Puisque l'idée de ce topic revient continuellement dans mes discussions avec Léo depuis trois ans, créons-le ! Voici quelques éléments pour commencer à discuter.... Le problème du naturalisme au cinéma, c'est qu'il y a autant de définitions que de personnes (et que la plupart d'entre elles se recoupent en partie, entretenant les confusions). On peut essayer de faire un petit bilan.
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La définition usuelle, pour laquelle je n'ai pas trouvé de texte (pas cherché des masses non plus). Elle provient surtout, il me semble, de la perception qu'on a pu avoir de la production française et anglaise des années 80-90. Elle désignerait des films au réalisme appuyé et à la mise en scène discrète (= qui ne se donne pas à voir comme une énonciation), reposant sur le vérisme du jeu d'acteur et des situations. Les films concernés seraient pour beaucoup intimistes (parisiens en appart) ou sociaux (prolétaires désenchantés), le tout à travers un regard souvent gris. J'ai l'impression que c'est devenu un mot-anathème désignant parfois un peu automatiquement tout film académique (mais si on juge que l'académisme du cinéma français est le naturalisme, ce n'est peut-être pas si absurde).
Les cinéastes que j'ai vu le plus souvent appelés naturalistes, sous cette définition vague : Ken Loach, les Dardenne, Kechiche... J'ai l'impression de voir le terme ressortir pour la plupart des jeunes premiers films français depuis 10 ans (Mia Hansen-Løve, le récent
Party Girl). Récemment, j'ai l'impression que cette tendance a muté, avec des cinéastes d'abord dopés à la recherche d'énergie, avides de manifestations de vie ou d'émotion (Maïwenn étant le cas d'école), quitte à envoyer valser la vraisemblance.
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La définition de Deleuze, la plus complexe, résumée ici :
http://www.cineclubdecaen.com/analyse/naturalisme.htmCitation:
Pour lui, le naturalisme prolonge le réalisme dans un surréalisme particulier. Le naturalisme en littérature, c'est essentiellement Zola : c'est lui qui a l'idée de doubler les milieux réels avec des mondes originaires. Dans chacun de ses livres, il décrit un milieu précis, mais aussi il l'épuise et le rend au monde originaire : c'est de cette source supérieure que vient sa force de description réaliste. Le milieu réel, actuel, est le médium d'un monde qui se définit par un commencement radical, une fin absolue, une ligne de plus grande pente.
L'essentiel du naturalisme est dans l'image pulsion. Les pulsions sont souvent relativement simples, comme la pulsion de faim, les pulsions élémentaires, les pulsions sexuelles ou même la pulsion d'or dans les rapaces. Elles sont inséparables des comportements pervers qu'elles produisent cannibalisme, sadomasochisme, nécrophilie.
L'image naturaliste, l'image pulsion, a deux signes : les symptômes et les fétiches. Les symptômes sont la présence des mondes originaires dans le monde dérivé, et les fétiches, la représentation des morceaux arrachés au monde dérivé.
Cette idée rappelle d'ailleurs un reproche qu'on a pu faire usuellement aux naturalistes français, qui est qu'il fantasmaient (en gris) leur monde si réaliste, avec complaisance, plus qu'il n'en rendaient compte. Mais la définition de Deleuze est infiniment plus retorse, et si elle convoque certes des cinéastes qu'on peut rattacher à Zola (Erich von Stroheim, par exemple), elle convoque aussi des réalisateurs beaucoup plus "surprenants" selon la définition habituelle : King Vidor, Terence Fisher, ou David Lynch !
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La définition du naturalisme vis-à-vis de l'esthétique classique, comme un anti-classicisme (Deleuze fait déjà cette séparation, mais ne les oppose pas de manière si essentielle).
Pour ça j'en reviens à un texte de mon référent joker Levy (
http://www.artcinema.org/article35.html), qui considère à son tour le cinéma classique comme le "réalisme", c'est à dire un art visant à donner une illusion de réalité (vous pouvez donc lire dans l'extrait suivant toutes les occurences de "réalisme" comme une manière de dire "classicisme").
