Un peu de dossier de presse, avant de commencer :
L'INCONSOLABLE D’après « Dialogues avec Leucό » (1947) de Cesare Pavese
Entre Straub (et Huillet) et Pavese, c’est une déjà longue histoire. Elle commence avec le premier film d’après des textes de Pavese, Dalla nube alla resistenza en 1978, avec en deuxième partie La luna è i falό et en première partie six des Dialoghi con Leucό, avec l’inoubliable Olimpia Carlisi comme Nephele, assise dans son chène-liège.
Entre ce premier et le deuxième s’écoulent près de vingt ans: Quei loro incontri, dédié aux cinq derniers Dialoghi, est montré à Venise en septembre 2006.
Depuis, Jean-Marie Straub a mis en scène et filmé ensuite un douzième dialogue, La Belva devenu II Ginocchio di Artemide, en 2007, puis en 2008, le treizième, Le Streghe, devenu Le Streghe (Femmes entre elles).
Le nouveau volet de ce qu’il convient bien d’appeler une histoire unique au cinéma, marque une étape: L’inconsolable, tourné dans les collines de Buti, en Toscane, dans ces endroits qui sont pour Straub, comme certains disent, l’équivalent de Monument Valley pour Ford. Straub aime retourner dans ces lieux apprivoisés par des années d’attention et de patience, pour, d’une toujours nouvelle façon, poussant toujours un peu plus loin les limites, faire vivre cette parole venant de si loin et qui se fait entendre dans le langage de Pavese.L'HÉRITIERD’après « Au service de l’Allemagne » de Maurice Barrès
En 1994, Jean-Marie Straub réalise avec Danièle Huillet un film, d’après le roman Colette Baudoche de Maurice Barrès, qui porte le titre Lothringen ! En 2010, Jean-Marie Straub retourne dans l’Est, en Alsace cette fois-ci, pour réaliser le deuxième volet du diptyque Barrès. Il s’agit d’un texte tiré du livre Au service de l’Allemagne, écrit par Barrès en 1903 sur le Mont Saint-Odile. Avec comme acteur principal Joseph Rottner, le réalisateur suit les traces du jeune médecin de campagne en promenade au Mont Saint-Odile, à travers les chemins qu’a connus Barrès, jusqu’à la Maison forestière de Ratsamhausen et autour du célèbre Mur païen, unique dans la région. Jean-Marie Straub joue lui-même le rôle du Lorrain avec lequel le jeune Alsacien s’entretient.Et ensuite il faut restituer précisément ma subjectivité totale.
J'y allais sans trop savoir, j'y allais un peu comme à la Messe, en me disant que ça me faisait quand même un peu chier, que depuis la mort de Danièle Huillet, Straub n'arrivait pas à inventer ce que pouvait être un film de Straub sans Huillet, qu'il lui manquait quelque chose. Un temps, j'ai pensé qu'il lui manquait aussi la pellicule. Il faut dire que le dernier film de Straub & Huillet, l'époustouflant Itinéraire de Jean Bricard, était un véritable documentaire sur le cinéma analogique, et sur l'une des pertes qu'il faut admettre dans le passage au numérique, sur la nécessité de réinventer le cinéma après la mort de pellicule, et donc sur la nécessité de lui donner de belles funérailles (le travelling le long de l'île, et le maillage incroyablement complexe entre les branchages des arbres nus en noir et blanc, plan-séquence sidérant, impossible à restituer, qu'on le veuille ou non, en numérique -- en numérique, on doit inventer autre chose, et cet autre chose, de la même manière, n'appartiendra qu'au numérique, il suffit de voir la réponse numérique de Godard à ce plan-séquence dans Film Socialisme pour le savoir).
Alors quoi, Straub trop ostensiblement archaïque pour filmer en numérique?
Et puis non, je me suis souvenu Europa 2005, ce génial court métrage, première incursion du couple dans le numérique, magnifique, puissant. Quelque chose de Lothringen! ou de Trop tôt trop tard s'y voyait réinventé pour le numérique, il y avait une réinvention très forte ici, et c'était un peu passé inaperçu. J'y ai songé hier en revoyant Lothringen!, en me disant que les mouvements d'appareil étaient des mouvements de l’analogique, cette espèce d'engloutissement par la distorsion du bord cadre, effet de lentille, cet effet de toile déroulée lors des panos lents, des allers et retours. Cette question permanente du rapport au documentaire, cette nécessité de dire toujours que le cadre réinvente le monde, qu'un poteau droit soumis à un pano vertical paraîtra soudain penché à cause du mouvement d'appareil. Europa 2005 en faisait autre chose, c'était un fait de montage, de la possibilité de reprise à l'infini du même plan avec d'infimes variations, de la mise en doute de l'image et du son, et partant du montage numérique.
