FingersCrossed a écrit:
je ne sais plus si l'article avait été posté sur le forum, mais le récit de libé sur le making of était vraiment fou ! qui gon je te l'avais envoyé en pdf, je ne sais pas poster ça ici, si tu veux le poster !
Le voici, il est génial:
«Tu vas voir, cette année c’est sûr, c’est la bonne, je connais un mec qui bosse sur le montage.» Voilà trois ans que nous entendons immanquablement, dans les jours précédant l’annonce de la sélection cannoise, au moins une personne très sûre d’elle prononcer cette phrase, généralement complétée d’une précision de nature à en diminuer la fiabilité («Bon, je ne le connais pas personnellement, mais mon coloc fait du padel avec lui»). Pas de quoi annihiler le secret espoir chaque fois ravivé de voir enfin le huitième film d’Abdellatif Kechiche arriver, sept ans après son tournage, au bout d’un tunnel de post-production que l’on croyait ne jamais voir aboutir. Huitième et peut-être dernier, parce que si le film, lui, va enfin naître – il sera bel et bien présenté en compétition au festival de Locarno, en Suisse, début août –, le réalisateur ombrageux menace, lui, hélas de s’éclipser.
Frappé par un AVC à la mi-mars, Kechiche souffre désormais de difficultés de paroles orales et écrites n’altérant aucunement son raisonnement («Il est même devenu d’une certaine manière plus sage», selon un proche) mais pouvant compliquer sa capacité à diriger un plateau, selon les progrès et la réussite de sa rééducation orthophonique. A l’heure où nous écrivons ses lignes, certains de ses collaborateurs décrivent un homme diminué et lucide, apte à renoncer à son œuvre de cinéaste pour s’occuper à des postes moins exposés, comme la production ; d’autres disent tout le contraire. Un climat de mystère a toujours entouré l’auteur de la Graine et le Mulet. Mais avec le dossier Mektoub, My Love, c’est le chaos le plus total et une forme de confusion générale qui semblent avoir pris le dessus.
Mektoub fut d’abord un livre (la Blessure, la vraie de François Bégaudeau, Verticales, 2011), puis son adaptation par Kechiche (Mektoub, My Love : Canto Uno, 2018), puis une saga potentielle (Kechiche parla un temps de trois films, puis carrément de dix, suivant le vieillissement de leurs personnages sur vingt ans façon Boyhood de Linklater), puis un deuxième film imprévu (Mektoub, My Love : Intermezzo, présenté à Cannes en 2019 et à peu près enterré depuis). C’est enfin et surtout devenu, malheureusement, deux choses : une polémique nébuleuse dans laquelle tout le monde se contredit, liée aux conditions de production et de diffusion d’Intermezzo, et un film qui ne sort pas (en fait même deux : Intermezzo et ce tardif Mektoub, My Love : Canto Due). La complexité de la première ayant bien sûr son rôle à jouer dans le chemin de croix du deuxième. Il faut, pour comprendre le destin d’un film aussi discuté (disputé ?) qu’invisible, objet de tous les fantasmes et de toutes les mystifications, comme le cinéma français n’en avait pas connu depuis au moins les Amants du Pont-Neuf de Carax au début des années 1990, remonter loin en arrière.
Matériau à sa démesure démiurgique
A la suite du triomphe de la Vie d’Adèle (2013), déjà strié de nuages nombreux (violente passe d’armes avec Léa Seydoux, déclarations syndicales dénonçant des méthodes de travail toxiques, critiques de la représentation du sexe lesbien…), mais triomphe quand même (palme d’or au cinéaste et ses deux actrices, million de spectateurs), Kechiche rachète, par le biais de sa société de production Quat’sous Films, les droits d’un roman de François Bégaudeau, dont il veut tirer une adaptation libre qui devient rapidement un diptyque. Sans s’attarder sur une production déjà sur le fil, qui fera parler d’elle notamment lorsque le réalisateur annoncera revendre sa palme et des memorabilia de la Vie d’Adèle pour financer les derniers mètres de montage, contentons-nous de rapporter que le film est présenté à la Mostra de Venise en 2017, après un premier rendez-vous manqué sur la Croisette quelques mois plus tôt pour d’obscures raisons litigieuses et judiciaires.
