La fièvre monte à Ouarzazate, la porte du désert marocain. Ridley Scott, 85 ans, vient d’annoncer son retour dans le village fortifié (ksar) d’Aït Ben Haddou, à trente kilomètres de la ville. C’est dans ce lieu inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco) que le réalisateur britannico-américain — Alien (1979), Blade Runner (1982), Thelma et Louise (1991) ou American Gangster (2007) — a décidé de tourner la suite de son célèbre Gladiator (2000). Sans l’acteur Russell Crowe, évidemment, puisque Maximus, le personnage qu’il campait, est mort à la fin du premier opus. Mais avec l’acteur irlandais Paul Mescal, star montante remarquée dans Aftersun, de Charlotte Wells (2022), et la vedette Denzel Washington. Dans ce décor semi-lunaire composé de cailloux ocre et de poussière, pelleteuses et ouvriers se battent contre la roche afin de construire l’immense arène de carton-pâte qui verra se dérouler d’âpres combats romains. Preuve de l’ambition du réalisateur, une reproduction imposante du Colisée est prévue.
Dans les ruelles du ksar, au-dessus du chantier, les commerçants restent néanmoins circonspects. Combien de jours devront-ils fermer boutique ? Nul ne le sait. Quel sera le montant du dédommagement ? 500 dirhams par jour pour les uns, 1 000 ou 1 500 dirhams pour d’autres (1). « De toutes les façons, je n’ai pas le choix, explique Aziz, jeune peintre autodidacte qui espère percevoir 1 000 dirhams, le prix d’une de ses toiles peintes au thé et au safran, la spécialité locale. Si je refuse de fermer ma boutique, la police va débarquer, et comme je n’ai pas de patente, je vais me retrouver avec un tas de problèmes. » Des milliers de figurants vont être recrutés, payés en liquide au tarif fixe de 300 dirhams — à peine 27 euros — pour une journée de onze heures. À titre de comparaison, en France, une convention collective impose un salaire minimum des figurants à 105 euros net pour huit heures, auxquels s’ajoutent, pour le producteur, les cotisations salariales et patronales. « Dès que les gens d’ici vont savoir que c’est moi qui m’occupe du nouveau Gladiator, mon téléphone va sonner jour et nuit !, s’inquiète M. Hamid Aït Timaghrit, natif de Ouarzazate, devenu l’un des principaux recruteurs de figurants locaux. Il n’y en aura pas pour tout le monde. D’autant qu’avec le temps je dispose d’une banque de données de plusieurs milliers de personnes, avec photo, adresse, taille et moralité : si la personne est disciplinée, si elle boit de l’alcool ou non, etc. »
La perspective du tournage d’une grande production ne semble guère ravir notre interlocuteur, qui conserve la nostalgie d’une période plus fructueuse. « Si vous aviez connu Ouarzazate dans les années 1990 ou 2000, vous n’en reviendriez pas, explique-t-il. À l’époque, on tournait à tour de bras huit, neuf, dix films en même temps ! Les hôtels affichaient complet. Aujourd’hui, regardez autour de vous : Ouarzazate est une ville morte. À peine un ou deux tournages, c’est tout. On a eu l’épidémie de Covid-19, maintenant c’est la guerre en Ukraine. Il n’y a plus d’argent ! » Et d’énumérer les hôtels fermés de la ville : le Belere, un cinq-étoiles par lequel sont passées « toutes les stars du monde entier », la Palmeraie, le Riad Salam…
Le tournage de Gladiator II pourrait-il relancer la machine ? Ce n’est pas l’avis de M. Ahmed Abounouom, dit « Jimmy », le producteur exécutif chargé d’organiser au Maroc le tournage du futur blockbuster. Pour le patron de Dune Films, un des plus gros prestataires de services (ou producteurs exécutifs) du pays, « une telle production va bloquer pendant plusieurs mois tous les hôtels, tous les techniciens, et les autres projets seront tournés ailleurs ». Ailleurs, cela signifie dans des pays concurrents (lire « Demain, l’Arabie saoudite ? »).
Aït Ben Haddou n’en est pas à son premier tournage, loin de là ! Ce village en pisé sorti du fond des âges a servi de décor oriental à David Lean pour Lawrence d’Arabie (1962), de camp de moudjahidins afghans dans Tuer n’est pas jouer (1987, avec Timothy Dalton dans le rôle de James Bond), d’accès au Graal à Steven Spielberg pour son troisième Indiana Jones (1989), ou de village biblique dans un nombre incalculable de grosses productions américaines ou italiennes. Jusqu’à Martin Scorsese, qui en fit un village tibétain dans Kundun (1997), avec les sommets enneigés du Haut-Atlas en arrière-plan en guise de chaîne himalayenne ! La fréquentation a été telle qu’aujourd’hui tous les habitants du ksar ont déménagé de l’autre côté de l’oued, abandonnant aux tournages, et aux touristes en mal d’authenticité, leurs anciennes maisons aux façades soigneusement entretenues.
