2h45 dans les guichets et couloirs d'une caisse publique d'allocation sociale, à New York, qui distribue un revenu d'insertion. Des personnes, énergiques mais précarisées (surtout des mères célibataires), d'autres marginales et sans domicile, souffrant de pathologies psychiatriques (souvent des hommes âgés, cabossés par la seconde guerre mondiale ou la Corée), répondent aux questions des fonctionnaires qui décident du maintien de leurs droits. Commençons par approfondir la situation décrite. La mutuelle distribue deux types d'allocations : une allocation alimentaire, et une allocation forfaitaire pour payer le loyer du logement, à des bailleurs privés ou des hôtels. La ville ne semble en effet pas avoir de parc de logements sociaux, ce qui rajoute de la complexité et amène à gérer des cas d'expulsions ayant déjà eu lieu (excluant encore plus la personne de la protection sociale). La première allocation semble distribuée relativement facilement, par contre la caisse a visiblement un devoir d'enquête quant à la seconde, qui porte à la fois sur le patrimoine immobilier et la situation maritale d'un demandeur, pour s'assurer qu'il n'a pas de revenus cachés, et n'est pas solvable par son conjoint. Ainsi les fonctionnaires sont en position schizophrène, devant alterner la carotte de l'allocation alimentaire et le bâton de l'allocation logement, et supposent systématiquement, voire même "méthodiquement" qu'ils ont affaire à un fraudeur (sans ce postulat il n'y aurait presque pas d'échange).
Or un cas de figure revient souvent : une mère de famille, noire, en fin de trentaine, qui se sépare, et se retrouve à devoir élever seule ses enfants. Évidemment, si la séparation ne se passe pas bien, le mari ne va pas lui fournir les document qui attestent qu'elle n'est plus à sa charge, pour l'emmerder. Elles subissent de plein fouet la suspicion de fraude, alors que paradoxalement, elles comptent parmi les plus faciles à réinsérer, et sont dans une situation pas si éloignée de celle de certains fonctionnaires.
Par ailleurs les policiers qui assurent la sécurité de l'endroit sont noirs. Ils contribuent plutôt à lisser le fonctionnement du bureau en en atténuant le racisme structurel, ou en connaissant les fonctionnaires les plus durs, laissant couler certains conflits dans l'intérêt du demandeur. Dans une séquence marquante, l'un d'entre-eux, rescapé du Viet-Nam, doit subir les provocations racistes d'un SDF, fou, rescapé lui de la seconde guerre guerre ou de la Corée. Les deux, ayant cela en commun, entreprennent un dialogue paradoxal, et s'expriment de manière assez proche, avec les mêmes hésitations et la même fatigue (et peut-être aussi la même fascination pour le politique), même si la vision politique et sociale du policier est bien structurée et rationnelle, et moralement forte, quand le SDF parle (à mots choisis) de finir tout le monde à la mitrailleuse et parle d'une agression qu'il a subie en des termes flous, mais qui alimentent son délire.
Dans ce contexte, plus un demandeur s'adresse à un employé subalterne, plus il a de chances d'être compris et entendu. Les fonctionnaires qui montent dans la hiérarchie étant justement ceux qui assument "le mieux" la tension entre le rôle social et celui d’enquêteur. Les fonctionnaires insistent dès lors souvent sur le fait qu'une décision peut être contestée (ils ne disent jamais non...) mais cela revient juste à la faire remonter dans la hiérarchie et diluer la demande. Autre stratégie : la partie de ping-pong avec le bureau du quartier voisin , chacun possédant une partie du dossier de l'autre, dès lors forcément incomplet. On pense d'abord à un accident mais la répétition des cas et le recours systématique au chef de service pendant l'entretien laisse supposer que ce n'en est pas un . Cela introduit un distinguo kafkaïen entre avoir un dossier donnant droit à l'allocation (euphémisme pour "sous enquête", ce que le demandeur ne perçoit pas toujours), et la percevoir effectivement, que l'on utilise comme une variable d'ajustement économique, à la fois pour exclure et malgré tout maintenir les cas les plus délicats dans le système.
Je me souviens avoir vu le film adolescent, et il m'avait marqué. Je ne percevais pas l'urgence des situations, et était fasciné par la diversité apparente des situations et psychologies filmées. La marge semblait une anticipation de la vie économique adulte, paradoxalement rassurante. Cet aspect subjectivement rassurant était peut-être lié au fait que je ne percevais pas non plus ce, qui dans le film, relève de choix et d'une forme de mise en scène, et croyais naïvement à une captation neutre et intégrale du réel.
Revoir le film après quelques années modifie cette perception, mais de manière partielle. Cela reste un film important, politiquement salubre ; et en même temps, n’empêchant pas un plaisir voyeuriste dans la vision : chacun explique en effet sa vie réelle, ou bien ce qu'elle voudrait qu'elle soit.
Il y a bien-sûr une part de mise en scène inévitable dans le film, ne fût-ce que dans le fait d'utiliser le montage sonore pour assurer la continuité et relier les séquences, la personne au centre d'une situation devenant l'arrière-fond de la suivante, ce qui donne une impression de cycle moral qui redouble le systématisme, et l'impuissance (plutôt que l'aveuglement) de l'institution.
