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"LA MATRICE" (ou comment le cinéma mondial a été appauvri par la domination du modèle hollywoodien)
(Ce texte - publié à l’automne 2000, dans « 24 images » - a été conçu comme une sorte de «making of» de la situation dans laquelle nous commencions à nous trouver alors, et dans laquelle nous ne cessons de patauger depuis… Un texte daté, donc, mais toujours d’actualité. Malheureusement…)
Oser affirmer (comme je le fais sans hésitation) que le calibre du cinéma mondial n’est plus ce qu’il était ou que les films ne sont généralement plus aussi intéressants qu’il l’étaient avant, c’est évidemment prêter le flanc à deux types de réactions : d’un côté, le doute de ceux (généralement plus jeunes) qui vous traitent de réactionnaire, d’attardé ou d’incurable nostalgique, en vous rappelant qu’il y a toujours eu des gens pour préférer le passé au présent, et que notre époque compte aussi son lot d’œuvres majeures ; et de l’autre, la certitude de ceux (généralement plus vieux) pour qui cette affirmation reflète une situation si évidente et si incontestable, qu’elle ne mérite tout simplement pas qu’on s’y arrête un seul instant.
Pourtant, au-delà des jugements de valeur, des bons ou mauvais crus et des cinématographies en hausse ou en chute libre, plusieurs faits demeurent. Peu de gens contesteraient que depuis le milieu des années 70 (soit depuis la systématisation du phénomène des « blockbusters », avec des films comme Jaws et Star Wars), le paysage du cinéma mondial a changé de façon profonde et durable: les multiplexes ont graduellement remplacé les salles de quartier et imposé une vitesse d’exploitation à la programmation qui ne cesse d'accélérer; l'explosion de la vidéo a tué la plupart des salles de répertoire et modifié la façon dont les films sont faits, vus et appréciés; la baisse de l'âge moyen des spectateurs a amené les studios à cibler de plus en plus les spectateurs adolescents, avec les résultats que l'on sait; plusieurs cinémas nationaux majeurs (comme ceux de l'Italie, de l'Allemagne et des pays de l'Est) ont été rayés de la carte ou ne sont plus que l'ombre de ce qu’ils étaient; et la domination économique du cinéma américain est telle que de plus en plus de cinéastes étrangers (et maintenant même québécois!) décident de tourner en anglais.
Mais ces changements importants ont eu des conséquences pernicieuses qui vont en s’aggravant; l'avènement des multiplexes a permis aux « majors » d'occuper artificiellement de plus en plus d'écrans, d'offrir quatre projections d'un même film en deux heures et d'imposer un rythme d’exploitation qui court-circuite à la fois le bouche à oreille et la critique (ce qui permet au pire navet d'engranger dix fois plus d’argent qu'un film que les gens se recommandent chaleureusement). De même, l'explosion de la vidéo (qui aurait pu - théoriquement - favoriser l'émergence d’un public de plus en plus cinéphile) a accéléré la mort des cinémas de répertoire, éliminé la seconde chance qu'ils offraient à des films qui n'avaient pas marché lors de leur première sortie en salles et permis au cinéma américain d'occuper un deuxième front (le foyer) qui favorise les films demandant peu d'attention aux dépens de ceux qui exigent un minimum de concentration.
Dans ces circonstances, il était presque inévitable que les cinémas nationaux (qui trouvaient refuge dans les salles de répertoire et dépendaient de la fidélisation d’un public cinéphile) connaissent une situation de plus en plus difficile, situation aggravée par la domination croissante du cinéma américain (par ses films, mais aussi par ses salles) dans leur propre pays. Ajoutez la foi aveugle que les décideurs (d'ici comme d'ailleurs) placent désormais dans les enseignements de gourous du prêt-à-filmer (comme le tristement célèbre professeur de scénarisation Syd Field), la pratique maintenant systématique des projections-tests (qui homogénéise inévitablement les films), le contrôle croissant des grandes sociétés sur les distributeurs (qui permet, par exemple, à une compagnie comme Seagram de forcer Universal/October à abandonner Happiness, ou à une chaîne comme Blockbuster d'influencer le montage de Crash); sans oublier le climat de rectitude politique et un rafraîchissement palpable de la censure américaine (surtout lorsqu'il s'agit de films étrangers, comme Attache-moi! ou Romance); et vous avez le portrait d'un cinéma mondial malade, dont la santé précaire dépend des désirs du géant américain qui monopolise souvent ses salles, forme les goûts de son public et tente même de lui dicter jusqu'à la langue dans laquelle ses acteurs doivent désormais s'exprimer. Bref, vous avez la matrice d'un cinéma américain qui est arrivé à imposer son système, à « formater » les goûts de tous les habitants de la planète et à mettre les spectateurs à sa main. Et il faudrait être aveugle (ou d'un ethnocentrisme terrifiant) pour croire que les changements qu'il a amenés ont contribué à l'enrichissement du cinéma mondial...