Le village d’Aït Ben Haddou n’a rien d’une exception. Depuis une quarantaine d’années, toute la région de Ouarzazate est devenue une terre d’élection de tournages de films venus du monde entier. La Dernière Tentation du Christ (Martin Scorsese, 1988), Un thé au Sahara (Bernardo Bertolucci, 1990), La Momie (Stephen Sommers, 1999), Astérix et Obélix : Mission Cléopâtre (Alain Chabat, 2002), Alexandre (Oliver Stone, 2004), Le Royaume des cieux (Ridley Scott, 2005), Mission Impossible 5 (Christopher McQuarrie, 2015)… Ou encore les séries comme Le Bureau des légendes (cinq saisons, tournées entre 2014 et 2019), Game of Thrones (huit saisons, 2010-2017), Homeland (huit saisons, 2010-2019), etc., auxquels s’ajoutent une myriade de docu-fictions bibliques et de spots publicitaires. Les raisons d’un tel succès ? « Aucun endroit au monde ne peut offrir une telle variété de décors naturels ! », répondent en chœur les professionnels que nous avons rencontrés. « Dans un rayon de cent kilomètres autour de Ouarzazate, vous trouvez des oasis, des villages très anciens, la montagne, la neige, les dunes, les déserts de cailloux, les rivières, la mer… Tout !, énumère M. Abounouom. Le tout baigné d’une lumière exceptionnelle, et à deux heures d’avion de Londres ou de Paris », poursuit-il.
Vous avez besoin d’un riad pour tourner Les Mille et Une Nuits ? Vous le trouvez à Marrakech, qui n’est qu’à deux cents kilomètres. Une de vos scènes se passe dans une ville européenne ? Vous pouvez aller la filmer à Casablanca, dont le quartier du marché central, près de l’ancienne médina, offre une variété extraordinaire de façades Arts déco datant de l’époque coloniale. Et puis il y a les figurants ! « Les gens d’ici appartiennent à des tribus très anciennes, ils offrent une variété de visages sémites qui correspondent à ceux du temps de la Bible, ou même de la Rome antique », affirme d’un ton assuré un responsable des studios Atlas et CLA, construits à l’entrée de Ouarzazate (en 1983 pour Atlas, vingt ans plus tard pour CLA) afin d’accompagner le développement de cette industrie. Sans se poser la question de savoir si ces « visages sémites » ou « romains » ne seraient pas une construction que Hollywood a imposée à notre imaginaire — les scientifiques se demandent toujours à quoi ressemblait Jésus.
Autre raison du succès, presque plus essentielle : la sécurité. « En vérité, les plus beaux paysages de désert se trouvent en Algérie ou en Libye, rappelle M. Abdelilah Hilal, directeur technique de la très réputée École supérieure des arts visuels (ESAV) de Marrakech. Mais eux, il leur manque la sécurité ! Tous les étrangers le disent : au Maroc, on n’a pas peur ! Et à partir de là, les assurances suivent. » Comment avoir peur, en effet, lorsqu’on se fait contrôler par des gendarmes en armes sur toutes les routes du pays, et que l’on sait qu’il existe dans chaque ville des policiers en civil prêts à intervenir dès qu’un touriste est importuné par un Marocain ?
Pour faire face à la concurrence étrangère, le gouvernement intervient massivement afin de rendre encore plus attrayante la destination Maroc. Exonération de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) et des cotisations sociales, remises accordées par la Royal Air Maroc, remboursement de 30 % des sommes dépensées sur place, facilitation des démarches administratives, etc. « En plus, nous sommes parmi les rares pays à mettre nos forces armées, pour un prix symbolique, à la disposition des tournages, insiste M. Khalid Saïdi, secrétaire général du Centre cinématographique marocain (CCM), organisme chargé à la fois de soutenir le cinéma national et de gérer les tournages étrangers. Nous autorisons même l’entrée de vraies armes de guerre ! » Lorsque le producteur de Mission Impossible 5 a réclamé la fermeture totale, pendant neuf jours, de la bretelle de contournement de Marrakech, il l’a obtenue, au détriment des usagers marocains, très nombreux sur ce tronçon. Cerise sur le gâteau : « Les techniciens marocains ne sont pas syndiqués », indique une brochure du CCM, rédigée en anglais à destination des producteurs occidentaux (2).
