Le crépuscule tombe sur la ville et une cohorte de limousines se succèdent à l'entrée du palais. Au loin, la foule tenue à distance, en anorak et bonnets, acclame les invités en grande tenue, peut-être ironiquement. Nous sommes entre le jour et la nuit, le XIXème et la XXème siècle, le Portugal et Transylvanie, le Romanceros gitan et la fable faustéenne et tout le romantisme germanique. Un bal fastueux est donné.
Le violoniste Niccolo et le narrateur, liés par un pacte obscur, nous racontent en chantant l'histoire de la douce Marguerite (Leonor Silveira dont c'était le premeir film), le Vicomte d'Aveleda (Luís Miguel Cintra) et l'ignoble et cynique ainsi que mondialement célèbre Don Juan (Diogo Dória - qui de manière amusante arrive dans le film en Mercedes SL à deux places quand le Vicomte arrive en Bentley et les parents de Marguerite en CX). Niccolo et le narrateur joueront et chanteront de pièces en pièces et de cours en jardins.
La douce et tendre (et d'une famille sinon riche, du moins noble et retigieuse) Marguerite aime passionément, noblement mais à mort (et pour ainsi dire : de façontrop naïve pour être vraimentbpure), le franc , mais ténébreux, torturé et vieillissant (et encore pus riche qu'elle...) Vicomte.
Mais Don Juan la convoite également, les espionne puis les défie. Entre plusion et analyse à froid de la situation, conseillé par un mystérieux Baron, il ébauche des stratagèmes encore vagues pour faire échouer cette alliance. Peine peut-être inutile, car le Vicomte, cache un mystérieux secret, et certains signes, un je-ne-sais-quoi "unheimlich",
qui laisse penser qu'il dissimule certaines de ses intentions et motifs qui pourtaient très bien détruire de l'intérieur ce mariage. On raconte qu'il serait un peu nécromancien, ne quitte jamais ses gants blancs, et doit sa fortune à un mystérieux voyage au Brésil....
Une histoire criarde et expressioniste, comme la musique (aux faux airs d'opéra bartokien) qui l'accompagne.
Le film ne ressemble à rien de connu (sinon peut-être à du Raoul Ruiz, dont de Oliveira est ici plus proche que jamais), et est en même temps saturés de référence, dont il est comme une étrange synthèse : Peau d'Âne de Demy (il reprend le principe du film chanté) et les films de Buñuel de la période Jean-Claude Carrière, l'Eve Future de Villiers de l'île-Adam et Poe, la misoygnie métaphyique d'Antonioni, portant en elle-même sa propre critique, (qui est une sorte de substititut de rapport à l'autre), et même l'esthetique typiquement eightirs de Pierre et Gilles, et enfin et surtout les Contes de Perrault, et ceux d'Hoffmann d'Offenbach (le film est
de facto une opérette originale, aussi archaïque que sophistique, et relève ainsi d'un genre peu présent dans le cinéma contemporain.
Moins littéraire, tout autant théâtral mais plus léger que le Soulier de Satin, mais aussi plus directement politiques et plus marqué par une sorte d'humour anar un peu enfantin (la combinaison de cet aspect enfantin avec la critique de la bourgeoisie et des masques sociaux fait le lien avec la cruauté d'
Aniki Bobo), les Cannibales figurent à la fois un peu en marge de l'oeuvre de de Oliveira et y jouent un rôle programmatique. C'est le premier film avec Leonor Silveira, qui sera pratiquement de tous ses films ultérieurs et enrichira progressivement au cours de la décennie suivante son personnage de l'ingénue à la fois perverse et dupée, énergique et languissante, intègre et ambivalante, avant de devenir à partir des années 2000 à son tour une sorte de symbole, et de présence tutélaire en surplomb de l'intrigue.
On trouve aussi dans ces plans le même malaise que dans [i[Belle Toujours[/i], une sorte de poésie surréaliste, à la fois codée et distante, violemment érotique, que l'idée d'orchestre fou (cadré de face au début du film) résume : des humains en représentation pour un peuple de spectres, et que l'étiquette bourgeoise à la fois protège de la situation et assèchent, en les exposant à la situation récirpoque (être à son tour le spectacle des spectres). La fin du film rappelle aussi beaucoup (le début de) "l'Etrange affaire Anjelica".