On y découvre Amin, jeune aspirant scénariste rentrant à Sète le temps de l’été 1994 pour y retrouver quelques amis d’enfance et observer le ballet des cœurs et des corps dans un tableau sublimé fait de drague de plage, de pulsion de vie méridionale, de morale du plaisir et de fardeaux de mélancolie. Quand il sort en mars 2018, le réalisateur est déjà affairé à tourner la suite, avec les mêmes acteurs (Shaïn Boumedine, Ophélie Bau, Salim Kechiouche – on voudrait tous les citer). Avoisinant les mille heures de rushes, Kechiche démolit son record (750 pour la Vie d’Adèle) et amasse un matériau à sa démesure démiurgique, semblant vouloir embrasser la vie entière : «On avait de quoi monter un film de deux heures sur presque tous les personnages», rapporte son chef opérateur Marco Graziaplena, qui décrit une expérience transformatrice, «la plus dingue de [sa] vie».
En bonne marche vers la finalisation de ce Canto Due, le réalisateur se laisse subitement tenter en cours de route par un projet expérimental d’interlude : un quasi huis clos sur une nuit de fête, où les personnages se noieraient dans une clameur de house 90’s. Le dispositif évoque la téléréalité, avec des prises de trois heures et dix-huit caméras braquées sur une quinzaine de comédiens équipés en HF au milieu d’une foule, improvisant parfois cinq dialogues simultanés et quatre danses.
Sur la base d’une copie de travail de quatre heures, le puissant délégué général de Cannes, Thierry Frémaux, se dit intéressé, déclenchant plus ou moins consciemment une mission commando à demi-suicidaire aboutissant à la seule version jamais projetée à ce jour de Mektoub, My Love : Intermezzo, soit un film-monstre de 3 h 30 dont trois heures de club, livré sans générique à quelques jours de la première. Sauf que la présentation est un tollé, du fait de la présence d’une scène de sexe non simulé mettant en scène Ophélie Bau et son véritable compagnon, Roméo de Lacour, scène obtenue dans des conditions de consentement sur lesquelles l’absence remarquée de l’actrice lors de la conférence de presse jette pour certains un voile de doute, pour d’autres un épais manteau de certitudes, malgré le silence de la principale intéressée.
Un film au caractère gargantuesque
Plusieurs témoins directs nous balayent les accusations les plus graves ayant circulé à cet égard : la scène exigée par un réalisateur tyrannique et insistant, les acteurs alcoolisés. Deux personnes présentent nous décrivent une initiative partagée du cinéaste et d’un couple à la ville qui aurait, sans la moindre ivresse sinon celle d’une part de défi, au moins sur le moment, voulu cette prise de risque, sous la supervision d’un réalisateur qui en aurait clairement posé les limites (en interdisant notamment toute pénétration). Ce sont les conditions du maintien de la scène dans le montage final et l’escalade des ressentiments par réactions interposées qui auraient consommé le divorce entre Kechiche et Ophélie Bau.
Toujours est-il qu’à Cannes, et même dans les mois qui suivront, on ne parle que de ça – la faute aussi au caractère gargantuesque du film, conspué par une bonne partie de la presse, plus à même de le traiter comme terrain de polémique que comme une œuvre à part entière ; et de fait insortable, à cause d’une ardoise astronomique de droits musicaux (notamment un remix en boucle du tube planétaire Voulez-vous d’Abba !) immédiatement réclamée par les majors et que personne n’est disposé à régler. Dans les mois qui suivent, face au défi injouable que représente dès lors la finalisation d’Intermezzo, pas seulement comme happening de festival mais film exploitable en salles, la société de Kechiche, Quat’sous Films, dépose le bilan.
Pour certains collaborateurs, l’épisode Intermezzo est d’autant plus regrettable que le film tiendrait pratiquement dans sa gestation compliquée, de la sortie de route. Kechiche, à l’époque, s’aventure dans des méthodes de travail frisant l’irrationalité : le cinéaste passe ses journées dans une cave de ses bureaux parisiens de la rue Rébeval, à Belleville, à écrémer seul devant son écran des monceaux de rushes pour trier le rebut dans un épais nuage de shit, façon Coppola en plein délire chez Zoetrope. A intervalles réguliers, il émane de la purée de pois pour remettre aux monteurs, au rez-de-chaussée, une nouvelle fournée de son tri, et des directives de montage parfois inapplicables, mais qu’il impose de suivre, tout en refusant d’en regarder lui-même le résultat.