Le volontarisme du gouvernement marocain se traduit en chiffres. « Pour l’année 2022, nous avons atteint les 100 millions d’euros de dépenses au Maroc pour des tournages étrangers, déclare fièrement M. Saïdi. Nous avons ainsi dépassé notre record de 2019 — 80 millions d’euros — avant les deux années terribles du Covid. » Même si ces 100 millions ne constituent finalement qu’un faible pourcentage — autour de 4 % — des investissements directs étrangers (IDE), qui oscillent depuis 2016 entre 1,4 et 3,5 milliards d’euros (3), ils n’en représentent pas moins, à l’échelle de la région de Ouarzazate, une pluie d’euros, ou de dollars, bien utile aux terres arides des villages. Car une autre particularité de cette région du Drâa-Tafilalet, dont Ouarzazate constitue, avec Errachidia, la ville principale, réside dans son extrême pauvreté. Dans les oasis, l’intérieur des habitations suinte la misère. Les écoliers, reconnaissables à leurs blouses blanches, parcourent chaque jour à pied plusieurs kilomètres pour atteindre leur école, mendiant quelques dirhams à tout étranger qui s’arrête pour les prendre en stop. Au bord des routes, le dos des femmes ploie sous des fagots de bois destinés à leur kanoun, ce petit foyer posé sur un sol en terre battue où cuira le repas du soir. « Il s’agit d’une région particulièrement enclavée, confirme Mostafa Errahj, chercheur en agronomie sociale à l’École nationale d’agriculture (ENA) de Meknès. À l’époque coloniale, les Français l’appelaient le “Maroc inutile”. Après l’indépendance, le fameux Félix Mora est venu dans cette région misérable recruter des bras musclés pour les mines du nord de la France (4). Certes, les productions de films étrangers apportent un peu de cash aux habitants, mais il s’agit de revenus très irréguliers. Cela ne permet pas d’endiguer le départ des jeunes, qui sont pourtant essentiels à la survie des oasis. Eux seuls peuvent monter en haut des palmiers afin d’effectuer la pollinisation. » Délaissés de leurs habitants, les oasis manquent aussi de main-d’œuvre pour ramasser les feuilles sèches, alors que « les incendies constituent la menace principale à leur pérennité », ajoute le chercheur.
Lors de notre passage, un tournage est en cours à Fint, magnifique oasis située à vingt kilomètres au sud de Ouarzazate. Il s’agit d’un remake du Salaire de la peur (Henri-Georges Clouzot, 1953), produit par Netflix. Avec, en prime, une scène d’attaque d’un camp djihadiste… Depuis la destruction des tours jumelles à New York en 2001, les figurants marocains sont massivement utilisés pour jouer les méchants islamistes, qu’ils soient afghans, irakiens, pakistanais, syriens ou autres. « Notre oasis est très appréciée des producteurs, explique M. Mohammed Baadi, tandis qu’il nous fait visiter son village. Babel [Alejandro González Iñárritu, 2006], La Reine du désert [Werner Herzog, 2015], Jésus de Nazareth [Franco Zeffirelli 1977]… ils ont tous tourné ici ! » Sur les cent familles que compte l’oasis, seules cinq possèdent une voiture. Nombre de maisons tombent en ruine, « mais les producteurs aiment ça, pour les scènes de guerre ! ». La maison de M. Baadi est spacieuse, et très modestement aménagée. Le travail est rude pour réparer les habitations, entretenir les palmiers et maintenir le système d’irrigation. « Quand il y a un tournage, nous organisons un roulement, afin que chaque famille puisse travailler un peu. Soit comme figurant, à 300 dirhams par jour, soit comme manœuvre, à 200 dirhams. » Arrivent-ils à valoriser la beauté du lieu, fruit d’un travail entrepris depuis des siècles par des générations de villageois ? « Lorsque notre oasis se trouve en arrière-plan d’une scène, ils donnent 300 dirhams à l’association des femmes. S’ils tournent dans une parcelle, le propriétaire peut recevoir jusqu’à 3 000 dirhams. De toute façon, ici, les villageois ne demandent pas beaucoup d’argent. C’est pour ça que les productions reviennent… »
