Une association au cœur de la campagne 2017 de Jean-Luc Mélenchon mise en examen pour « escroquerie aggravée »
L’association l’Ère du peuple a été mise en examen pour « escroquerie aggravée » dans l’enquête sur la campagne de Jean-Luc Mélenchon en 2017, selon des informations de Mediapart. D’autres structures satellites sont également dans le viseur des enquêteurs, pour un montant total qui avoisinerait le million d’euros.
22 mars 2022 à 20h50
Le boulet judiciaire de La France insoumise (LFI) s’alourdit. L’association l’Ère du peuple, bras armé de la campagne de Jean-Luc Mélenchon en 2017, a été mise en examen, le 3 février 2022, pour des faits présumés d’« escroquerie aggravée », « tentative d’escroquerie aggravée » et « faux et usage de faux », selon des informations de Mediapart.
La structure présidée par Bernard Pignerol, compagnon de route historique du candidat insoumis, déjà dans le viseur des juges d’instruction Dominique Blanc et Virginie Tilmont, avait jusqu’ici échappé à de telles mises en cause.
Au terme d’une première audition de Bernard Pignerol, l’Ère du peuple n’avait été poursuivi, le 29 mars 2021, que pour des faits de « prêt illégal de main-d’œuvre », étant placée sous le régime plus favorable de « témoin assisté » pour les infractions les plus graves, ce qui avait été perçu comme une victoire judiciaire au sein de LFI.
Le 21 juillet 2021, à la suite de l’annonce par l’Agence France-Presse de cette première mise en examen, le directeur de la campagne Manuel Bompard avait ainsi estimé que « la montagne accouch[ait] d’une souris ». « Seul est retenu un motif totalement farfelu de prêt illicite de main-d’œuvre. Cette décision a minima n’est là que pour sauver un dossier totalement vide », précisait-il dans son texte (à lire ici).
« La mise en examen intervenue de l’association l’Ère du peuple du chef de prêt de main-d’œuvre illicite est la preuve manifeste d’une instruction désormais à bout de souffle », avait aussi indiqué Bernard Pignerol, dans un texte transmis à Mediapart (à lire ici).
En octobre 2021, pourtant, la mise en examen du député de Seine-Saint-Denis Bastien Lachaud, ancien trésorier de l’Ère du peuple des chefs de « prêt illicite de main-d’œuvre », « faux », « escroquerie » et « tentative d’escroquerie » était venue donner une nouvelle tonalité au dossier, laissant présager de mises en examen supplétives de l’Ère du peuple, en tant que personne morale.
Des factures aux descriptions douteuses
En effet, entre-temps, plusieurs éléments nouveaux sont venus renforcer les soupçons des enquêteurs et magistrats.
L’Ère du peuple est une association qui a été créée en décembre 2015 pour fournir un « support technique et logistique à toutes initiatives prises au service des idées de Jean-Luc Mélenchon pour réaliser la révolution citoyenne ».
Omniprésente dans la campagne 2017, dont elle était le cinquième fournisseur en termes de chiffre d’affaires réalisé, l’association a notamment facturé à l’Association de financement de la campagne de Jean-Luc Mélenchon (AFCJLM) des prestations matérielles (locations de matériel vidéo et informatique ou de locaux) et intellectuelles (conception et gestion du site
www.jlm2017.fr, régie pour les meetings, accompagnement des groupes d’appui).
Or les enquêteurs suspectent l’association d’avoir délibérément surfacturé ces prestations. En effet, quand un candidat fait un score supérieur à 5 % à l’élection présidentielle, l’État lui rembourse ses dépenses, dans la limite des règles d’éligibilité (lire ici). L’Ère du peuple aurait ainsi cherché à se constituer un trésor de guerre, aux frais du contribuable.
Dans cette hypothèse, contestée par La France Insoumise, l’association n’aurait été qu’un paravent, servant à encaisser la différence entre le coût initial de la prestation et leur refacturation à la campagne.
Pendant la campagne 2017, l’Ère du peuple avait facturé 440 027 euros à l’Association de financement de la campagne de Jean-Luc Mélenchon (AFCJLM), en engrangeant au passage d’importantes marges, ainsi que l’avait raconté Mediapart en mars 2018.
Trois de ses quatre salariés appartenaient à l’équipe de campagne, dont Bastien Lachaud, à la fois trésorier et salarié de L’Ère du peuple, et la députée Mathilde Panot, qui cumulait, elle, avec des fonctions de secrétaire de l’association.
D’après les soupçons judiciaires, les salariés de l’association auraient en réalité travaillé à plein temps et exclusivement sous l’autorité du candidat. Ce qui interroge sur le choix d’avoir externalisé leurs prestations, plutôt que de les salarier à moindre coût directement.
L’Ère du peuple, simple coquille vide ? « L’idée qu’une association que je préside, prestataire sur l’événementiel et l’animation militante d’une campagne présidentielle ne contribue pas par des prestations intellectuelles à celle-ci m’est insupportable. J’ai depuis les années 1970 quelques titres à faire valoir en termes militants, d’organisation d’événements et d’engagement politiques », conteste auprès de Mediapart Bernard Pignerol, qui fut notamment cofondateur du mouvement SOS Racisme.
Selon des documents de la Commission nationale des comptes de campagne (CNCCFP) consultés par Mediapart, Bastien Lachaud aurait été rémunéré 2 483 euros brut par mois (soit 16,37 euros par heure) par L’Ère du peuple, qui valorisait ensuite sont travail à un tarif de 70 euros par heure à la campagne.
Sur l’ensemble de la période, la marge dégagée sur les salaires de Bastien Lachaud, trésorier et salarié de l’Ère du peuple dont les prestations étaient ensuite refacturées à la campagne, a ainsi été évaluée à 66 % par les enquêteurs. Selon la même estimation, elle était de 59 % pour l’autre salariée Mathilde Panot.
