"Lulu" Massa (Gian Maria Volontè), travaille à la chaîne, dans une usine de pièces automobiles du nord de l'Italie. Dans cet hiver du début des années 1970, l'usine est le théâtre d'un vif affrontement à trois, entre ingénieurs-contremaîtres qui justifient leur contrôle des ouvriers à la fois par le progès technologiques et la crise montante (deux rationalités), syndicats proches du PC dont les mots d'ordre sont exclusivement salariaux ("il faut abaisser les cadences et maintenir les primes, quite à accepter le salaire de base des patrons") et pour qui le pouvoir tient dans la volonté de prouver qu'ils sont des gestionnaires plus responsables que les patrons eux-mêmes, et gauchistes, qui sont pareillement la voix parlophonée de la vérité (romantique) et celle de la démogogie (réaliste) ("ouvrier, tu rentres le matin et sors la nuit, aujourd'hui à nouveau tu ne verras pas le jour, tu pourrais être un autre, par exemple un étudiant comme nous"). Luigi est un stakhanoviste, il se prête complaisamment à une routine où les contremaître se servent de son rendement pour déterminer la productivité moyenne d'un ouvrier, et le barème des primes. Par ailleurs il est raciste (vis-à-vis des ouvriers du Sud et de Sicile) et misogyne (une femme est soit pute ou vierge, ou plus sûrement les deux, collègue, femme et compagne sont traitées sous le même rapport: son impuissance sexuelle les séduit paradoxalement toute), autant dire qu'il n'est pas populaire chez ses collègues, mais craint et bizarrement respecté. Pour autant il n'est pas bête, sait qu'il est aliéné, est conscient que sa vie sexuelle et familiale est bouffée (personne lui demande réellement de cesser d'être une machine nulle part) et se motive à la tâche en hurlant sa frustration, de façon rituelle (ces explosions sont intégrées dans la rationnalité du contrôle des contremaîtres). Il est le seul à voir de temps un temps un vieil ouvrier qui a terminé à l'asile, qui fait preuve d'une lucidité impresionnante sur l'usine et le capitalisme (cette lucidité est la folie elle-même). Un jour il se coupe un doigt.
Elio Petri. Palme d'or (oubliée, comme on ne se souvient pas que la palme d'or 1968 est "If" d'Anderson, pas très bon mais très sociologiquement représentatif du public étudiant de l'époque) 1972 avec ce film. Mort en 1982 du cancer. Daney ne l'appréciait pas ("film à bonne cocience démago de gauche"), Straub encore moins, parlait de brûler ce film. Positif le soutenait. Il est vrai que le film, première moitié drôle, seconde complètement désespérée
(après avoir perdu son doigt, Lulu devient un symbole pour les syndicats communistes qui en font un martyr- sur l'air "même les lêches-culs sont perdants, nous soutenons tous le monde"), décide de les trahir en s'alliant avec les gauchistes, qui font exploser son ménage et l'abandonnent quand il se fait virer, puis les syndicats communistes obtiennent qu'ils soit réintégré, à la condition d'un système de prime plus équitable qui nie tout le prestige paradoxal dont bénéficiait Massa antérieurement auprès de ses collègues, il l'accepte, peut retravailler lentement. Il est devenu fou et handicapé comme son ami, mais le système de l'usine est tellement dégradé oppressif que les autres ouvriers le sont devenus à leur tour: il se fond dans la masse avec ses espoirs morts, son délire est immédiatement compris: plus il en parle aux autes, plus il devient anonyme, ineffficace mais nécessaire -dernière image du film, Massa passe le bloc moteur à un ouvrier plus vieux et chétif que lui, qui dans un rictus tordu pousse le chariot dans le décor de cauchemar pop-art de l'usine, l'image se fige
), le film dis-je choisit le PC contre les gauchistes (de manière paradoxale, le PC n'offre pas d'alternative à l'aliénation, mais est un corps bureaucratique capable d'éprouver de la mélancolie devant elle, la mélancolie dont les ouvriers individuellement perdent la notion, qui devient d'emblée de la folie:, le communiste devient le seul témoin responsable de l'aliénation alors que les gauchistes ne le sont -le seraient- que dans leur propre langue). Faux-procès de Daney: il reproche au film d'être fasciné par les couloirs d'usine, de mettre le spectateur "pornographiquement" à la place du contremaître-voyeur. Alors que les plans dans l'usine de Petri sont bien plus complexes, les travelling sont barrés par les corps, qui retournent la caméra comme une balle de ping-pong errante (il ya des mouvement de caméra absolument indescriptibles): l'usine est filmée comme un lieu d'errance, sans repère et sans axe, c'est je crois très fort. Aussi Daney reproche à Volonté de "jouer tous les rôles de la lutte- ou de l'aliénation sociale" (deux ans plus tard il est le patron du journal de droite dans "Viol en Première Page" de Bellochio, mais il joue en fait le même rôle (le patron est d'origine ouvrière, hésitant entre l'extrême droite et l'extre-gauche, et rejette sa femme -identifée à la télé et à la bouffe, patiente et insupportabe) de la même manière dans les deux films: une classe sociale n'est pas un rôle, mais elle est saturée par un rôle qui peut être commun à toute les classes, qui est celui du sens et de la prise de conscience dégoutée. Le fossé entre la lucidité et la révolte n'est jamais comblé: il est la répétition de l'alinéation ou de l'exploitation déjà vécue par un autre, qui l'a connue et a dû se laisser écraser pour pouvoir l'expliquer (les fous du film de Petri, Laura Betti dans "Viol en Première Page"). Côté un peu stalinien de Daney: il attaque le film sur les ambiguïtés qui ne sont pas les siennes, tout en ne disant rien de celles qui le sont effectivement (du coup on pourrait dans un second temps reprocher au film d'avoir une mauvaise influence sur lui-même, ou d'être une forme encore plus dégradée de sa propre hétérodoxie - qui deviendrait dès lors déjà une tendance, et le condamner deux fois).