Depuis plus de quarante ans que cette « pluie de dollars » s’abat sur Ouarzazate, le Drâa-Tafilalet demeure pourtant, avec un produit intérieur brut (PIB) annuel par habitant de 18 000 dirhams, la plus pauvre des douze régions que compte le Maroc (5). Un PIB juste supérieur à la moitié de la moyenne nationale. « Les étrangers vous disent qu’ils viennent tourner au Maroc pour la lumière et la beauté des décors naturels. Mais ces choses-là existent aux États-Unis !, conteste Najib Akesbi, économiste à l’Institut agronomique et vétérinaire (IAV) Hassan-II de Rabat, spécialiste des stratégies de développement du Maroc. En réalité, ils viennent ici pour optimiser les coûts de production, et en particulier ceux de la main-d’œuvre : figurants, costumiers, menuisiers, plâtriers et techniciens de plateau. L’industrie cinématographique appartient, au même titre que le textile ou les nouvelles technologies de l’information, aux labor-intensive industries [industries à forte intensité de main-d’œuvre]. Pour optimiser les profits, on fabrique les tee-shirts au Bangladesh, les téléphones portables au Vietnam et les films au Maroc. » Et de rappeler que si le salaire minimum est officiellement fixé à 3 000 dirhams par mois, « cela reste très virtuel », puisque 54 % des employés travaillent sans contrat. « Le salaire réel d’un maçon au Maroc, c’est 1 500 à 2 000 dirhams. Quand il a du travail, évidemment. À partir de là, on comprend que les gens se battent pour décrocher un emploi sur les tournages, comme leurs grands-pères se battaient pour être sélectionnés par Mora. »
« Ils arrivent, ils payent et ils exigent d’être servis »
Dans cette exploitation des habitants de « Ouarzawood », tout le monde ne se conduit pas de la même façon. « Les pires, ce sont les Français, tranche M. Karim Debbagh, fondateur de Kasbah Films, une des dix grosses sociétés de production exécutive du pays. Pour les Américains, le cinéma, c’est du business. Ils arrivent, ils sortent leurs liasses de dollars, ils payent et ils exigent d’être servis. Les Français, ils se pensent en grands artistes avec un projet auquel tout le monde doit adhérer par respect pour l’art. Et comme ils manquent toujours d’argent, ils cherchent à grappiller le moindre dirham sur le dos des gens, avec une forme de mépris très colonialiste. »
La brutalité du traitement des habitants du Drâa-Tafilalet pourrait être corrigée par une politique de développement que mettrait en place le gouvernement marocain. Il n’en est rien. « Au Maroc, on est très fort pour les infrastructures tape-à-l’œil, destinées à en mettre plein la vue aux investisseurs étrangers et aux touristes, poursuit M. Akesbi. Prenez nos superbes autoroutes : sur un réseau de 1 800 kilomètres, 1 000 ne sont pas rentables, et vous roulez parfois une demi-heure sans rencontrer la moindre voiture. Idem avec notre LGV [ligne à grande vitesse, sur le modèle du TGV français] Tanger-Casablanca : c’est un non-sens économique ! Et pendant ce temps, il n’existe toujours pas de ligne de train ni d’autoroute qui desserve Ouarzazate. On est encore dans la mentalité coloniale du “Maroc inutile”… » Et même pire. Dans le cadre du plan Maroc vert (PMV) lancé en 2008, « le gouvernement a soutenu la création ex nihilo de vastes palmeraies par des entreprises d’agrobusiness, certaines dotées de capitaux européens, qui ont capté une grande partie de l’eau disponible, réduisant de facto celle nécessaire aux oasis traditionnelles », explique l’agronome Ahmed Bouaziz, professeur retraité de l’IAV à Rabat, lui-même originaire de la région du Tafilalet.
À défaut de sortir les populations de « Ouarzawood » de leur misère endémique, ces tournages étrangers ont-ils au moins des retombées positives sur la production de films marocains ? D’un point de vue strictement comptable, il n’existe aucun mécanisme pour qu’une partie des 100 millions d’euros investis dans les tournages au royaume soient reversés pour soutenir des films marocains. Le fonds d’aide du CCM n’est d’ailleurs doté que de 60 millions de dirhams (5,4 millions d’euros), répartis chaque année entre une quinzaine de projets. « Par contre, nous n’aurions jamais eu autant de bons techniciens sans les productions étrangères ! », affirme M. Hilal, qui a lui-même travaillé comme assistant ingénieur du son sur le tournage d’Astérix et Obélix : Mission Cléopâtre.