Devant une telle situation, il est difficile de ne pas être nostalgique de l'époque où un cinéma (comme l'Elysée, à Montréal) gardait facilement un Rohmer à I'affiche huit mois, où la United Artists pouvait participer au financement d'un Fellini tourné en italien dans i'indépendance la plus totale, où un Roger Corman (qui n’avait pourtant pas la réputation d'un esthète!) n'hésitait pas à lancer en grande pompe le dernier Bergman et où les « majors » et les censeurs approuvaient sans problème des films aussi audacieux que Blow Up, Le dernier tango à Paris, The Wild Bunch ou Seven Beauties.
Certes, il se fait encore (Dieu merci!) des films intéressants et parfois même passionnants. Mais ces films sont lâchés dans un système qui leur fait de moins en moins de place, rend leur carrière de plus en plus difficile et contribue à l'appauvrissement du cinéma comme moyen d'expression artistique. Leur parcours dépend d'ailleurs désormais exclusivement de la survie de forteresses exceptionnelles (comme le complexe Ex-Centris, à Montréal), derniers bastions d'une certaine vision du cinéma et ultimes remparts de l’idée qu'il puisse encore être perçu comme une forme d'art. (Incidemment, essayez d'imaginer les deux dernières années de cinéma à Montréal sans les films qui ont pris l'affiche à Ex-Centris, et vous verrez qu'il ne resterait plus grand-chose d'intéressant à se mettre devant les yeux sans cette institution entièrement née du mécénat...).
De fait, les films « étrangers » qui fonctionnent bien aujourd'hui sont des films hollywoodiens tournés dans la langue de leur pays d'origine. Un film comme Cours, Lola, cours, par exemple, est (quoi qu’on en pense) un objet qui en dit certainement moins sur son auteur ou sur l'Allemagne de son époque que sur l'influence d'Hollywood sur son réalisateur et sur les spectateurs de sa génération. Il semble avoir été conçu comme une carte de visite destinée à prouver aux « majors » que son auteur a complètement assimilé les codes dominants, qu'il a parfaitement intégré le vocabulaire visuel d'Hollywood, le seul qui « marche » et le seul qui compte. Car il n'y a désormais que deux sortes de films étrangers: ceux qui tentent de battre les Américains sur leur propre terrain (en tournant en anglais ou en s'attaquant à leurs genres) et ceux qui leur tiennent tête en se battant sur un terrain qui leur échappe (d'Almodovar à Kiarostami, en passant par Catherine Breillat).
Que reste-t-il donc du cinéma qui nous a tous permis de croire qu'il était d'abord une forme d'art? Quelques films avalés goulûment le temps d'un festival, puis généralement laissés sur les étagères des distributeurs; le souvenir de classiques parfois difficiles (et quelquefois même impossibles) à retrouver en VHS et en DVD (eux aussi sous l'emprise des distributeurs américains); et l'espoir que l'accessibilité de la DV puisse redonner un jour un peu de liberté aux créateurs d'images (espoir qui s'évaporera dès que les « majors » passeront – comme ils s'apprêtent déjà à le faire – au lancement simultané de leurs films en numérique dans toutes les salles de la planète).
En l'an 2000, le cinéma se divise donc essentiellement en deux clans: pas tant (contrairement à ce qu'on pourrait croire) l'Amérique contre le monde, qu'un système de comptabilité contre une façon de voir. Car l'Amérique n'est pas plus charitable envers ceux de ses cinéastes qui échappent à son système (comme Lynch, Allen, Jarmusch et Altman...) qu'envers ces «étrangers» auxquels elle tente d'imposer ses standards.
Tenir compte des enjeux actuels et des forces en présence, ce n'est donc pas céder à la déprime ou trouver refuge dans la nostalgie, c’est voir clairement ce qui fait que le cinéma (indépendamment des créateurs qui y oeuvrent) est en train de devenir une chose qui limite notre vision du monde au lieu de l'élargir. C'est réaliser que pour comprendre les films il ne faut plus se contenter de regarder l'écran, mais aussi s'efforcer de voir le système qui permet à ces films d'exister… ou non.