L’unité de temps et de lieu a raison des derniers nerfs de l’équipe : dérusher 300 heures pour un seul long métrage est déjà surhumain ; intégralement noyée dans la pénombre indistincte d’une boîte de nuit, c’est absolument insensé. «A l’arrivée, il y a un film dont l’accueil dithyrambique par une petite partie de la presse [dont Libé, ndlr] nous a amusés, car pour un monteur professionnel, c’est un “ours” [un pré-montage] auquel il manque encore un gros volume de travail», explique Luc Seugé, qui forme avec Alexis Goyard le duo de monteurs du film. «Les critiques sont habitués à des films finis et n’avaient tout simplement jamais vu de matière brute.» Pour la beauté du geste, dans les mois qui suivent le Festival, sera finalisée une version de deux heures, sans la scène polémique, mais qui n’a que peu de chances de jamais sortir. «On est passé de trois heures de violation de droits d’auteur à une heure trente. On avait fait le calcul un jour : il y en a pour un million.» Si une bonne âme a ça de côté…
Expédition au sommet de l’Everest
Nous sommes au tournant de 2020, et Kechiche commence donc son confinement dans d’étranges conditions de cinéaste vampire, assis sur un long métrage abouti mais qui ne sortira jamais, et sur les mille heures de rushes d’un second qu’il ne sait pas comment produire, ses partenaires (son distributeur Pathé, son vendeur international, Vincent Maraval, gérant de la société Wild Bunch) rechignant à remettre la main au portefeuille. C’est un nouveau producteur qui va prendre le relais : Pascal Caucheteux, emblématique patron de Why Not, l’écurie d’Arnaud Desplechin, Xavier Beauvois ou Jacques Audiard. Fidèle à son habitude de silence avec la presse, il n’a pas souhaité répondre à nos questions.
Toujours est-il que la projection de quelques images le convainc de financer un réapprovisionnement de l’enveloppe de montage – autant dire une expédition au sommet de l’Everest. «Mille heures de rushes, cela équivaut à dire que pour simplement tout visionner une seule fois, en regardant cinq heures par jour, il faut huit mois», résume le monteur Luc Seugé. Il faudra deux ans de travail, entre 2022 et 2024 – sachant qu’en chemin Kechiche et Caucheteux montent un autre projet depuis abandonné, pour lequel des repérages filmés ont eu lieu en Tunisie –, pour livrer une première version du film en vue du Festival de Cannes, où le film est précipitamment présenté au comité de sélection sans l’accord du réalisateur, et refusé.
Pour une année supplémentaire, il retourne alors ponctuellement sur le banc de montage, où se joue un bras de fer tentaculaire avec d’un côté Kechiche et, de l’autre, le reste du monde : les festivals, ses producteurs, ses partenaires, le conjurant comme un seul homme d’opérer des coupes qu’il ne nous appartient pas de détailler mais au sujet desquelles son intransigeance redessine en tout cas les rapports de force à l’œuvre. En effet, c’est cette discorde qui conduit le cinéaste à renvoyer une version à Cannes en 2025, non plus sous l’égide de Pascal Caucheteux mais d’une figure inattendue : Riccardo Marchegiani, sorte de «directeur de production plus-plus» sur Canto Uno, au générique duquel il est crédité comme producteur associé.
Marchegiani est resté depuis lors une personne de confiance du cinéaste. En orbite autour notamment de l’autre projet inachevé de Kechiche avec Why Not, il aurait continué de donner des coups de mains officieux à la post-production de Canto Due par fidélité, «sans jamais toucher un centime» selon lui, ce qui ne l’a pas empêché de présenter à la Quinzaine – donc en tant que producteur – une version assimilable au director’s cut que Kechiche luttait avec acharnement pour imposer. Joint par téléphone, Marchegiani balaie poliment l’idée d’une manœuvre exécutée dans le dos de Caucheteux («il était d’accord», lâche-t-il après un silence de cinq secondes) et qu’il justifie au nom d’un principe : «Si un réalisateur me dit que c’est le film qu’il veut présenter, alors c’est ainsi.»
«Manque de clarté sur la version finale»
A ce stade, les récits divergent. Certains nous parlent d’un engagement de la Quinzaine des cinéastes à montrer le film en mai, sur lequel la sélection serait finalement revenue à la suite de l’avancement de la commission d’enquête menée par Sandrine Rousseau sur les violences commises dans le secteur du cinéma, où figure à plusieurs reprises le nom de Kechiche. La Quinzaine aurait alors réclamé des garanties afin d’anticiper d’éventuelles polémiques, et notamment une validation du film par Ophélie Bau et son agent Elisabeth Tanner, laquelle aurait opposé une fin de non-recevoir enterrant les chances de Canto Due d’être montré.
