Allez, pour Nonotte :
Jacques Rivette a écrit:
Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il est difficile, lorsqu’on entreprend un film sur un tel sujet (les camps de concentration), de ne pas se poser certaines questions préalables ; mais tout se passe comme si, par incohérence, sottise ou lâcheté, Pontecorvo avait résolument négligé de se les poser.
Par exemple, celle du réalisme : pour de multiples raisons, faciles à comprendre, le réalisme absolu, ou ce qui peut en tenir lieu au cinéma, est ici impossible ; toute tentative dans cette direction est nécessairement inachevée ("donc immorale"), tout essai de reconstitution ou de maquillage dérisoire et grotesque, toute approche traditionnelle du "spectacle" relève du voyeurisme et de la pornographie. Le metteur en scène est tenu d’affadir, pour que ce qu’il ose présenter comme la "réalité" soit physiquement supportable par le spectateur. (…) Chacun s'habitue sournoisement à l'horreur, cela rentre peu à peu dans les mœurs, et fera bientôt partie du paysage mental de l'homme moderne ; qui pourra, la prochaine fois, s'étonner ou s'indigner de ce qui aura cessé en effet d'être choquant ?
(…) On a beaucoup cité, à gauche et à droite, et le plus souvent assez sottement, une phrase de Moullet : la morale est affaire de travellings (ou la version de Godard : les travellings sont affaire de morale) ; on a voulu y voir le comble du formalisme (…). Voyez cependant, dans Kapo, le plan où Riva se suicide, en se jetant sur les barbelés électrifiés ; l'homme qui décide, à ce moment, de faire un travelling-avant pour recadrer le cadavre en contre-plongée, en prenant soin d'inscrire exactement la main levée dans un angle de son cadrage final, cet homme n'a droit qu'au plus profond mépris. On nous les casse depuis quelques mois avec les faux problèmes de la forme et du fond, du réalisme et de la féerie, du scénario et de la "misenscène", de l'acteur libre ou dominé et autres balançoires ; disons qu'il se pourrait que tous les sujets naissent libres et égaux en droit ; ce qui compte, c'est le ton, ou l'accent, la nuance, comme on voudra l'appeler - c'est-à-dire le point de vue d'un homme, l'auteur, mal nécessaire, et l'attitude que prend cet homme par rapport à ce qu'il filme, et donc par rapport au monde et à toutes choses (…). Il est des choses qui ne doivent être abordées que dans la crainte et le tremblement ; la mort en est une, sans doute ; et comment, au moment de filmer une chose aussi mystérieuse, ne pas se sentir un imposteur ? Mieux vaudrait en tout cas se poser la question et inclure cette interrogation, de quelque façon, dans ce que l'on filme ; mais le doute est bien ce dont Pontecorvo et ses pareils sont le plus dépourvus.
Faire un film, c'est donc montrer certaines choses, c'est en même temps, et par la même opération, les montrer d'un certain biais ; ces deux actes étant rigoureusement indissociables. (…)
De l’abjection de Jacques Rivette (Cahiers du cinéma n°120, juin 1961)
Et un article de Frodon (le seul bon que j'ai lu de lui) qui fait le bilan de toutes les postures théoriques et critiques que ce texte a engendrées, des décennies plus tard.
Jean Michel Frodon a écrit:
Un poids devenu envahissant : l’invocation systématique d’une "morale de la mise en scène" comme repère décisif du travail critique, et la propension à décréter "infilmable" telle ou telle situation, ou "ignoble" tel ou tel procédé de mise en scène. (…) Tout cela aura fini par tisser la toile de fond d’une pratique de la critique où se mêlent volontiers paresse, pulsions de censure et coups de force. L’hypothèse d’une norme, d’une doxa offrant des repères fermes quant à ce qui est honorable ou au contraire méprisable (…) constitue en effet un triple avantage : fournir un bien pratique vade-mecum pour ceux qui ne tiennent pas à se fatiguer outre-mesure pour étayer leur jugement sur un film ; dessiner une sorte de ligne blanche à ne pas franchir que tout aspirant policier des images s’autoriserait à surveiller, le sifflet à la bouche et le carnet de contravention à la main ; permettre enfin de rejeter dans les ténèbres de l’indignité quelconque coupable, ou seulement accusé d’avoir dérogé à cette règle.
Ce n’est pas tout. Comme toujours en pareil cas, cette tendance à énoncer des règles a suscité une réaction inverse, proclamant vaillamment les bienfaits de toute transgression, récusant l’hypothèse même de porter un jugement de nature éthique sur un film, un plan, un choix de mise en scène au nom du caractère insupportablement normatif qu’aurait toute énonciation du genre (…). Le plaisir du film devient la seule règle, en disqualifiant toute référence à "autre chose" que la puissance des affects provoqués par le spectacle. Très naturellement, cette contre-attaque "libertaire" a fait alliance avec les processus du marketing, eux aussi construits à partir de la jouissance et de la flatterie des pulsions régressives, les plus rentables et les plus faciles à commercialiser.
Il existe pourtant la possibilité de récuser ces deux attitudes (…) pour retrouver le fil d’une exigence à l’égard du cinéma qui ne se transforme pas en police des images, mais continue de construire une interrogation critique sans prétention normative. Une telle approche exige de rétablir l’affirmation d’une double singularité : la singularité de l’œuvre, la singularité du regard sur l’œuvre. (…)
Après l’éthique, il faut ici convoquer un autre mot "savant" désormais utilisé à tort et à travers, de manière encore plus inconsidérée. Il s’agit du mot "catharsis". Pauvre mot, mis à toutes les sauces (…). Traduit par un faux-sens, "purge", il sert à ne pas essayer de penser ce qui se produit dans la relation spectaculaire. (…) Le sens qu’Aristote [lui] attribuait était différent. (…)
[Cette définition de la catharsis affirme] que, sans émotions, dans le rapport à l’œuvre d’art, il ne se passe rien. Mais aussi d’ajouter que, pour autant, toute production d’émotion n’a pas la même valeur. La production d’émotion chez le spectateur relève de stratégies, qui constituent la mise en scène. Ces stratégies tendent, plus ou moins délibérément, à deux résultats opposés. Soit elles visent à se maintenir au seul niveau émotionnel, à considérer que le fait de rire, pleurer, admirer, avoir peur, etc. est une fin en soi (…). En ce cas, tout en satisfaisant un besoin émotionnel ("j’ai eu ma dose"), le spectacle bloque le processus de constitution de chacun en sujet, et il est possible de le déclarer machine d’oppression. Soit, au contraire, les stratégies employées dans la mise en scène tendent, à partir des émotions suscitées, à permettre à chacun de se construire une place, par rapport à sa propre histoire et au monde dans lequel il vit. (…)
Il n’existe pas de règles au nom desquelles juger les stratégies mises en œuvre par un film. Il existe le jugement de celui qui écrit, et sa capacité à offrir en partage sa propre réflexion sur lui-même, et sur ce qui s’est produit entre le film et lui. Pour reprendre l’exemple devenu canonique, il n’y a pas à interdire tous les travellings ni tous les recadrages après ce que Rivette a écrit du travelling de Kapo. (…) Tout film, toute séquence, tout plan appelle et appellera sans fin le jugement de chacun quant à la manière dont il entreprend de le mobiliser (catharsis [au sens originel d’Aristote]) ou de l’immobiliser (sidération, assouvissement d’une pulsion) (…)
L’Horizon éthique de Jean-Michel Frodon (Cahiers du cinéma n°596, décembre 2004)
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