le livre puis l'adaptation, et c'est un cas d'école.
le livre, c'est du simenon chimiquement pur : un postulat, mais pas d'histoire. un récit sur 150 pages, sans rebondissements ni narration, des situations, des scènes qui racontent quelques grands événements qu'il a noté avant sur une feuille avant d'écrire au fil de la pensée. le tout pour explorer une idée de base puissante : 2 vieux, mariés, dans une maison, qui se haissent, ne se parlent plus, se mènent une guerre aussi froide que violente. le tout est donc extremement sombre. mais enfin j'avais bien du mal à voir comment transformer ça en film.
ce qui fut néanmoins fait, avec cette affiche incroyable gabin-signoret, pour une des adaptations les plus célebres de simenon et je n'ai pas été en mesure de trouver autre chose que des louanges sur internet.
mais c'est donc un film passionnant pour comparer l'oeuvre puis l'adptation, puisque c'est en surface très fidèle : 90% des scènes sont reproduites telles quelles, et il n'y en a aucune d'ajoutée. mais en modifiant à la fois subtilement et profondément l'histoire. dans le livre, chacun était marié de son côté avant, et c'est un mariage tardif, de veufs, une disposition rationnelle pour ne pas vivre seuls. dans le film, c'est un couplé marié depuis 25 ans et qui s'aimait passionnément au début. dans le livre, elle lance les hostilités mais en vérité leur detestation devient quasi instantanément commune et réciproque. dans le film, c'est lui qui s'éloigne d'elle - et elle est une épouse délaissée et éplorée ne comprenant pas. dans le film, ils sont tous les deux monstrueux et chaque acte de l'un provoque une réaction qui nourrit une escalade qui rend les gens méconnaissables - c'est en vérité une
guerre des roses réaliste et sombre. ici, c'est une guerre conjugale dont le seul acte vraiment transgressif est cette histoire de "chat", lui-même arrangé pour en aseptiser les ambiguités.
bref, je ne vais pas faire une liste complète mais c'est fascinant comme les scènes peuvent être les mêmes, le récit identique mais tout le sens du récit modifié par ce genre de décisions. pourquoi ? parce que c'était trop sombre et pas vendeur au cinéma ? ou parce que signoret s'est faite prier pour accepter le film et comme une star hollywoodienne voulait avoir le beau rôle ? ou pour évoquer ainsi sa relation avec montand ? je sais pas. mais toujours est-il que ça enlève tout le piquant et le vertige du film pour le transformer en quelque chose d'assez banal.
(ça va jusque dans la relation entre gabin et annie cordy. dans le livre, c'est la tenancière d'un bar à côté qui se tape les clients de manière random, et qui couche avec le mec pour des quickies derrière le bar depuis des années. c'est fondamental. dans le film c'est juste une bonne amie qui mentionne en passant "des hommes, j'en ai connu !" et dont on voit les fesses.)
banal, il ne faut quand même pas éxagerer parce qu'il y a gabin - signoret. ca envoie du lourd, même si j'ai trouvé que gabin en faisait un peu beaucoup en mode gabin. mais ils sont tous les deux iconiques et impressionnants, forcément. d'autant que un aspect du livre prend tout son sens et son ampleur quand c'est illustré comme ici : ils habitent dans le dernier pavillon d'une allée de pantin (ou la courneuve, j'ai pas compris) en train d'être transformé en "grand ensemble". ils habitent donc dans le dernier vestige d'un monde littéralement détruit pour laisser la place au suivant. il y a cette métaphore dans le livre, mais c'est ici incarné par ces deux immenses stars vieillissantes en toute fin de carrière, le niveau de lecture est alors triple et c'est très fort. et les images elles-mêmes sont impressionnantes, c'est évidemment un morceau d'histoire de l'urbanisme francilien, puis français, qui a donné des réalités structurantes de l'organisation sociale des 50 dernières années. incr.
mais la réalité c'est que sans eux deux, on ne regarderait certainement pas le film aujourd'hui, tant il est formellement marqué par son époque (c'est-à-dire totalement dégueulasse), que le récit n'est bien pas un récit de cinéma mais une succession de scènes très illustratives, pour un fond quand même très aspetisé par rapport au livre. difficile de savoir si j'aurais été plus convaincu si je n'avais pas lu le livre avant, mais aussi difficile de savoir si toutes les louanges ne sont pas dues au temps qui passe et au pouvoir nostalgique devant ces deux stars - et qu'en vérité à l'époque tout le monde aurait été plus sévère.
je ne regrette naturellement pas du tout de l'avoir vu, mais je m'en servirai certainement comme exemple pour illustrer la difficulté d'adapter simenon, autant dans la forme (ces histoires sans récit) que dans le fond (cette noirceur absolue qui rebute à la fois les acteurs et les spectateurs).