Le noir et blanc esthétise aussi le film, alors qu'il se justifie paradoxalement par un argument économique (on imagine que Frederick Wiseman a dû énormément tourner, à la fois des plans d'ambiance et des des scènes d'interview, et sélectionner ensuite). Mais peut-être que, dans ce type de film, la couleur et la vidéo permettraient une captation moins dirigiste du réel. A vrai dire, ce qui m'a le plus semblé contestable est la décision de zoomer sur certains visages, quand une personne devine qu'elle va se faire refuser l'allocation, parfois même avant le fonctionnaire. Cela crée une sorte de spectacle de la bonne foi morale, plus individuelle et plus prise dans une histoire et une durée que le fonctionnement de l'institution, avec sa dimension d'outil de contrôle, d'application de la loi (qui délimite aussi un espace séparé du monde économique réel, quand la "morale" le rejoint).
Cela correspond à vrai dire à une réalité que Wiseman n'a pas crée lui-même: les personnes interviewées, mêmes les plus fragiles, et présentant des traits de maladie psychiatrique, séparent elles-mêmes ce qu'elles sont en tant que sujet de la loi et sujets d'affects. Même lorsqu'elles contestent et s’engueulent avec le fonctionnaire, ou font remarquer le racisme implicite de certaines situations, elles sont dans un rapport technique avec l'allocation, elles parlent de manière à se faire comprendre de la loi ou de la règle, et restent internes à l'institution. Une femme âgée par exemple, lorsqu'on explique à une plus jeune ,qui la devance dans la queue, qu'elle va perdre son logement, car l'allocation forfaitaire de logement à laquelle elle a droit ne peut payer que l’intégralité du loyer (le demandeur ne peut pas légalement compléter avec ses revenus; ce qui crée mécaniquement ce que l'on appellerait aujourd'hui une gentrification) lui explique à la place du fonctionnaire "
c'est la loi Taft-Hartley de 1947", mais sur un ton à la fois informé et ironique, indiquant qu'elle est du côté de la femme*.
Finalement, malgré les apparences, le film ne pense pas tellement la situation en terme de classe sociale, mais peut-être plutôt de "bio-pouvoir" comme disait Foucault dans les mêmes années. La caméra insiste sur le fait que tout est toujours une communication et une prestation, même au sein du conflit. Elle se situe sur le plan de la réciprocité qui survit au sein d'une situation de domination et de peur, il est purement fonctionnel. En conséquence, le réel est toujours perçu comme hors-champ et comme une fin, un objectif, plutôt que comme l'origine et la cause des injustices sociales. Les personnes les plus combatives parlent assez peu de leur passé, il apparaît souvent transfiguré dans le délire des SDF malade, sa référence est un signe de précarisation et de nostalgie.
Significativement, la seule scène où la rue est sensible, mais n'apparaît pas, est celle où les policiers noirs doivent virer (sans ménagement mais sans sadisme non plus) le SDF raciste qui les harangue lourdement, après la fermeture, sur le mode du bistrot qui éjecte l'alcoolique de service. L'extérieur n'est montré que là où la personne s'est déjà exclue elle-même : il est plus un désir (et donc une limite inaccessible) qu'une détermination.
Cette ambiguïté revient dans la construction du film, qui progresse vers la scène avec le fascinant "Professeur Hirsch", que l'on devine avoir pu être un scientifique brillant mais ayant traversé le mur de la folie (
I'm not poor, I'm destitued, that's not the same), qui tient un discours délirant sur lui-même, mais relativement fondé et cohérent sur la société, prenant dans ce contraste des airs de prophète biblique. Cela donne l'impression, trompeuse, qu'il suffit de s'énoncer soi-même comme sujet pour échapper d'un même mouvement à la rigueur de la loi et à celle de l'aliénation économique. L'incompréhension de cette clé serait le moteur de l'administration, qui ne s'adresse qu’à ceux qui sont impuissants à la déceler. C'est quelque-chose que l'on sent moins dans
Titticut Follies, lorsqu'un malade conteste son traitement, il est à la fois extrêmement rationnel et factuel, mais déjà conscient du tragique de la situation. Wiseman doit supposer que le mythe est moins tragique que le réel économique pour ensuite filmer celui-ci (singulièrement le personnage le plus fort du film face à l’administration, et en même temps le plus calme, est aussi un prisonnier)
Reste que le film est important, et est un portrait (voire un tableau, sans le sens à la fois artistique et scientifique du terme) de l'Amérique. Il reste particulièrement actuel car il permet de comprendre les enjeux de la réforme Medicare (déjà clé dans ce film, car la simple carte d'assurance publique joue en fait le rôle d'un papier d'identité, qu'il faut forcément avoir avec soi avant de demander l'aide, on est automatiquement exclus si on ne l'a pas ou perdue - c'est d'ailleurs le mécanisme cauchemardesque du proto-lynchien Mickey One d'Arthur Penn -la perte des papiers étant plus critique que la perte du salaire, comme le relève indirectement un SDF allemand dans
Welfare) ou même du trumpisme . Le discours du SDF mentionné plus haut permet de comprendre le danger de l'idéologie trumpienne; tout en lui conférant un vêtement d’excentricité et de fragilité séduisante : la fragilité ressemble à l’honnêteté, c'est peut-être cette ressemblance qui définit le champ politique dans le populisme .
*Chose intéressante : cette loi ne portait pas principalement sur la sécurité sociale, mais de manière plus inattendue, sur la répression du syndicalisme et la traque des communistes supposés. Il est significatif qu'elle ait pris aussi un volet social, dans un sens très strict, et visant implicitement les minorités. De facto, la loi associait aussi les syndicats dans la gestion des allocations sociales (pour compenser la contrôle politique), tout en permettant la création de fonds de pensions (ce n'est pas une loi historiquement anodine).