Sur la critique de Salo et les 120 journées de Sodome.
Sans entrer dans les détails de la censure directe et indirecte qui a affligé le film en Italie, en Grande Bretagne et ailleurs pendant plusieurs années (33), il ne serait pas abusif d'affirmer que la réception de Salò fut désastreuse, et en Italie plus particulièrement. Elle posa problème pour une multitude de raisons, la moindre n'étant pas l'assassinat de Pasolini quelques jours seulement après sa complétion. Pasolini avait compté sur une série de conférences de presse qui auraient, sans l'ombre d'un doute, éclairé certaines ambiguïtés du film et dissout les propos outranciers et douteux tenus par certains journalistes. En ce sens, un climat de mort pèse doublement sur le film. Plus d'un critique ne put s'empêcher de lire Salò comme une œuvre de mort, devenue, malgré elle, une œuvre testament, qui porte en elle la mort tragique et terrible de son auteur. Malgré les différences notables de contenu, mis côte à côte, les comptes rendus de La Grande Bouffe et de Salò éclairent mutuellement la relation de la critique face à des œuvres "indigestes" et "difficiles".
Le premier geste du critique posé devant Salò fut de s'abstenir d'en parler, si ce n'est que pour indiquer que "cette dénonciation du fascisme donne un film dégradant, insupportable et dont chaque spectateur se sentira sali, quel que soit le talent évident du cinéaste."(34) À ce titre, les épithètes colorés et enragés fusent sous la plume de nombreux journalistes de façon interchangeables et indistinctes : Pornographique, horrible, répugnant, provocateur, désespéré, désespérant, cochon, blasphématoire, excrémentiel, vicieux, dégénéré, décadent,etc.
Le second geste fut, comme pour La Grande Bouffe, de douter des intentions véritables de l'auteur, l'accusant d'avoir créé une œuvre gratuite et "d'une insupportable complaisance" qui atteint le "comble de la trivialité"(35). L'accusation de complaisance est symptômatique pour les deux œuvres et revient à dire que le réalisateur s'est fait complice de ce qu'il cherchait à dénoncer (le fascisme, la décadence de l'Occident). On reproche à Pasolini son "impassibilité complice" (36). On émet des doutes sur l'intelligence et les véritables volontés de dénonciation de l'auteur, comme s'il avait utilisé la porte du fascisme pour se complaire dans des obsessions privées (homosexualité, pédophilie, scatologie)(37). Les intentions de l'auteur demeurent vagues et le pouvoir qu'il vise trop abstrait, selon l'écrivain Italo Calvino dans la Corriere della Serra (38). Un critique se demande si, au fond, le film n'est pas une sorte de Caligula (39) qui, sous des couverts de dénonciation du pouvoir, n'était intéressé qu'à faire un film érotique auto-complaisant. On accuse Pasolini de n'avoir pas été intéressé à l'adaptation et à la transposition de l'œuvre de Sade, mais plutôt dans les détails obscènes qui la pimentent (40).
L'adaptation du roman du "Divin Marquis" est celle qui a semblé préoccuper la plupart des critiques. Leur question pourrait se traduire ainsi : Sade peut-il être porté à l'image ? Roland Barthes est de ceux, très nombreux, qui estiment que Sade n'est pas représentable puisque "le fantasme s'écrit, il ne peut se décrire."(41) D'autres vont jusqu'à questionner l'utilité "d'utiliser l'univers de Sade comme métaphore."(42) Si des critiques ont avancé que le sadisme de Sade n'est pas imagé, d'autres se sont rabattus sur des poncifs du style "le livre est toujours meilleur que le film", occultant tout le travail de transposition et d'adaptation que Pasolini développe.
Ce qu'il faut saisir c'est que l'utilisation de Sade est doublement reprochée à Pasolini et ce, dans plusieurs articles, en raison du fait qu'il associe Les 120 journées aux horreurs du fascisme, dénaturant ainsi la nazisme et l'œuvre de Sade en les assimilant, ce qui fait dire à Barthes que "tout ce qui irréalise le fascisme est mauvais ; et tout ce qui réalise Sade est mauvais". Toutefois, Barthes se demande en concluant si, "à la suite d'une longue chaîne d'erreurs, le Salò de Pasolini n'est pas en fin de compte un objet proprement sadien : absolument irrécupérable : personne, en effet, ne peut le récupérer".
