire à chaque capture d'écran l'équivalent d'un tableau passionnant. On sait bien que ça ne fonctionne pas comme ça, et que c'est dans le rapport image / mise en scène que va se jouer la qualité d'un chef-op (il suffit de voir la photo dégueu mais très forte d'un Coutard). De même, un acteur qui joue blanc chez Bresson n'est pas mauvais en soi (alors qu'on pourrait dire : posé sur une scène de théâtre, il est plus mauvais que les autres) : il est bon ou mauvais mis en perspective dans un système esthétique général qui lui donne, ou non, une place.
Citation:
Patrick Doyle je connais pas assez. David Arnold, c'est un peu une version bourrine de Williams et Goldsmith, non?
Oui, je voulais juste savoir si tu l'incluais dans tes musiciens plus savants.
Sinon, pour Kamen, sur le petit passage que tu reconnais valable, c'est justement un bon exemple pour moi de la façon dont la qualité intrinsèque de la musique n'est finalement pas vraiment la question dans cette qualité de rapport aux images : les déclenchements de cuivres aux cut, cette accumulation/silence/explosion autour de la mise à feu de la bombe, le ralentissement de la musique au moment où la bombe tourne se tourne en sens inverse pour voir le géant, c'est autant de rapports à l'image qui me semblent étrangers à la musique dans le cinéma classique.
Kundun par Philip Glass L'Odyssée de Pi de Mychael Danna Valse avec Bachir de Max Richter The Pledge de Klaus Badelt Air Doll de Wolrd's End Girlfriend
Je fais deux changements pour avoir un peu plus de chance: De beaux lendemains plutôt que l'Odyssée de Pi, et La Double vie de Véronique plutôt qu'Air Doll que personne connait.
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