Le délégué général de la sélection, Julien Rejl, donne une tout autre version des faits : «C’est en effet nous qui avons demandé à voir le film, qui nous a semblé intéressant mais qui nécessitait selon nous encore un remontage. Hélas, à partir de là, il y a eu manque de clarté sur la version finale, or nous n’acceptions pas d’avancer à l’aveugle», ce qui vaut autant pour le film projeté que pour la garantie d’engagement de ses partenaires financiers – un point pouvant sembler accessoire et pourtant légitimement épineux, Canto Uno ayant déjà vu, fait rarissime, sa sélection cannoise annulée en 2017 par un démêlé avec la chaîne en coproduction France Télévisions. Rejl tranche : «A la fin, un flou, plus un flou, plus un flou, c’était trop d’incertitudes.»
Rejl conteste avoir réclamé l’avalisation de l’adversaire revendiquée de Kechiche, Elisabeth Tanner, autorité consultative qui lui aurait été, selon lui, proposée sur l’initiative de son interlocuteur Riccardo Marchegiani, lequel nie à son tour. La nature de son rôle soulève évidemment des interrogations déontologiques sur la légitimité d’un agent à tirer les ficelles d’une programmation festivalière – elle revendique dans sa propre audition lors de la commission d’enquête avoir dès 2024 «vérifié que ce film ne serait pas projeté à Cannes», sans préciser par quels moyens, sur lesquels nous aurions souhaité l’interroger si elle avait accepté de nous répondre. Quels qu’en soient les fondements, la rupture entre Kechiche et Bau demeure la grande blessure abîmant les films, et qui depuis 2019 n’a pu que sécher sans se refermer – il reste permis d’espérer un apaisement.
De film-vie à film-tombeau
La surprise de la sélection à Locarno, à nouveau passée par Marchegiani qui rapporte avoir été approché par le directeur artistique du festival, Giona A. Nazzaro, mais dans une version de montage légèrement élaguée, n’en est qu’à moitié une tant le film ne pouvait plus se permettre de s’éterniser encore longtemps dans le development hell où la cinéphilie commençait à le croire emprisonné à vie : les sommes engagées et l’état d’aboutissement du projet lui imposent une livraison coûte que coûte. Les différentes productions engagées ne peuvent s’offrir le luxe d’un deuxième film jeté à la poubelle. Du point de vue du public, et de la fan base de Kechiche, où beaucoup tiennent Mektoub, My Love pour son chef-d’œuvre, voire pour un prétendant à un panthéon plus grand encore de sommet du cinéma français contemporain, c’est évidemment la perspective d’une épiphanie.
Il serait pourtant difficile d’ignorer à quel point les conditions d’accouchement du miracle espéré ne peuvent que le colorer de nuances plus sombres – à charge à Mektoub, My Love : Canto Due d’inventer sa manière d’y faire écho. Car à se replonger dans son «dossier», il est frappant de constater à quel point le film-vie est devenu un film-tombeau jonché de carrières éteintes. Outre Ophélie Bau, qui s’est éloignée des plateaux depuis, il faut mentionner les époustouflantes Lou Luttiau et Alexia Chardard, interprètes d’un duo de vacancières central dans Canto Uno et Intermezzo et que le chemin douloureux du projet semble avoir privées de leur destin tout tracé de révélations, catapultées dans le cinéma français sur les traces de Sara Forestier, Hafsia Herzi et Adèle Exarchopoulos.
Le monde de Mektoub, My Love est une planète parallèle qui a cessé de tourner, orbite seule dans l’espace et s’apprête pourtant à nouveau à entrer en collision avec la nôtre, rehaussée cette fois d’un degré inédit de mélancolie : un méta home movie qui au paradis perdu d’une évocation rayonnante d’une jeunesse méridionale en 1994 ajoute celui de son tournage en 2018. Comme si le film était condamné à porter le deuil de sa propre sensualité, faite de corps et de sourires depuis disparus dans l’anonymat ou divorcés d’un projet dont l’harmonie mythifiée à l’écran n’est plus qu’une trace aussi solaire que funèbre. Et auquel ne survivrait pratiquement qu’un cinéaste isolé à qui échappe désormais la parole.