Ce n'est pas hautain parce que Hong Sang-soo parle aussi de ce qu'il perçoit comme ses propres faiblesses à un moment ou un autre de sa propre vie je pense. Un film comme "Turning Gate" n'aurait pu être qu'un récit d'effet boomerang cynique et ironique justement, mais ça ne fonctionne pas du tout comme ça à l'arrivée.
Les personnages sont plus incomplets (je préfère ce terme à immature) que médiocre, et HSS injecte beaucoup d'émotion et même de perspectives formelles dans cet aspect incomplet, ce qui dépasse une pure représentation figée de la banalité. Ses héros font comme beaucoup, ils ont des manques et des attentes, et l'investissent dans la recherche artistique, sociale ou sentimentale : ils remplacent les blancs par des fictions, des représentations fausses, des illusions sur la réalité. Ils sont touchant à ce niveau là car ils sont très humains, jamais fautifs ou "petites choses". La consommation d'alcool et l'ivresse a quelque chose de très naturel chez lui, comme si c'était constitutif du décor tout simplement, mais ce n'est jamais pathétique ou dans un refuge romantique et sublimatif (voilà d'ailleurs encore un cinéma qui ne cherche pas à sublimer quoi que ce soit je crois).
Il y a toujours une mise en rapport les personnages et de leurs perceptions limitée avec ce qui peut les dépasser dans la réalité, sans que ça ne les écrase car HSS n'a pas de prétentions à définir ce dépassement je crois, il le cherche et expérimente presque en même temps que ses personnages sans aucun doute (et les spectateurs qui suivent sa démarche avec). Dans une interviews des bonus DVD de sa première trilogie, il disait que ce qu'il l'obsédait c'était de chercher si on peut aimer en étant débarrassé de toutes les petites illusions et fabrications de notre esprit. Je trouve son interrogation très proche de Lucrèce de "De rerum naturae", et de son évocation poétique des simulacres épicuriens, qui semblent pourtant dans sa description physique toujours emprunt d'un potentiel moyen d'aimer plus "vrai" par leurs connaissance, au delà de ça. HSS recherche ça...
Celà n'a rien de romantique c'est vrai, c'est parfois très cru, mais il subsiste à mon sens une forme d'espoir et un plaisir de la vie vécue qui n'est pas ôté... En soit on peut y vivre imparfaitement, sans doute en se perfectionnant, sans pour autant passer par le stade de la "seconde chance" qui tient peut-être juste du mythe ou de la mise en fiction des choses.
C'est un cinéma qui je crois est continuellement situé sur cette frontière entre ce que l'on peut se représenter et ce qui nous échappe (d'ailleurs HSS parle toujours à ce titre de Cézanne comme de sa principale inspiration, parce que pour lui c'est le meilleur exemple de la frontière entre abstrait et figuratif...):
Citation:
“Dans chaque tableau, explique Hong, il y a une partie de concret et une partie d’abstrait, et un point d’équilibre où l’abstrait rencontre le concret. Chez Cézanne, ce point d’équilibre me touche particulièrement, je sens tout de suite la correspondance. Chez lui, une représentation de montagne montre à la fois une montagne et autre chose grâce à la distance qu’il insère. Cette ligne fragile entre les deux est vraiment très belle. Je pourrais regarder ses peintures pendant des heures.”
http://www.lesinrocks.com/actualite/act ... g-sangsoo/Sur cette frontière on peut estimer qu'il se passe énormément de choses essentielles, qui sont autant de possibles pour le cinéma ou même sa philosophie personnelle (dans
Les Femmes de mes amis, le héros se fait d'ailleurs entendre dire par une étudiante qu'il est un philosophe et non un cinéaste). Le superbe final de "Turning Gate" offre d'étonnantes sensations partagées, entre spleen intense et plaisir du réel qui se déchaîne je dirais, alors que ça n'aurait pu être que punitif ou moqueur. De même il n'y a pas de crainte existentielle ni de romantisme dans son œuvre je crois, même si on peut pleurer à chaude larme et y être triste.
Que ça soit bien au delà d'une représentation et d'une obsession du médiocre, c'est je crois encore plus marqué avec le final de
Woman on the Beach, ou la scène où le héros des
Femmes de mes amis coure au soleil parmi les rochers, comme soudainement complètement béa: il y a de vrais moments de plénitudes chez Hong Sang-soo qui d'ailleurs je crois se font de plus en plus nombreux dans sa filmo. J'y tiens vraiment: il y a beaucoup de plaisir et de "beau".
C'est vrai que ça s'équilibre avec des moments de vrais gènes, car ça fait partie je crois de cette recherche d'une certaine vérité, et surtout d'une volonté de créer des ruptures au sein même du film, un inconfort comme pour ne pas laisser le spectateur s'engourdir, et aussi pour briser je crois la subjectivité et les préjugés, mettre en "suspension". On est obligé de regarder autrement, même si c'est désagréable. Je vois plus ça que comme une mise en "spectacle", d'autant que ça n'est pas constitutif du ton global du film: ce sont souvent des respirations même si peu agréables j'en conviens. Il faut aussi mettre ça en perspective avec la réalité de la société coréenne très hypocrite, encore marquée par l'influence du confucianisme et je crois que HSS participe à mettre en lumière tout ce machisme en crise et la raideur sociale encore présente. C'est pas trop le cas dans "Turning Gate" mais énormément de ses films par exemple remettent aussi en cause l'idée du professeur et mentor respectable, tradition confucéenne s'il en est. Il y secoue le cocotier différemment qu'un Park Chan-wook ou Bong Joon-ho, mais c'est aussi dans les gènes de cette œuvre qui est loin d'être aussi "nouvelle vague française" qu'on l'interprète ici.
Parfois les sensations pour le réalisateur peuvent être laissées à l’appréciation du spectateur, la réception peut être très subjective: j'ai personnellement pas trop de mal avec ces scènes de "gènes". Mais un autre exemple c'est que je crois qu'il était très fier que certains trouvent les scènes de sexe de cette période sinistre autant que d'autres juste comiques et encore d'autres très érotiques (maintenant le sexe est hors champs chez lui, et ça n'en est pas moins voluptueux et laissé à l'imagination de chacun).