J’en avais du courage à l’époque :
Filmer l’Art et l’Histoire revient finalement à filmer les hommes, en premier lieu, à retranscrire les joies, les peines, les intrigues qui vont mener aux événements historiques. C’est à cette tâche que s’attèle admirablement Alexandre Sokourov, après avoir décrit les tourments de Lénine et Hitler dans ses deux précédents films: filmer les hommes, à hauteur d’homme, les regarder, les espionner sans être vu, grâce à une caméra subjective et omnipotente transcrivant la vision de l’artiste lui même présent dans le film. Au delà de la performance technique qui intéresse manifestement peu le cinéaste (en témoignent les quelques erreurs grossières de mise en scène), il y a le désir évident de visiter le musée de l’Homme qui a pris place, devant sa caméra, dans les palais majestueux de l’Ermitage, à Saint-Pétersbourg. Et visiter ce musée revient à se balader de pièce en pièce, en observant la comédie humaine qui se joue sous nos yeux. Mensonges, tromperies, amours, jeux, théâtre, mondanités, autant de figures imposées composant l’Histoire d’un pays qui, un jour, a été grand; autant de scènes parfois intimes que le cinéaste regarde sans jamais intervenir, discutant avec son interlocuteur européen, commentant ce spectacle.
Chez Sokourov, pas de pulsion voyeuriste, juste le désir d’être là, d’être le témoin d’un monde qui n’existe plus. Ces hommes et ces femmes qui s’essoufflent devant la caméra existent ainsi moins comme individus que comme actants de l’Histoire d’un pays dont le cinéaste observe la lente et inévitable dégradation – passant d’ailleurs fréquemment sous silence l’après révolution russe. Il demeure pourtant quelques erreurs dans ce désir de regarder l’Histoire dans les yeux. Maîtrisant mal l’aspect technique du plan séquence, le cinéaste abuse de zooms et de recadrages systématiques lors de l’entrée dans chaque pièce. Mal préparé, ce plan qui se veut grandiose – quoique le cinéaste affirme le contraire - souffre d’imperfections qui le handicapent, jusque dans le principe de vision subjective parasité par une caméra qui s’élève parfois à trois mères du sol. Seul véritable bémol du film, ajouté à la voix off du cinéaste pas toujours heureuse. Mais, bien qu’isolée, cette erreur empêche le principe de filmage de l’Histoire de s’affirmer pleinement, et l’œil du réalisateur devient parfois celui d’un narrateur omniscient et divin, au caractère contradictoire avec ce désir de regarder les Hommes sans jamais les mettre en scène.
En observant les hommes et les femmes qui ont présidé au destin de la Russie, Sokourov construit littéralement l’arche du titre, selon le sens que l’on donnait à ce mot au XVIè siècle: un coffre contenant des trésors et des archives. Véritable document historique, le film, bien que relativement obscure pour le spectateur européen, constitue un portrait d’un pays à travers les âges. De pièce en pièce, le temps avance, recule, s’arrête durant quelques minutes sur un détail (Catherine II cherchant un endroit pour se soulager) ou au contraire un haut fait (la visite de l’ambassadeur de Perse). Qu’est ce que la Russie, c’est l’éternelle question posée tout au long du film. Civilisation lointaine, éloignée par un vingtième siècle houleux, pays à la situation bancale, aujourd’hui difficilement connectable à l’Europe, la Russie d’hier, avec tout ce qu’elle contient de majestueux, est ainsi conservée par cette arche russe qui préserve les trésors et archives des siècles précédents, ceux qui ont vu la grandeur de ce pays. Dans un soucis d’équité, le minimaliste y côtoie le fastueux, l’intrigue de fond de cours prend autant d’ampleur que l’événement politique, les moments se mélangent, comme autant d’instants magiques renforçant la nostalgie évidente de Sokourov. La dernière scène, qui suit celle, splendide, du bal, est à ce titre exemplaire.
La Russie s’éloigne, viennent le froid, le vide, le brouillard. Qu’est devenu cette société? "Songe à tous ceux qui furent depuis le début des temps. Et moi, aussi passager qu’eux, je me dissous peu à peu, comme eux pour me fondre dans leur grisaille. Comme tout ce qui m’entoure, ce monde massif lui-même, qu’ils ont élevé pour y vivre, décline et se dissout". Ce sont les mots qui accompagnent les images finales, mortuaires et neigeuses, des Gens de Dublin, dernier film de John Huston dans lequel le cinéaste octogénaire dépeint une société en perdition, condamnée, hantée par le souvenir, et pour laquelle l’avenir n’existe plus. La fin d’une société qui a connu ses sommets, le souvenir d’une époque que l’on a pas vécue, mais qui nous hante par son charme, sa beauté, sa culture, et que pleure ici le narrateur. Philosophant sur son pays, discutant avec ce diplomate français, il fait le point sur les relations fondamentales entre l’Europe et la Russie, qui ont conduit cette dernière à sa perte, tout en avançant au milieu de ces murs chargés d’Histoire. Donnant vie aux objets qui constituent ce musée, le cinéaste éprouve le désir de transmettre ce qu’il voit et qui soudainement se meut devant l’œil de sa caméra, expérience unique et hallucinante, véritable syndrome de Stendhal, consistant à perdre pied devant la beauté des œuvres. Au milieu de ce musée, à l’intérieur de cet arche, le cinéaste ne sait plus où il est, perd conscience et se réveille littéralement au centre du tableau, à la recherche d’un temps perdu et canonisé.
Filmer le temps, c’est filmer le souffle, sans laisser au spectateur le temps de reprendre le sien. D’où la continuité dramatique. D’où le plan séquence, simple instrument d’une philosophie de l’Histoire qui consiste à brouiller la temporalité, à confondre les époques, dans le but de présenter non pas un film historique, mais un film sur l’Histoire justement. L’Histoire étant pris ici dans le sens d’un concept ambigu et spirituel, mis à plat par une caméra qui passe d’une époque à l’autre aléatoirement, revient en arrière, avance dans le temps, sans jamais suivre une quelconque échelle linéaire ou chronologique. Expérience troublante et unique que celle de Sokourov que de nous plonger dans un univers qui n’est pas le notre, que l’on ne connaît que figé par les peintures et sculptures de l’époque, et qui soudainement se met à vivre sous nos yeux, sans jamais reprendre son souffle. Expérimentation consistant à matérialiser ce qu’est le temps, à nous le faire littéralement voir et entendre. Le temps, c’est cette représentation théâtrale, c’est ce bal fabuleux mené par les valses du chef d’orchestre Valery Gergiev, c’est ce siège de Stalingrad durant neuf cents jours par les nazis, c’est cette famille du Tsar qui dîne alors que la révolution gronde à l’extérieur…
Montrer le temps, c’est montrer tout cela dans une même continuité, sans souffler, sans s’arrêter, sans couper la caméra et entamer une phase de montage habituellement propre au cinéma. Filmer ce flot d’images et de pensées, de mouvements, enregistrer les mots et les événements qui ont fait ou défait l’Histoire de la Russie, afin d’en livrer un portrait incroyablement nostalgique à destination des générations futures, d’en conserver un instantané, tel est le rêve, l’ambition que le cinéaste a su mener à son terme. Cette Arche Russe, c’est le cri d’amour et de désespoir d’un artiste à son pays, le don qu’il lègue à ses contemporains et à ses enfants. Tout cela à la fois.
_________________ Que lire cet hiver ? Bien sûr, nous eûmes des orages, 168 pages, 14.00€ (Commander) La Vie brève de Jan Palach, 192 pages, 16.50€ (Commander)
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