Jerzy Pericolosospore a écrit:
"ça reste de l'art. Il ne s'agit pas de comprendre". Je parlais ici d'une forme de peur ou de paresse face à des textes qu'on imagine à tort ou à raison complexes, difficiles à comprendre.
Mais en dehors de ça, l'idée que "l'art" en général se ressent, n'implique pas la compréhension, etc, me paraît liée à une "mystique de l'art" un peu bateau. Compréhension n'est pas synonyme de conceptuel.
Bien sûr, mais c'est précisément de cela dont je parlais : quand tu dis qu'on les imagine difficiles à comprendre, c'est bien les comprendre sur un mode conceptuel ou assimilé, ou sur la définition d'une capacité "à". C'est une représentation, même si tu la définis sur un autre ordre que le conceptuel (difficile à comprendre affectivement ? pourquoi pas). Et ce n'est pas une représentation fondée en acte. Je disais simplement que l'art, dans sa réalité, et en particulier dans les "grandes oeuvres", a toujours la possibilité d'outrepasser la représentation, et ne relève pas d'une capacité (et que tout art qui prétend nécessiter une capacité (j'en ai plusieurs exemples) est très probablement une arnaque). Et qu'une fois qu'on a compris ça, on se fait moins chier.
Il y a des processus, oui, mais ils ne sont pas accumulatifs ; sur un mode affectif, ou plutôt sur le mode de compréhension propre à l'art, la "quantité" de vécu est triviale - effectivement, ça ne fonctionnera peut-être pas à 10 ans, mais s'il s'agit de sortir l'idée de maturité, je n'y crois effectivement pas une seule seconde, et cela revient à définir des partages, certes sur un plan personnel (et encore... qui imagine ? pourquoi on imagine comme cela ?) que tu dénigres plus bas.
L'exemple de Joyce n'est pas bon parce qu'il y entre une part de compréhension linguistique qui n'existe pas chez les auteurs de la liste que tu as donné ("Proust, Faulkner, Dostoïevski, Mann, Musil, Nabokov") et qui rend la réponse ambiguë.
Jerzy Pericolosospore a écrit:
Pour le reste, non seulement je ne partage pas ce type d'approche: 'prendre la mesure du beau' (le beau, le beau, c'est sujet à moult variations et jugements, je ne vois pas où se nicherait un invariant qui permettrait de 'prendre la mesure du beau'). Mais encore je n'ai pas non plus prétendu chercher cette fameuse 'mesure' chez King. Je ne la cherche nulle part, cette "mesure", et je n'acquiesce absolument pas à ces hiérarchisations et partages (sérieux/divertissant; art/loisir, etc), qui me semblent au contraire pouvoir s'expliquer d'un côté par les logiques de distinction et de domination sociales analysées par Bourdieu, et de l'autre par un refus du partage du sensible analysé par Rancière.
J'avais bien compris que tu ne la recherchais pas. Je ne comprends pas l'intérêt de le remarquer. Je ne réponds pas pour ramener les choses à ta perception des choses. Je ne suis pas un psy.
Par ailleurs, la mesure n'implique pas un invariant absolutisé.
De plus, résumée ainsi, je ne vois pas en quoi ta position t'évite le relativisme, mais je suppose que tu as une réponse pour ça (que je t'accorde par avance, ce que tu ne parais pas faire dans mon cas...).
Jerzy Pericolosospore a écrit:
Pour l'essentiel de ton discours sur "l'Art", je sens comme une sacralisation et/ou mythologisation de ce dernier. Comme s'il était en dehors de la société.
Mythologisation, s'il s'agit de concéder un lien essentiel entre mythe et art, oui, mais ca me paraît être une évidence historique, mais en dehors de la société, non - et je ne conçois pas de penser le sacré/le mythique hors de la société. Donc sacralisation de l'art, non.
Jerzy Pericolosospore a écrit:
Je devine (mais me trompe peut-être) Adorno comme référence de ta conception de l'Art...
Référence partielle, sur certains concepts et questions, mais que je n'accepte pas dans sa totalité.
Jerzy Pericolosospore a écrit:
Moi, je vois dans cette vision de "l'art" une sorte de fantasme de pureté de son essence, sous l'égide des concepts désormais rebattus de "consumérisme", "industrie culturelle", "fétichisme de la marchandise", etc. Perpétués par Debord, puis repris en chœur aujourd'hui par les "penseurs télévisuels" (Finkielkraut, BHL and co), qui expliquent depuis 30 ans à la télé (temple de l'industrie culturelle selon Adorno et du Spectacle selon Debord) que les élites (du Vrai, du Beau et du Bien) sont discréditées, que la culture est défaite, ruinée, que les masses psychotiques et consommatrices (aliénées par la consommation passive des images) menacent la Civilisation même. Un Bernard Stiegler te réactualise ce discours au nom de... Derrida!!
Concepts qui aujourd'hui servent donc surtout un retour de l'académisme des Gardiens du temple. Par exemple, en musique, justement. On sait qu'au nom de cette sacralisation (messianique, qu'il tenait de Benjamin) de l'Art, Adorno a établi, et au nom aussi de ce qu'il croyait être un "progressisme", les partages les plus académiques, les réactionnaires qui soient, entre "musique savante" (toute la tradition menant du contrepoint chez Bach à Schoenberg) et "musique populaire" (qui serait la dégradation horrible de cet héritage).