Le début du film, centré sur la séduction nocturne de Silveira et Cintra, est splendide et vertigineux, le cadre et les mouvements de caméras sont extraordinaires. Pendant une heure le film est une sorte de drame fantastisque qui coupe le souffle tenant à la fois du romantisme allemand à la Kleist, de l'expressionisme surérotisé des années 30 (Loulou) et du surréalisme. Les dialogues (ou plutôt le livret de João Paes, qui signe aussi la musique) est à la fois émouvant, et discrèrement parodique.
Pour être honnête, la fin, qui fait tomber le film dans une fable incongrue et satirique, atténue et abaisse cette tension, mais elle est aussi ce qui donne au film une force politique (plus marquée chez Oliveira à cette péridoe de son cinéma que par la suite) et est extrêmement drôle.
Comme l'ont écrit Tetsuo et son amie, on sent chez Oliveia la présence d'un principe et d'une inquiétude érotique, ouverte sur l'altérité, défaisant et décloisonnant les espaces, traversant littéralement les murs, mais qui tend aussi à s'épuiser à l'intérieur du film, qui en montre alors la mort et le désinvestissement, laissant non encore élucidé le mystère qu'il appelle.
Il y a de superbes travellings latéraux et arrière dont la scène du bal, qui accompagnent le violoniste magique Niccolo dans son périple narquois sautillant. Dans ces reculs et passage à travers les murs le cinéma de Oliveira unifie l'espace du fantasme et de l'imaginaire du conte cruel avec celui d'une critique sociale et politique "froide" ("à la Gramsci" si on veut), qui dégage les idéologies, recherche l'explication cachée mais stable de comportements sexuels et moraux en apparence volatiles et inexplicables, et les limite, en faisant du monde matériel et froid l'objet d'une espérance messianique, qui est avouée avant d'être sue (c'est là la part d'innocence de la bourgeoisie, qui lui permet de se rapporter à ses désir et affects comme à des souvenirs), quand le symbole et le rachat sont aux au contraire en fait exprimé au passé, secrètement accessibles depuis longtemps mais dévalorisés.
Il ya aussi cette idée magnifique, quand Leonore Silveira soupçonne la perversité du Vicomte, mais l'embrasse quand-même, de remplacer le contrechamp attendu sur le visage du Vicomte par un changement d'axe, la faisant passer de gauche à droite du visage de Cintra.
Mais dans le film, cette trajectoire fascinante et morbide du désir, lucide et tragique, en rencontre une seconde, qui est au contraire montante, d'abord sourde, puis visible et occupant seule le cadre (qui devient alors diurne). C'est celle des jeux d'enfants, d'une sorte de vérité politique, littérale, caustique et grossière. Je ne vais pas révéler tout le film, qui est difficile à raconter mais il se termine sur une ronde enfantine et joyeuses de cannibales, qui répète sur un mode burlesque et spontané le bal sophistiqué initial, où les domestiques sont les seuls à n'avoir dû être ni transformés ni revenus d'entre les morts
.
Le point de rencontre entre ces deux trajectoires, l'une dense, psychanlytique (le film permet de comprendre que Freud est lié à l'imaginaire romantique), chargées de symboles, et déclinante, l'autre enfantine, irréfléchie mais ascendante, délimite un court moment de fantastique pur, à la fois terrifiant et insondablement drôle. Le film est alors une adaptation magnifique, mystérieusement transposée dans le monde du romancero gitan et du mythe de Don Juan, de Faust.
De Oliveira reste un cinéaste conservateur : il oppose le pôle de la lutte et celui de la transformation de la métamorphose (ce qui lutte pour s'exprimer ne se change pas, et je ne vous dit pas où finira la Vicomte) selon un schéma qui oppose aussi le narrateur récitant, comiquement omniscient et littéraire, à ses personnages, qui eux mystérieusement dupés mais placés au centre du récit, et lui conférent sa valeur.
Un témoin accède en même temps à un savoir sur le monde, le jeu des désirs et des rapports économiques, mais est oublié par cela même qu'il apprend à connaître : le savoir et la projection érotique d'un sujet en l'autre en appellent en retour la disparition; l'inéluctabilité de ce processus est sans doute chez de Oliveira (bourgeois mais anticlérical) le reste d'une transcendance, une logique, plus matérialiste que la foi religieuse, mais tout aussi inexpliquable, celle du rôle social, peut-être encore plus individuel que l'homme qu'il habille, et dérisoirement immortel.