Enfin voilà, Europa 2005 c'était un avant-goût d'une révolution qui aurait été négociée sans doute différemment avec Huillet. Sans elle, Straub a signé coup sur coup Le Genou d'Artémide, Le Streghe, Corneille/Brecht et son très court sur Joachim Gatti. Quatre films que je n'aime pas. Artémide et le Streghe, c'était du Straub s'enfermant dans son propre système, répétant mal Ces rencontres avec eux, sans le pas accompli entre Dalla nube alla resistenza et Ces rencontres avec eux, sans évolution, sans appréhension de ce qui devait se réinventer.
Le court sur Gatti, c'était vraiment du vent, peut-être une blague, je ne sais pas, ou bien je n'avais rien compris.
Corneille/Brecht, c'était encore autre chose, un premier pas mal assuré vers les deux qui nous intéressent ici. Il y avait un hiatus mal digéré entre l'espèce de solennité et la forme redevenue pauvre. Quelque chose de l'ordre de l'imitation de Straub par lui-même, on aurait presque cru ses imitateurs patentés genre Christophe Atabekian. Mais il y avait quelque chose tout de même l'annonce de quelque chose, de nouvelles appréhensions du médium et du monde, de nouveaux abords du montage, une mise en scène en cours de réinvention. Dans la lumière, quelque chose de métallique, d'irradié par le soleil blanc à travers les rideaux. Un potentiel de dynamique neuve, aussi, dans la toute première partie, avec la femme à sa fenêtre, des sautes du montage, un rapport spécifique aux corps, comme si le corps Straubien, minéral, essayait de s'échapper de son statisme dans la collure, en sautant par la fenêtre. Cette brutalité-là... D'ailleurs moi je l'enviais cette brutalité, car le reste du film était un sacré pensum particulièrement chiant...
(Straub a aussi réalisé O Somma Luce qui sort début 2011 et que je n'ai pas encore vu, et qui m'intrigue beaucoup)
Et donc L'inconsolable. Je me dis Straub revient à Leuco, c'est reparti, c'est encore Le Streghe... Et puis non, c'est presque la même chose qu'entre Lothringen! et Europa 2005, un geste proche mais repensé, un apaisement, une compréhension de la perte à admettre et du gain possible. Un redéploiement. Ce n'est pas la révolution, mais soudain je me retrouvais à réécouter Leuco, et à ne pas penser à autre chose. Straub retrouve la tension/l'attention aux petites variations des corps et des voix, accepte un acteur qui lève un sourcil théâtral, admet que son numérique est plus terne que les couleurs ensoleillées de ses sous-bois d'antan... Et restitue pourtant l'émotion de la trouée du soleil du le front d'un acteur, retrouve la puissance de découpage qui à mon sens n'était plus la sienne... Rien d'immense, un peu de retour dans ses pantoufles, mais enfin cette fois on comprend pourquoi Straub prolonge Leuco.
Mais la vraie surprise, c'est L'Héritier. Déjà parce que Straub y joue, son corps massif combattant sa courbe sur sa canne, son mélange d'inamovibilité paysanne et de fragilité de grand-père, et ce n'est pas le rôle de caillou sur chaise qu'on aurait pu attendre, non : c'est un film d'action, L'Héritier. À travers la forêt, entre L'Alsace et le Luxembourg, et puis on parle sang, urgence, violence... Et surtout on commence caméra à l'épaule, dans les dos de Straub et Joseph Rottner, qui marchent d'un bon pas sur un chemin de terre, et discutent longuement. Cette séquence s'achèvera de la manière suivante : le cameraman s'arrête à un moment et les laisse s'enfoncer dans la forêt, longuement, jusqu'à ce qu'ils disparaissent.
Ce plan, pour qui connaît un peu les Straub, est incroyable. C'est un plan, un élan, de pure fiction comme je leur en connais peu, surtout ces dernières années (Straub disait après la séance que c'était un film "hollywoodien... Soviétique" (sic) et je suis sûr que c'était pour ça), c'est un plan de pure convention comme on en croise tout le temps, mais disons à peu près jamais chez les Straub : un plan qui admet qu'il y a un caméraman mais qu'il faut faire comme si de rien n'était, comme s'il n'existait pas. Jusqu'à présent, un plan comme celui-ci, chez Straub, signifierait qu'on a laissé quelqu'un dans la forêt, la place de la caméra est toujours justifiée/justifiable, dans le sens où il n'y a pas mensonge quand cette place. Là cette place est aberrante : qui a-t-on laissé dans la forêt? Qui reste derrière? D'ordinaire, un plan porté, dans Dalla nube par exemple, l'est sur la charrette des paysans, et l'on regarde la nuque des bœufs des minutes entières. Là, ce plan est invraisemblable.
Alors on l'accepte ou pas, je n'en sais rien, je n'ai pas eu le courage de poser la question ensuite. Mais Straub, ici, en se contredisant presque, accomplit complètement sa transformation, sa réinvention. L'Héritier est en tout cas, à mon avis (hormis p-ê O Somma Luce que je n'ai pas encore vu), son film le plus intéressant et le plus beau depuis 2008. Ce n'est pas rien.