Petri fait un film politique anti-militant; il filme ce qu'une lutte victorieuse n'était déjà plus capable de restituer ainsi il doit maintenir l' alternative entre montrer le destin du corps ou celui de la société, qui ne sont pas montrables ensembles. Il y a une coupure comme celle du doigt, dont Volontè n'a pas conscience: le sang qu'il voit n'est plus celui de son corps, mais celui de la machine, mais cette folie est le seul point de vue capable d'énoncer ce qui dans la domination des patrons, est périmé avant d'être combattu. Dans le film (nihiliste, de façon assumée, mais souffrancte), l'idée que le suicide évacuerait le risque de la mort est ce qui est plus proche de la foi catholique . Le film est l'histoire d'un suicide transcendantal (Volontè évolue un hors-monde qui forme le monde en s'en écartant, qui ordonne l'iun à l'autre finitude et l'irréductibilité), finalement raté. ce que le film déjoue et critique est bien ce que le suicide sert à cacher: le désespoir est en-dessous du destin, en dessous-même de l'alinéation qui est par contre un destin (t par extension: le suicide est une condition; une condition c'est quelque chose dont on n'est pas sûr de pouvoir sortir, qui ne vieillira peut-être pas. Les mots et la conscience de soi voudraient bien faire vieillir, mais ceux-ci sont réfutés par le seul fait de se répéter: ils en deviennent aussi irréels et naïfs que le suicide. L'ouvrier qui peut vaincre son patron ne vaincra pas la solitude, que l'aliénation, justement, est de son côté capable de représenter.
Très bon film en somme (à la fois la matrice et l'antithèse complète (moins édifiante, car réaliste à force de surenchère grotesque: scénario déjoué de l'intérieur par l'affect du réalisateur qui n'y croit plus plutôt que par un dénouement) - du cinéma "social" des années 90, versant Dardenne-Cantet).
J'arrête à la moitié mais je vais me fendre de quelques remarques préliminaires. Je trouve le film assez splendide, sans parler de sa drôlerie : Petri a un style propre, que j'avais noté ailleurs, qui affectionne par exemple les plans rapprochés. Il a une façon singulière de livrer une espèce de corps à corps avec la caméra, avec un aspect cartoon çà et là (le collègue sicilien et ses yeux exorbités en permanence) qui rend sa vision chimiquement plus complexe que ce qu'on a l'habitude de voir. Donc quand il filme l'usine au début, il.y a quelque chose d'un peu narquois qui pointe mais en même temps comme une reconnaissance de la beauté ou du côté fascinant des machines, et de cette interpénétration plus ou moins consentie avec les ouvriers, dont d'ailleurs Petri explicite assez rapidement le côté sexuel. Finalement, et comme on en parle, il préfigure le style blue-collar du cinéma d'action des années 80. Stylistiquement on n'est pas loin de Hill, et le travail à la chaîne de l'usine du début, c'est un peu le négatif de la reconstruction de la Ford Mustang dans Lock Up de John Flynn, de l'aliénation à la libération par le travail, du communisme à une espèce de panégyrique de la libre-entreprise en milieu carcéral. Mais bon, je pointais juste une parenté stylistique. Je reviendrai sans doute plus en longueur sur le reste plus tard. Gian Maria Volonté est génial, et c'est le genre de film dont je me dis en le voyant que je le reverrais volontiers, ce qui m'arrive rarement (j'ai plus envie de les arrêter en cours de route ou de faire autre chose en même temps). Donc j'aurais bien continué, mais pour une fois, prétextant la fatigue, je me réserve la suite par gourmandise et pour mieux apprécier.
Je félicite Gontrand pour avoir mis quelques espaces. Bon c'est pas le summum mais franchement gars j'ai pris un peu plus de plaisir à lire ton texte à cause de cela. Par contre carton rouge bmntmp Sinon vu que j'ai vu récemment Lucky Luciano de Rosi, je suis assez curieux de cette époque du cinéma rital et je vous remercie pour vos deux avis. Je vais le choper à ma médiathèque.
Je félicite Gontrand pour avoir mis quelques espaces. Bon c'est pas le summum mais franchement gars j'ai pris un peu plus de plaisir à lire ton texte à cause de cela. Par contre carton rouge bmntmp Sinon vu que j'ai vu récemment Lucky Luciano de Rosi, je suis assez curieux de cette époque du cinéma rital et je vous remercie pour vos deux avis. Je vais le choper à ma médiathèque.
J'ai eu un peu de mal avec la deuxième heure alors que je trouvais la première totalement géniale. Un débat à l'usine avec un discours du personnage de Volonté, puis une scène d'amour dans une voiture presque abstraite qui m'a fait penser à du Nicolas de Stael. J'en réfère à ce que dit Gontrand pour le reste.
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