Citation:
Il n’est pas dans la nature du cinéma d’être un art. Comme chacun sait, le cinéma est de nature technique. Il est la technique qui permet de créer, à ce jour, la plus efficace illusion de réalité qui se soit jamais donnée en spectacle : le monde s’y présente avec toutes les apparences du naturel. C’est pourquoi doit être qualifiée de tentative naturaliste toute tentative de faire œuvre qui voudrait restreindre le cinéma à l’effet technique d’illusion de naturel. Le naturalisme consiste à se reposer sur la capacité technique du cinéma à restituer mimétiquement la réalité.
Le naturalisme est donc, en quelque sorte, la volonté de réduire le cinéma à son objet, c’est-à-dire à ce qu’il rapporte, à des effets de reportage, au constat interminable de l’état des choses. (…) Mais toute l’Histoire de l’art du cinéma est l’histoire des efforts des films pour s’arracher à “la vie telle qu’elle est”, à la nature du cinéma (…) La constitution du système réaliste est l’une des étapes de cet arrachement.
Le naturalisme n’est pas un système. La nature technique du cinéma ne se prête à la systématisation que sous condition de l’art, c’est-à-dire sous condition d’être utilisable par une pensée. Or la technique, aussi maîtrisée soit-elle, ne produit par elle-même aucune idée. Le réalisme peut être vu comme une tentative de concilier le naturalisme originel du cinéma avec la nécessité de produire des idées. Il a fallu construire un système de principes formels qui fonctionne pour l’art du cinéma comme, pourrait-on dire très métaphoriquement, le langage pour la pensée conceptuelle.
(…) La transparence est la concession faite au naturel : globalement, la forme, les artifices, la fiction, ne doivent pas porter préjudice à l’illusion de réalité, même si le monde qu’on nous présente (la diégèse) est au plus loin de la réalité. La force du réalisme est de rendre crédible des univers sans référent réel, de faire que l’incroyant croie le temps d’un film ; c’est pourquoi le comble du système réaliste est le cinéma fantastique. Les chefs-d’œuvre du cinéma réaliste sont aussi les films qui tendent les possibilités du système dans le plus grand écart avec le naturel. Aussi, les effets de fiction y apparaissent avec le recul, libérés des habitudes de l’époque, avec beaucoup plus de relief : ce qui fait rire le public naïf (ie le public naturaliste), qui voit là une distorsion exagérée de la réalité, alors qu’il y a là en fait tout autre chose que la réalité. Ce qui fait rire, en somme, c’est l’artifice, la fiction, - l’art. Reconnaissons au naturalisme l’unique mérite d’avoir, par son absence d’art, débarrassé notre regard de la transparence réaliste pour mieux faire apparaître, par contraste, l’art au-delà du réalisme.
J’appelle schématisation de l’objet le fait que tout ce qui est montré : situations, personnages, actions et faits, tout cela est stylisé de façon à pouvoir supporter une idée. La diégèse devient un monde qui semble signifier de lui-même. Dans le réalisme, le monde parle, il apparaît comme l’incarnation de l’Idée. C’est ce que Bazin nommait “l’épiphanie de la réalité” : l’Idée brille à travers les choses, si on les épure un peu. Pour la saisir, il suffit d’entrer dans ce monde épuré.
Le naturalisme est donc ici vu comme un rejeton du cinéma originel avant sa constitution en tant qu'art (dans sa vision, le cinéma ne devient art qu'à l'avènement du classicisme) : le naturalisme serait une manière de réduire le cinéma à sa capacité de reproduction de la réalité (et d'avoir développé de cette approche toute une série de recherches, de types de narration, de motifs...), de refuser de déformer cette réalité pour créer du sens.
Voilà, du boulot cet aprem donc pas vraiment le temps d'en parler en long et en large dans l'immédiat, mais le topic est créé. Si tu as Léo (ou d'autres) d'autres textes et définitions, n'hésites pas, ça m'intéresse.