après l’apocalyptiquement nul
inexorable, j’avais jeté un oeil à la filmologies de fabrice, et je m’étais dit que notre parcours commun s’arrêterait là.
ce nouveau film étant produit par les jokerz (dont on dira pudiquement que le track record incite à une certaine prudence) la décision aurait dû être ferme.
mais il se trouve qu’un film-dossier sur le fiasco de l’enquête sur marc dutroux, ça me faisait sacrément de l’oeil.
alors, la folie c’est de faire toujours la même chose et de s’attendre à un résultat différent, et je suis donc allé voir un film de fabrice de welz produit par les jokers.
j’ai bien fait, c’était trop trop bien.
l’angle est vraiment super : ça suit l’enquête, ratée et inutile, d’un policier qui n’est pas passé loin - qui est même passé très très près - mais ça n’a pas abouti. c’est un truc qui me fascine dans le travail de policier et dans les grandes enquêtes : les milliers d’heures de travail en vain, à la fois indispensables pour écarter les pistes mais qui ne servent au final à rien. il y a aussi le prix moral à payer de ces échecs, dans ce style d’affaire, avec les victimes supplémentaires. le poids sur l’individu du fait que c’est à la fois inévitable de ne pas y arriver parfois, ils n’y sont pour rien, et en même temps ils y sont bien pour quelque chose. est-ce leur incompétence personnelle ? au fait qu’ils n’ont pas fait ce qu’ils auraient dû, des éléments extérieurs…? un mélange de plein de choses, dont il faut s’accommoder en faisant ce métier mais dont j’imagine que ça peut rendre fou avec un poids monstrueux sur la conscience. je trouve ça absolument passionnant et vertigineux et c’est précisément l’angle choisi. j’étais content, et c’est splendidement traité, il va explorer le truc dans tous ses aspects.
ça donne un personnage génial, un vrai personnage de cinéma. complexe, sympathique, antipathique, avec du talent, des failles, qui réussit des trucs, qui rate des trucs, qui aurait pu, qui aurait dû, une backstory riche, il est émouvant, énervant, drôle, enrageant, intelligent, débile. sa backstory est très touchante - je sais qu'il y a des profils comme ça dans l'armée et la police, je trouve ça puissant et émouvant. il est parfaitement interprété par anthony bajon, un smash de casting.
et donc ça aurait quand même pu donner un film faits-divers produit par france 2 (c’est bien produit par france 2) mais non. c’est du vrai cinéma, par un vrai cinéaste. alors formellement, ce n’est pas l’emballage unique des films de ce style en ce moment. la caméra est forte, vivante, un style personnel. que je ne trouve par ailleurs pas formidable, il y a des trucs ratés et rien de particulièrement brillant, mais vraiment ça a la mérite d’exister et de ne pas avoir le filmage et la photo uniques du moment - et vraiment à ce stade ça me suffit, jpp des films qui ont tous la même gueule.
ce truc d’avoir un vrai metteur en scène se décline ensuite dans mille décisions, du beau vrai générique de début (dans un premier temps je me disais que ça n’était pas raisonnable vus les 39 logos au début, mais finalement il fait bien), jusqu’au magnifique générique de fin et sa typo géniale, en passant par la super idée de casting d’embaucher des gueules des années 90 pour un film se déroulant dans les années 90 (laurent lucas, sergi lopez, beatrice dalle, jackie berroyer…), la super reconstitution de la belgique de cette époque, des petits trucs de mise en scène que j’aime (par exemple, je n’aime pas dans les films quand tout le monde est dans le même mood tout le temps, ce n’est pas parce que tu fais un film sombre qu’il n’y a pas un personnage qui sourit ou vit normalement jamais, et là le truc de les faire avoir une conversation lourde mais y a un type qui fait une petite blague à la con et ils rigolent j’ai adoré, c’est vraiment la vraie vie), et la gestion audacieuse et réussie du temps.
parce que (trigger warning pour qui-gon) le film dure 2h35, durée impressionnante. et dans le premier tiers, ça n’est pas raisonnable, avec notamment une scène de mariage réussie (beaucoup de vie captée) mais absurdement longue. mais c’est volontaire, comme kechiche, et c’est utile et ça a du sens dans le schéma global du film, et c’est un truc de vrai metteur en scène que de maîtriser ça, même si ça fait que ce sera compliqué à diffuser sur france 2. le film est donc divisé en 3 gros actes - là encore, j’aime mes changements de dynamique narrative - qui chacun se nourrissent et se portent les uns les autres (s’il blague au milieu de moments lourds au début c’est parce qu’il ne le fait plus à la fin).
et on en arrive au coeur du poulet - ne lisez pas si vous ne voulez rien savoir. le troisième acte, qui dérive complètement de la réalité.
ça a commencé quand, au milieu du film, une juge d’instruction arrogante défend, du haut de son piédestal, l’indéfendable en s’exclamant d’un air indigné : « mais nous sommes dans un état de droit ! ». cet argument d’autorité, qui a fait une entrée fracassante dans le débat public il y a 4-5 ans, et qui est désormais servi à toutes les sauces pour interdire de réfléchir à quoi que ce soit et justifier les pires dingueries institutionnelles. et pendant cette petite réplique, je pensais à fabrice en lui disant "i see what you did there...", et je me suis dit qu’il avait dû repérer ce truc comme moi, et être aussi agacé que moi.
et effectivement. il parle de cette enquête ratée, de ces institutions profondément défaillantes, incapables de protéger leurs citoyens tout en leur interdisant de se protéger aux-mêmes. et le troisième acte parle de ce fil moral coupé dans la société, de ce contrat social que l’une des parties décide unilatéralement de ne pas respecter tout en engueulant ceux qui protestent, et comment ça peut rendre fou les individus. le fait que ce soit un des rouages du dysfonctionnement - un policier - plutôt qu’une victime est un angle fort et brillant. alors le film qui aurait pû être un film-dossier totalement basique dérive vers autre chose, avec une identité de fond et de forme de série b de vigilante. ce n’est même pas pour se défouler - il n’y a vraiment aucune satisfaction tirée de tout ça, ce sont vraiment juste des situations qui rendent fous. et moi qui suis depuis 2 jours vraiment très bouleversé et très en colère devant la mort du jeune elias, ça m’a touché en plein coeur. mais je ne l’ai pas pris comme une celebration de la justice parallèle, comme un appel à l’insurrection, je l’ai pris comme un avertissement inquiet et consterné : voilà ce qui arrive quand les institutions ne remplissent plus leur mission. ce troisième acte n’est donc pas politiquement ni moralement correct (le truc complotiste sur les réseaux pédophiles étant un autre angle fort - et ce n’est vraiment pas ce que je préfère mais c’est comme la mise en scène : à ce stade je m’en branle que ce soit réussi ou non, d’être d’accord ou non, je suis juste content de voir des idées fortes qui sortent de l’uniformité ambiante), il joue au sale gosse dans le fond et dans la forme et dans l’identité du film qui bascule du film sérieux et respectable au bis furieux et provocateur. ça me va très très bien <3
ça n’est pas pour tout le monde : les orientations artistiques fortes vont forcément déplaire.
mais moi tout ça répondait à des aspirations profondes dans mon approche du cinéma - il faut faire péter les formats, essayer des choses, bousculer - et du débat public - quand y a des trucs qui ne vont pas il faut le dire, en discuter, en démocratie c’est comme ça qu’on règle les problèmes, pas en les niant et en les laissant en monopole aux gens qui casseront tout pour soit-disant les réparer.
j’ai adoré.