Pendant plusieurs décennies, des chefs de poste marocains, ainsi que des assistants, se sont en effet formés sur le tas à toutes les fonctions présentes sur un plateau de tournage : caméra, cadrage, lumière, son, électricité, mécanique, costume, maquillage, etc. Plus tard, des écoles ont été créées à Marrakech, Rabat et Ouarzazate, dont les élèves peuvent aujourd’hui trouver des stages, puis du travail, sur les tournages étrangers, qui ont d’ailleurs l’obligation légale d’employer au moins 25 % de personnel marocain (hors figurants) lorsqu’ils ont lieu au Maroc. « Le résultat, c’est que nous avons des techniciens exceptionnels !, affirme Abdelhaï Laraki, important réalisateur du cinéma marocain, qui vient de terminer le tournage de son dixième long-métrage. Pour vous donner un exemple : mon dernier film parle du mouvement d’indépendance du Maroc. J’ai trouvé à Ouarzazate des techniciens capables de créer tous les effets spéciaux dont j’avais besoin — explosions, tirs de mitraillette, impacts de balle — directement sur le plateau, à l’ancienne, sans avoir recours au numérique. »
Des habitants menacent de perturber le tournage
Ce beau tableau mérite tout de même quelques nuances, comme l’explique M. Hamza Benmoussa, 33 ans, assistant opérateur diplômé de l’ESAV en 2011 : « En vérité, les productions étrangères ne te font pas confiance, elles t’embauchent comme technicien de seconde zone, tu n’es là que pour exécuter, ou faire de la traduction. Aujourd’hui, je préfère travailler sur des séries marocaines, où j’occupe un vrai poste de chef opérateur. Je suis payé 1 200 euros par semaine. C’est bien, sauf qu’on n’a pas comme en France le système de l’intermittence. Quand je ne travaille pas, je ne gagne rien. »
Sofia Alaoui, 33 ans, réalisatrice franco-marocaine installée à Rabat, vient de remporter le prix du jury au festival de Sundance avec son premier long-métrage, Animalia. Elle confirme le propos de M. Benmoussa, à l’unisson de tous les jeunes réalisateurs que nous avons rencontrés. « Quand les Américains débarquent avec leurs paquets de dollars, ils sont accompagnés par leur équipe. Ils doublent chaque poste avec un technicien marocain. Ce dernier a bien le titre, un bon salaire, mais pas la fonction. Résultat, quand je dois recruter des techniciens, ils ont des exigences élevées, et en plus ils ne savent pas s’adapter à des films à petits budgets. » Autre problème soulevé par nos interlocuteurs : les meilleurs techniciens marocains n’ont jamais de place dans leur agenda, systématiquement rempli par des tournages étrangers. Sans parler du prix de la location de la moindre maison un peu jolie. « Je voulais tourner dans un riad à Fès qui avait été utilisé par une production étrangère, ils m’ont demandé cinq fois la somme que je proposais ! », raconte Abdelhaï Laraki. Idem pour les tournages dans les anciennes médinas du pays où, après le passage d’une production hollywoodienne, le moindre habitant du quartier réclame ses 100 dollars par jour, sous peine de perturber le tournage. Des sommes que les productions marocaines ne peuvent pas se permettre de verser.
Les véritables gagnants du système semblent être les producteurs exécutifs marocains. Participent-ils au développement du cinéma national ? En principe, ils en ont l’obligation, car le CCM leur impose de produire tous les quatre ans un long-métrage marocain, ou trois courts, pour le renouvellement de leur carte professionnelle. « Mais en vérité, nous sommes assez souples, glisse M. Saïdi. Il ne s’agit pas de mettre des bâtons dans les roues à des sociétés qui drainent tous les ans des dizaines de millions d’euros dans l’économie du pays… » Pour ceux qui se plient à cette obligation, « ils font ça de façon bâclée, en pompant les aides du CCM, sans prendre aucun risque », dénonce Walid Ayoub, réalisateur de 34 ans. « Il existe depuis dix ans un cinéma algérien passionnant, un cinéma tunisien en plein renouvellement. Pourquoi, au Maroc, notre génération n’arrive-t-elle pas à émerger ? », se plaint Rim Mejdi, réalisatrice de 33 ans, auteure de trois courts-métrages. Comme si les avantages d’être devenu terre d’élection des tournages étrangers s’étaient transformés en obstacles à l’épanouissement d’une production nationale.
Pierre Daum
Journaliste.
(1) 1 000 dirhams = 90 euros.
(2) « A celebration of 100 years of foreign film production in Morocco — 1919-2019 », Centre cinématographique marocain (CCM).
(3) « Rapport sur l’investissement dans le monde 2022 », Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced), 9 juin 2022.
(4) Lire Marie Cegarra, « Mora, le négrier », Le Monde diplomatique, novembre 2000.
(5) La région de Dakhla-Oued El-Dahab (considérée comme la douzième) se situe au Sahara occidental.