Revu hier soir et c'est vraiment formidable... je me l'étais mis de côté depuis un moment, ça fait du bien, et j'aime de plus en plus. Et la partition de Blanchard... un régal.
J'en profite pour copier-coller mon article de l'époque.
Générique d’ouverture. Ground zero. De puissants projecteurs s’illuminent dans la nuit new-yorkaise, et dessinent dans le ciel deux barres de lumière dénonciatrices d’une castration. La ville est là, les plans de cartes postales aussi. Mais les deux tours manquent. New York est défigurée. Spike Lee, cinéaste politiquement engagé, mais new-yorkais canonisé avant tout, ne pouvait plus faire comme si. Les onze minutes accordées par réalisateur pour
11'09''01 ne lui auraient pas suffi à crever l’abcès. Plus réactif que tout le monde, plus prolixe aussi, il lui fallait la parole sur la durée d’un long-métrage.
La 25e Heure sera donc à jamais l’un des tout premiers films de l’histoire du cinéma américain à inclure la catastrophe du World Trade Center dans l’atmosphère d’une intrigue, dans le caractère des personnages, mais aussi directement dans les dialogues. Un lien direct avec la réalité, qui ancre le film dans une modernité baroque. En effet, si le background est plus que jamais d’actualité (trop peut-être?), l’atmosphère du film est, en contraste, baignée dans une mélancolie colorée. Bien que citant la sempiternelle loi de Murphy ("Tout ce qui peut mal se passer finira par mal se passer"), loi par essence fondatrice du film noir américain, Spike Lee renonce à toute intrigue superficielle, et par conséquent à une fin hollywoodienne mêlée de suspense et de happy end, pour s’attarder avec mordant et minutie sur des personnages atypiques et modernes.
Avec
La 25e Heure, Spike Lee ne manque pas une nouvelle fois de s'attirer sur lui les foudres des médias. Le personnage principal, Monty Brogan, interprété par le comédien blanc Edward Norton, adresse devant son miroir un "fuck you" intégral à l'ensemble des communautés new-yorkaises, accompagné pour chacune d'entre elles d'une liste acerbe de clichés revendiqués, les réduisant à des caricatures. Que ce soient les Pakistanais des quartiers sud, les Chelsea boys, les italo-américains de chez Scorsese, les Juifs de chez Allen, les Russes de Brighton Beach, les clones de Gordon Gekko (personnage de requin de la bourse rendu célèbre par Michael Douglas dans le
Wall Street d'Oliver Stone), les grossistes coréens, les Porto-Ricains, les homosexuels, les religieux, les intégristes, Jésus Christ en personne, Oussama Ben Laden, les blancs de l'Upper East Side, et même les noirs de chez Spike Lee... tous en prennent pour leur grade, tous sont coupables d'être trop Américains, ou trop indolents, trop caricaturaux, trop nombrilistes. Tous sont désignés comme anges exterminateurs d'un monde qui aurait pu être agréable à vivre. Puis Brogan se ravise devant son reflet, après avoir craché son venin sur la ville, et s'aperçoit que tous ses problèmes, il ne les doit qu'à lui-même. Il est le seul responsable de la tournure négative que prend sa vie, inutile de blâmer les autres. L'heure est à la réflexion et à l'humilité. Spike Lee adresse ici un message direct à Washington. Une tirade longue de trois minutes, véritablement resplendissante, qui rappelle celle de
Do the right thing, et que beaucoup n'ont peu ou pas apprécié du tout aux Etats-Unis, surtout en cette période politiquement troublée. Et que dire également de la scène où Barry Pepper et Philip Seymour Hoffman contemplent les ruines du World Trade Center par la fenêtre d'un appartement. Hoffman plaint son ami qui file tout droit en prison, lorsque Pepper le reprend sèchement. Pour lui, Brogan est un ami et le restera toujours, mais il reconnaît ses fautes et avoue qu'il mérite de payer pour ses actes. Il préconise la lucidité, ce qui a justement fait défaut à Brogan devant son miroir. Le message est clair. Spike Lee aime profondément son pays, et paye cher, au même titre que tout Américain, les récentes cicatrices de New York. Mais il sait aussi que ces atrocités sont les conséquences d'une politique américaine désastreuse, et s'implique directement au travers d'un message diplomatique puissant.
Monty Brogan est un lointain cousin du Derek Vinyard d’
American History X, déjà interprété par Norton, les relents de xénophobie en moins. De la même manière un brin utopiste que dans le film de Tony Kaye, ses dernières heures de liberté explosent ses perspectives de vie, et il n’aspire plus qu’à faire le bien, pour lui et pour ceux qu’il aime. Changement de vie, épuration des mauvaises relations, réconciliations paternelle et maritale, un passé qui rejaillit au mauvais moment, rien ne lui est épargné dans sa quête de rédemption. Mais peu à peu, l’écorce du personnage s’effrite, pour laisser apparaître un jeune homme paumé, qui a souffert de l’absence d’une mère, et qui souffre aujourd’hui de devoir purger une peine de prison. L’obstacle lui paraît insurmontable. Il a peur, et cette humanité enfin décelée vient éclabousser le film d’une rare beauté. La partition de Blanchard, justement récompensée d’une nomination aux derniers Golden Globes, est inspirée comme rarement et insuffle au film un spleen resplendissant. Spike Lee, de son côté, réitère comme à chaque fois en variant séquences maîtrisées et expérimentation gratuite. Du bon et du moins bon en somme. Pour le pire, citons par exemple un nombre inutilement élevé de double takes (action répétée plusieurs fois d’affilée grâce au montage). Quelques effets superflus et un flash-back légèrement cafouilleux - rien de bien dérangeant donc - le tout contenu dans une première demi-heure légèrement fadasse.
Heureusement, le reste du métrage bascule doucement dans le génial, avec bon nombre de séquences tout bonnement magnifiques, et non sans risque, comme des flash-forward rêvés (à la photo plus chaleureuse), des tentatives réussies de voix off et divers partis pris audacieux (notamment Norton qui s’adresse au spectateur, via un miroir signé au bas d’un "fuck you", qui à n’en pas douter fera date). Les comédiens, à l’unisson, s’entrechoquent avec élégance sur des dialogues finement écrits, et livrent des interprétations agréablement singulières. Barry Pepper en tête (le sniper d’
Il Faut sauver le soldat Ryan), qui trouve enfin un rôle à sa mesure, Edward Norton en second, touchant et habité de cette gravité ironique dont il a seul le secret. D’autres bonnes surprises également avec la très belle Rosario Dawson (
Kids,
He Got Game) et le toujours indispensable Brian Cox (
Manhunter). Philip Seymour Hoffman, même si très bon, est quant à lui de retour dans son rôle de célibataire timide et coincé, un brin pervers, déjà exploité dans
Happiness. Si son intrigue avec sa jeune élève (Anna Paquin) se révèle moins intéressante que le reste, il offre cependant un parfait contrepoint au personnage de Pepper. Bref, le nouvel opus signé Spike Lee se glisse aux côtés des meilleurs films du cinéaste - à savoir
Do the Right Thing et
Malcom X. Un film culte en devenir.
6/6