Je viens enfin de finir Le Roman d’un Acteur, série de films de Bernard Dartigues qui a « capté » les 11 spectacles autobiographiques de Philippe Caubère, soit 33 heures seul sur scène à jouer le récit de sa jeunesse. D’abord son arrivée avec deux amis au Théâtre du Soleil d’Arianne Mnouchkine au début des années 70, l’expérience Molière, Cannes, la rupture avec Mnouchkine puis la Belgique dans l’Atelier Théâtral de Louvain-la-Neuve d’ Armand Delcampe, L’échec de La Cour des Papes et tout se termine sur la première improvisation de Caubère qui débouchera sur sa carrière théâtrale solitaire (sur scène) et autobiographique, la boucle est bouclée. Les pièces :
-Les Enfants du Soleil
-Ariane ou L’Age d’Or
-Jours de Colère –arianne II-
-La Fête de l’Amour
-Le Triomphe de la Jalousie
-Les Marches du Palais
-Le Chemin de la Mort
-Le Vent du Gouffre
-Le Champ de Betteraves
-Le Voyage en Italie
-Le Bout de la Nuit
Bien sûr au premier abord c’est la performance qui impressionne, la somme de textes improvisés d’abord, écrits ensuite, joués, au bas mot une trentaine de personnages dont un téléphone, un sanglier empaillé, une 2CV, Dieu ou Lelouche. Y’a clairement une dimension mégalomane à se raconter sur autant d’heures en étant son auteur, son metteur en scène et son seul acteur, avec une chaise en accessoire et son jeu pour figurer le décors. Ça donne au projet un côté pharaonique, monumental, voire prétentieux (y’a de ça c’est sûr, mais en même temps Caubère raconte surtout les autres, son personnage est le moins intéressant, le moins travaillé. Et en interview il ne cesse de mettre en avant l’équipe de techniciens et d’amis qui l’aident à ses spectacles. Disons prétentieux et humble à la fois).
Ce qui impressionne aussi c’est le rythme incroyable. Caubère a un principe d’écriture qui fait qu’on passe d’une scène à l’autre en un regard, un mouvement de tête et c’est un autre personnage, ailleurs, qui se met à parler. Un montage en quelque sorte très cut, très dynamique, où il règle avec son corps des champs/contre champs très secs, c’est comme un langage à apprivoiser ; au début on est un peu perdu et puis rapidement on prend ses repères, et un geste ou un changement d’éclairage et on comprend instantanément qu’on a « sauté » à la scène suivante.
Il y a une précision dans les gestes, une rigueur dans les déplacements sans lesquels tout s’écroulerait. Et pourtant c’est jamais monolithique, sûrement parce que le mode d’expression de Caubère en premier lieu c’est la farce. Tout est outré, un grotesque hérité de la comédia dell’arte et des masques, la prédominance du corps, du visuel, du jeu, sur la réflexion ou le discours, un tourbillon parfois hystérique, souvent hilarant, vulgaire aussi (énormément de bites et de culs, du caca et du vomi aussi), un rythme effréné, et puis évidemment c’est pareil dans le drame, de la cruauté des larmes et des démons, et Léo Ferré qui vient comme un corbeau gueuler « Avec le temps » en boucle jusqu’à ce que mort s’en suive.
Et puis derrière tout ça c’est énormément de justesse comme dans une bonne caricature. Les angoisses, la solitude, l’amour et l’amitié, les batailles contre soi même, ça rate pas, à chaque fin de spectacle c’est l’émotion qui prend le dessus. On a rit tout le long et on fini le film déprimé, un peu surpris de ce qui vient de se passer. Et puis le plus beau c’est l’amour pour la mère Mnouchkine, comment Caubère passe 33 heures à lui rendre hommage, ne serait ce que dans sa conception du théâtre, dans sa technique de jeu ou d’écriture, directement issus de son apprentissage. Et surtout le personnage, le plus beau de tous, grande trouvaille comique, beau fil tragique des spectacles du fils qui aime et qui trahi, une légère grimace, la tête plus basse, les bras tendus le long du corps et elle est là (d’ailleurs tu sens au bout d’un moment que les spectateurs n’attendent qu’elle, que ses rares apparitions dans la série en Belgique sont salués par des applaudissements ravis).
Alors Bernard Dartigues là dedans a peut être la place la plus ingrate. A la fois héroïque pour avoir filmé toutes les représentations, réglé tous les défis techniques avec pratiquement pas d’argent, et en même temps c’est lui qui gêne quand il se met trop en avant, quand il fait des effets de montage ou de cadrage dans les derniers films (un ralenti super discret mais bien choquant par exemple dans le dernier opus ), et puis cette histoire de théâtre filmé, ni du cinéma ni du théâtre, gamin dégénéré et mal aimé des deux… ça n’empêche que face au Roman d’un Acteur, on est bien obligé de se dire qu’on est devant quelque chose de réussi et d’assez fort.
Y’a des films moins bons que d’autres dans la série (le bouquet gagnant c’est Les Enfants du Soleil/Arianne I et II/Les Marches du Palais) mais 6/6 pour l’ensemble.