Bon nombre d'auteurs vont condamner Pasolini pour avoir trop facilement et un peu gratuitement plaqué l'un sur l'autre les deux systèmes excessifs que sont le fascisme et la sadisme : les libertins de Sade se soustrayaient au jugement du spectateur/lecteur, alors que les fascistes de Salò ne peuvent qu'être calomniés. Pasolini, de la sorte, édulcore l'un par l'autre et inversement.
Il y a toutefois des voix pour dire que Salò est digne de Sade en tant qu'expérience d'une limite, et que, comme Sade, Pasolini est parvenu à bouleverser le langage et un rapport paisible à l'objet de la lecture (43). C'est qu'en fait Pasolini nous convoque à un réquisitoire atroce dont l'efficacité et la beauté reposent sur la rigueur et l'austérité, et non sur une quelconque fascination morbide et enfantine. Le film ne serait donc pas un film de mort, dégradant, malsain, mais plutôt "un film sur la mort, un film sur la dégradation, un film sur le mal et le morbide" (44). C'est au profit de cette inversion que le film peut être récupéré et admis comme valable par la critique. L'accusation de complaisance ne tient pas si l'on comprend qu'il ne s'agit pas d'un film pornographique ni sadique, mais plutôt d'un "cri moral qui frôle le délire"(45). L'argument consiste pour certains critiques de dire que, si Pasolini a détourné Sade, il ne réalise pas moins un film infernal, qui nous ébranle avec une violence immaîtrisable, et sur lequel plane une tristesse atroce.
SalòUn autre dispositif consiste à interroger l'analogie et la métaphore entre le fascisme, la sexualité et la question de la lutte des classes, liée à l'anarchie de tout pouvoir. Pour les uns, Pasolini est resté coincé dans une sorte de naïveté ou "d'innocence irrémédiable" qui postule une hétérogénéité fondamentale entre la classe des exploitants et la classe des exploités. Il n'y aurait, dans ce cas, aucune circulation des désirs et des plaisirs entre les deux (46). Certains considèrent au contraire que le film nous ouvre les yeux sur l'horreur des pouvoirs répressifs de toute sorte. Pour d'autres, Salò est au contraire un exemple frappant de l'affrontement de l'homme au sexuel, "sans médiation poétique" (47). Au-delà donc d'un procès dialectique simple, Pasolini "soulève le spectaculaire, expurge l'émotion, pour imposer la sensation physique directe de la perversion sociale de nos fantasmes sexuels"(48). S'inscrivant donc au-delà de la simple description historique (le fascisme de la République de Salò), le film montrerait que l'histoire ne peut que se répéter, que l'histoire n'est qu'une variation de principes anarchiques et d'application du pouvoir (49). Mais en posant ainsi un "cinéma de la négativité pure", Pasolini se doit de poser une exigence de positivité, c'est-à-dire la possibilité d'un espoir, fut-ce-t-il illusoire. Plusieurs critiques voient cet espoir métaphorisé dans la figure du jeune homme abattu, le poing levé, vers la fin du film. Cette scène est citée à plusieurs occasions et semble incarner la possibilité d'une résistance absolue, transhistorique.
On n'aurait pas tort, pourtant, de dire que très peu d'articles ont été en mesure de lire littéralement le film et intégrer dans leur analyse ses éléments radicaux (scatologie, sodomie, meurtre). Plus souvent qu'autrement, comme pour la critique de La Grande Bouffe, on s'est contenté d'en dresser l'inventaire et de calomnier le film sur le principe que ces actes y sont figurés. La distance créée par les aspects formels du film, le caractère abstrait des personnages, la froideur général qui gouverne le film, sont autant d'éléments qui ont semblé gêner et encombrer. C'est pour cette raison, il semble, que le débat s'est joué sur le plan des idées et qu'on a pu jongler avec un objet contradictoire et paradoxal. Parce que, la question peut se poser, "l'image de la dégradation n'est-elle pas, par essence, dégradante ?" (50) Mais une telle interrogation supposerait des critères normatifs qui délimitent le goût du mauvais goût et qui permettraient de disqualifier un objet en se disculpant devant la tâche éprouvante de l'analyser, de faire sens de ses ambiguïtés et de ses paradoxes. Il a été plus facile, à plus d'une occasion, de rejeter l'œuvre comme simpliste et bonne qu'à choquer, que d'en saisir la différence essentielle.
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