Ce point avait déjà attiré le regard de la CNCCFP lors de l’examen du compte de Jean-Luc Mélenchon en 2017. La commission avait ainsi décidé de retrancher du compte de campagne – et donc du montant remboursable par l’État – des prestations intellectuelles pour lesquelles elle n’avait pas trouvé « d’élément de nature à justifier ces majorations ». Pour un surcoût alors estimé de 152 000 euros.
La commission avait également exclu du remboursement neuf factures injustifiées de l’association, d’un montant total de 41 000 euros. Celles-ci portaient sur des locations de matériel (ordinateurs en particulier) qui avait été « initialement loués ou acquis [par l’Ère du peuple] à titre gratuit » avant d’être « facturés [à l’équipe de campagne] à prix coûtant ».
D’autres missions facturées par l’Ère du peuple, par exemple pour des missions de « coordination des prestataires » ou de la « gestion de l’organisation pratique » ont depuis alimenté les soupçons. En effet, le responsable d’un important prestataire audiovisuel de la campagne de 2017 a expliqué en audition qu’il s’occupait lui-même de certaines de ces tâches, y compris du pilotage des sous-traitants.
Ces prestations payées à l’Ère du peuple par la campagne pourraient ainsi s’apparenter à des doublons, puisqu’elles ont aussi donné lieu au paiement d’autres prestataires pour une même mission. Pour les justifier, l’Ère du peuple a émis des factures aux descriptions parfois elliptiques, voire, selon les soupçons des enquêteurs, mensongères, pour tromper les organes de contrôle. D’où les poursuites pour des faits présumés de « faux et usage de faux ».
Les juges tâtonnent à l’aveugle dans ce dossier.
Bernard Pignerol, président de l’Ère du peuple
La France insoumise a toujours contesté toute surfacturation dans l’articulation des missions entre l’Ère du peuple et la campagne. « Pour nous, les choses sont assez simples : on a refacturé des salaires. Pour la refacturation des salaires, on s’est appuyés sur les chiffres utilisés dans les sociétés d’intérim, où vous refacturez les salaires avec un facteur entre 2 et 3 », justifiait en mars 2018 Manuel Bompard à Mediapart (lire notre enquête ici).
Le directeur de campagne expliquait alors que l’association avait été surtout soucieuse de ne pas « sous-facturer » ses prestations au regard des tarifs du marché. « Le principal écueil à éviter était de procurer au candidat un avantage en provenance d’une personne morale, prohibé », précisait-il.
Sollicité par Mediapart, Me Mathieu Croizet, avocat de l’Ère du peuple et de Bastien Lachaud, indique qu’il a déposé des requêtes en nullité devant la chambre de l’instruction dans le but d’obtenir l’annulation des mises en examen de ses clients. « On nous reproche juste d’appliquer les dispositions du Code électoral », affirme-t-il, expliquant que l’association s’est comportée comme un prestataire classique.
Bernard Pignerol voit dans la mise en examen supplétive de l’association qu’il préside « la preuve d’une instruction à charge ». « Les juges tâtonnent à l’aveugle dans ce dossier. Depuis quatre ans nos comptes sont publics et il n’y a aucun élément nouveau », considère-t-il (voir sa réponse complète en annexe). Manuel Bompard maintient lui aussi que le dossier est « vide » et que l’enquête repose sur un « amateurisme total » (voir sa réponse complète en annexe).
Enfin, les factures de l’Ère du peuple mentionnaient explicitement le fait que l’association était exonérée de TVA, en citant un article du Code général des impôts (CGI). Or cette interprétation s’est avérée erronée (exerçant une activité commerciale, l’association était assujettie).
L’Ère du peuple s’en est rendu compte tardivement, après le dépôt du compte de campagne, au moment où la presse a commencé à se pencher sur le sujet. « Il n’y a pas eu de questionnement là-dessus pendant la campagne, mais absolument pas de volonté de ne pas payer », avaient répondu ses dirigeants à Mediapart en 2018. L’association a ensuite procédé à une régularisation auprès de la Direction générale des finances publiques (DGFIP).
Mediascop et d’autres structures satellites visées par les investigations
Les investigations en cours ne se cantonnent pas au rôle de l’Ère du peuple. Comme l’avait révélé La lettre A, les prestations de la société Mediascop de l’ancienne directrice de communication Sophia Chikirou sont également scrutées par les enquêteurs. Cette dernière avait facturé pour 1,161 million d’euros de prestations à la campagne, dispensant notamment de lucratifs conseils en communication au tarif journalier de 600 euros.
Les factures d’autres structures dirigées par des proches de LFI, ayant comme l’Ère du peuple été payées pour des prestations autour de meetings, font également l’objet d’investigations. Pour un montant total de surfacturations présumées avoisinant le million d’euros, toutes structures confondues.
L’enquête judiciaire en cours a été enclenchée par un signalement de la CNCCFP, le 16 mars 2018, auprès du parquet de Paris. Après les perquisitions mouvementées au siège de La France Insoumise en octobre 2018, plusieurs responsables LFI avaient publiquement réclamé que l’affaire soit confiée à un juge d’instruction, statutairement indépendant, à la différence du parquet, hiérarchiquement placé sous l’autorité du pouvoir exécutif. Ce qui s’est produit en novembre 2018.
Outre Bastien Lachaud et l’Ère du peuple, la trésorière historique de Jean-Luc Mélenchon, mandataire de la campagne 2017, Marie-Pierre Oprandi est aussi poursuivie dans ce dossier pour des faits présumés de « prêt illégal de main-d’œuvre » et « faux et usage de faux ».