Son horreur des mélanges, de la mixité, des sous-genres "batards" (il avait aussi Gershwin en abomination), de l'impur. Mais aussi de toute forme de medium technique de "reproduction". Altérant, dégradant l'Objet sensible pur, le Beau qui ne pourrait s'appréhender que dans la présence hors-signe (hyper-platonisme qu'on retrouvera chez Debord, et qu'il tient bien sûr de L’œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique de W. Benjamin).
A ce jour, je ne sais pas si cette vision, plutôt acceptée dans le monde philosophique, mais que je trouve caricaturale, est vraiment représentative de la pensée d'Adorno. Je crois qu'il était tout à fait conscient, surtout à la fin de sa vie, que sa position aboutissait inévitablement à la destruction de tout art, et qu'il y a dans sa pensée une tension entre son "hyper-platonisme" et la dimension critique qu'il ressent comme nécessaire à l'art, et qui lui confère une dimension impure. Mais je me trompe peut-être, et lui prête un recul que sa pensée n'a peut-être pas.
Mais plutôt que sa haine du jazz, je préfère me rappeler du fait qu'Adorno avait ébauché un opéra adapté de Mark Twain et qu'il a été un des premiers à s'intéresser à la musique de film.
Jerzy Pericolosospore a écrit:
Y a eu un débat assez violent sur enculture autour de ces questions. Je ne tiens pas à remettre le couvert, donc je m'arrêterai là.
Je ne vois pas de raison de violence : j'adore certains artistes rock tout en étant capable de lire Adorno sans m'offusquer à chaque page.
Jerzy Pericolosospore a écrit:
Adorno, là-encore, non? Le fameux interdit qui pèserait sur la pensée, la poésie, l'art, après la Shoah: "Après Auschwitz, on ne peut plus...".
Adorno qui était le premier à aimer certains poètes d'après-Aushwitz (Celan bien sûr, mais pas que) et à dire que sa phrase était devenue une formule contre sa volonté, et que son caractère définitif était exagéré.
Mais non, ça m'a frappé spontanément des années avant que je lise Adorno.
Jerzy Pericolosospore a écrit:
Puis cette défiance vis à vis des systèmes philosophiques (des "Lumières") qui auraient "fatalement" mené aux Camps d'extermination...
Bien que je n'ai pas le goût des systèmes, je ne crois pas du tout à cette idée.
Jerzy Pericolosospore a écrit:
Je me demande quel académisme tu as fréquenté, consacrant un "cénacle de philosophes (de préférence avant 1900)", et donnant l'impression que la pensée n'existait pas en dehors. J'ai fréquenté ce monde aussi, mais c'était pas du même genre: on causait bcp de penseurs contemporains, et on étudiait les penseurs du XVIIIè avec des outils proposés par la philosophie contemporaine (on ne peut faire autrement, sauf à tomber dans le fantasme d'un accès à des Oeuvres "en soi", anhistoriques et figées dans je ne sais quel formol...). Kant ou Hegel ne sont académiques que dans les mains d'académiques: pourquoi jeter l'enfant avec l'eau du bain...
Je lisais il y a quelques mois un des derniers rapports de jury d'agrégation qui disait qu'il fallait lire durant toutes ses études exclusivement les auteurs consacrés et réserver l'étude des auteurs moins connus, en particulier contemporains, à plus tard (c'est-à-dire vers 40 ans, quand on a terminé ses 10 ans en ZEP).
Ce qui peut se défendre sur le plan de l'apprentissage.
Jerzy Pericolosospore a écrit:
Méfie toi, Onfray dit à peu près la même chose.
C'est un peu le point Godwin de la philosophie.
Jerzy Pericolosospore a écrit:
Hawthorne n'était pas "transcendantaliste" (au sens de Coleridge, Thoreau, Emerson, Whitman, donc) ! Il se considérait avant tout comme un "dissident", un "hérétique" (les "seekers" cherchant une identité proprement "américaine" à la littérature, à l'art en général). Ce en quoi il appréciait les "transcendantalistes" et leur compagnie. Mais si Thoreau fut son meilleur ami, et s'il fréquenta Concord, il n'adhéra jamais lui-même à ce mouvement.
Je sais. Il me semblait seulement cohérent de lire ce beau monde ensemble. Je ne mets pas Whitman dans les transcendantalistes non plus.
Jerzy Pericolosospore a écrit:
A l'inverse, il n'était pas non plus attaché au puritanisme - contresens que j'entends parfois. Je ne dis pas que tu as suggéré qu'il l'était, c'est juste que ce fait est en soi intéressant à souligner.
Hawthorne est né à Salem, lieu du puritanisme le plus extrême. Il compta dans ses ancêtres le terrible juge William Hathorne, un fanatique religieux. Toute l’œuvre littéraire de Hawthorne, qui rajouta ce w pour se dissocier de toute sa paternité, est une dénonciation violente du puritanisme de ses ancêtres du côté paternel, mais aussi maternel. Que N.H. se soit posé comme "hérétique" constitue justement une des plus intenses provocations contre ses ascendants, persuadés que dieu leur avait donné pour mission sacrée de "purger la terre de tous les hérétiques".
J'ai parlé de symbolique puritaine dans ses textes. Il est clair dans ses récits qu'il n'est pas tout à fait en accord avec cet héritage.