Merveilleux.
Sur vos bons conseils, je me l'étais gardé de côté, tellement bien rangé que j'ai fini par l'oublier.
Pour moi, c'est un peu le Graal, ce documentaire. Autant qu'une madeleine de Proust. Voilà, contenue en 90 minutes, la quintessence de mes 6 années au Samu social. De nouveau, j'ai eu la rage.
Ces visages magnifiques de part le monde, ces logorrhées diluviennes, toute la souffrance humaine à travers le globe, condensée dans un bureau institutionnel. Avec des règles que tu apprends à connaître sur le bout des doigts, pour dès que c'est possible, les truander et les tordre, et tenter vainement de rétablir la balance en faveur de ces arrachés de la vie. On dépasse le budget ? Oui, mais ils ont faim. On a plus de ticket ? Oui, mais ils risquent la prison ou l'expulsion à la première arrestation. Donc rien à foutre, tu leur trouves de quoi se nourrir dignement et de quoi manger. Aujourd'hui. Quand on veut, tout est possible. Les murs sont extensibles, la place se trouve, la nécessité fait loi. Et oui, je le fais autant pour me donner bonne conscience que pour aider. Je n'ai pas envie d'être bouffé par les remords, ou qu'ils soient eux bouffés par les vers.
Moi, je risque quoi, à faire le maximum ? Une réprimande ? Bah, je compense avec mes collègues qui se contentent souvent du strict nécessaire, et qui sans s'en rendre compte, les culpabilisent, leur sourient quand il ne faut pas, haussent la voix et grondent, réminiscences intimidantes des tortures endurées. "Non", voilà leur mot béquille, celui qu'ils préfèrent car ils ont soudainement le sentiment d'un vrai contrôle, d'une autorité retrouvée, d'un grand pouvoir. Je lui préfère le pouvoir de dire "oui", au risque de décevoir si je n'y arrive pas, et d'orienter alors ma colère vers mes responsables, mais jamais vers les demandeurs d'asile. Mes frères, mes enfants, mes parents. Qu'ils ne me voient plus comme l'Etranger, mais comme l'extension d'eux-mêmes, bien dissimulé sous les oripeaux d'un français, d'un fonctionnaire, d'un agent de l'Etat, placé là pour les servir.
Sans jugement, le documentaire pointe parfaitement ces disparités de traitement, entre Caroline la jeune assistante sociale qui multiplie les erreurs, Colette l'expérimentée qui est toujours dépassée, et la juriste qui offre le parfait équilibre, s'évertuant, en blindant ses rapports de détails, à forcer le destin des décisions que prendront en aval les préfectures ou l'OFPRA, et le devoir de justice qu'elle rend aux conditions de vie et d'exil de ces citoyens du monde, en ne se contentant jamais de récits grossiers. Il faut respecter leur parcours, respecter leurs souffrances, les ressentir. On leur doit au moins ça.
Tout ceci devant les yeux et les mots souriants des traducteurs, coincés entre deux réalités indicibles, avec pour mission de les faire correspondre sur le papier. Le papier, finalité de tout, précieux sésame illisible et indéchiffrable. Papier qui manque, papier que l'on perd, que l'on se fait voler, dont on ne sait jamais s'il nous coûtera une expulsion ou nous offrira une place en hôtel. L'hôtel, dont on pense qu'il est la Terre promise tant espérée, alors que l'on y trouve des conditions ubuesques : famille entassées, délaissées, dans l'attente de RDV inhumains, sans nourriture, sans suivi médical ni social, à attendre. Le purgatoire dans la prison de sa propre langue.
Les langues, la vraie richesse de ce boulot. L'omniprésence de l'interprétariat, des phrases qui se chevauchent, des parcours qui se délitent dans les larmes, la défiance des français pourtant de bonne volonté, la crainte des migrants de parler librement... et cette Terre d'accueil qui dès qu'elle le peut, exploitera la moindre faille pour NE PAS te prendre en charge, alors que tu pensais avoir passé le pire.
Je suis vraiment heureux, car pour la première fois dans un reportage ou un documentaire, on entre vraiment dans le détail de ces immigrés qui demandent l'asile, on casse l'image de la France qui accueille à bras ouverts, et surtout, on présente ces gens pour ce qu'ils sont : des expatriés, des trahis, des traqués. La peur au ventre, loin d'être arrivés au bout du parcours, loin d'être sauvés. Pas des rêveurs, ni des profiteurs. Engagement politique en Mongolie, pressions militaires en Érythrée, voyage apocalyptique avec des passeurs rodés... ces gens que l'on perçoit toujours avec condescendance au premier abord (des physiques ordinaires, une simplicité étudiée pour être passe-partout, des êtres déracinés et désorientés en pleine civilisation - qui pour eux devient une jungle - sans culture ni notion de l'impossibilité de la France à "accueillir toute la misère du monde" comme le disait Rocard) alors qu'ils ont déjà connus des sévices insoutenables, entamé un exil long de plusieurs mois, au prix sacrificiel de tout leur argent et de la disparition de leur famille... et vu des gens proches mourir sous leurs yeux. C'est d'une beauté absolue d'avoir conservé tous ces entretiens avec l'interprète ISM au téléphone, ou le bénévole présent dans les locaux... de les avoir suivi dans le métro pour comprendre qu'on croise tous les jours à Paris des personnes au parcours incroyable, qui ne savent ni lire ni écrire, ni parler, vissés avec un enfant dans les bras. Le français, indécrottable, confond aisément touristes et immigrés. Sans soupçonner un instant la violence endurée, ils s'imaginent qu'ils sont venus par naïveté, sur un coup de tête, en prenant l'avion...
J'ai travaillé avec bon nombre de collègues pour lesquels la langue était une barrière, un problème, une lourdeur sans nom, qui les insensibilisait plutôt, ou leur donnait jusqu'à des accents de racisme passif, là où d'ordinaire ils sont pétris de générosité. Pour ma part, je n'ai jamais été aussi heureux que pendant ces moments cacophoniques où on me parlait en mongol, en tamoul ou en arabe. A moi ! Pour m'expliquer, pour me sensibiliser, par crainte de la décision que je pourrais prendre, et en reconnaissance des quelques gestes humains que je ne pouvais m'empêcher d'avoir à leur égard, peu importe leur provenance. Au risque de piétiner mon idéalisme, et le leur. Au risque plus grand de se faire piétiner par le système, aveugle au cas particulier, sourd à cette richesse de mots et d'accents.
J'ai terminé en larmes, alors que je n'en ai versé aucune pendant 6 ans. Pourtant, il n'y a rien de misérabiliste. Mais les moments choisis disent tellement de choses, sans aucun didactisme, sans le moindre commentaire... Je repense à toutes ces voix qui m'ont expliqué, tous ces visages qui m'ont regardé, tous ces inconnus que j'ai tenté d'aider du mieux possible. Je vais pas me mentir, cette richesse me manque. Mais à bien faire son travail, on prend de plus en plus de responsabilités, pour avoir un maximum de contrôle, jusqu'à orienter tout un service dans la direction que l'on pense être la plus juste. J'ai eu carte blanche deux années durant, pendant lesquelles c'était la fête du slip. Jusqu'à se retrouver en complète opposition avec sa hiérarchie et son gouvernement. Et là, tu ne peux que céder le premier.
Je suis ravi de voir enfin un film qui rend justice à cette réalité.
6/6
_________________ I think we're gonna need a helmet.
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