Mon cher Boultan, je saurais pas trop quoi te répondre, vu que perso c'est plutôt un film que j'ai vu se faire descendre en règle durant pas mal d'années. Qu'on avait l'habitude d'opposer à Ford, Hawks et consorts, comme un sommet d'académisme coquet. Je l'avais donc jamais vu jusqu'ici, et ben en fait c'est plutôt une bonne surprise (et dans une super copie HD, ca fait du bien putain !).
Certes, ca n’a pas la rigueur et la perfection des cinéastes qu’on offre souvent en contre-exemples, mais ça me semble en fait moins banalement mou que maladroit dans certaines tentatives, et prudent lorsque ca ne se sent pas les épaules de prendre en charge une scène difficile. Il reste qu’il y a toujours de l'invention, constamment.
De manière générale, ce qui fait qu'on a peut-être souvent tapé sur cette mise en scène, c'est qu'elle est surtout occupée à aligner les plans iconiques de façon obsessionnelle (des contre-jours, surtout), un collier de perles de "visions" flamboyantes, autour desquelles tout le reste s'articule avec plus ou moins de bonheur, avec plus ou moins d'adresse. Ce plaisir de la virtuosité picturale, de plus en plus évident au fur et à mesure que la première moitié s'écoule, me semble d'ailleurs super anachronique pour 1939, ca m'a beaucoup surpris. Ce genre de trucs :
Après, le film a un problème : sa découpe.
Je vois une sacrée différence de qualité entre les deux parties, même si tout reste très cohérent. La première, qui glisse du doré d'un âge d'or total (impression de cocon glorieux super bien rendue) au rougeoiement vif de la guerre, façon descente aux enfers, est assez époustouflante.
La seconde, qui n'a pas une structure aussi droite, aussi pure, s'alignant sur le tempo des quiproquos amoureux de ses persos, est efficace mais beaucoup moins enthousiasmante, d'autant qu'il n'y a plus grand chose à quoi s'accrocher : pas un personnage qui ne nous soit pas distant, pas une tentative qui se termine en catastrophe, pas une ligne de fuite vers le futur... La "révélation" finale de l’héroïne, qui fait un peu pirouette, achève d'enfoncer l'histoire dans son constat d'échec. De ce deuxième morceau, je retiens du coup surtout l'ouverture, dans les ruines du manoir et la ténacité de la survie, avec ce personnage les mains dans la boue qu'on a soudain envie de suivre.
Le film est aussi souvent attaqué pour son racisme : y a pas à tortiller, raciste, il l’est. Mais au-delà d’une logique purement idéologique (qui ne m’intéresse pas), ça crée plus de choses que ca ne gêne. Dans ce tableau très charismatique du Sud comme terre originelle, presque mythologique, les Noirs ont une place très étrange, celle d’oiseaux de mauvais augure qui sont comme au courant que tout cela va finir mal. Un plan comme ça, par exemple :
La servante qui prévoit la catastrophe, la gosse qui chantonne de pas avoir trouvé le médecin, jusqu’au comique zarbi d’une scène où un serviteur essaie de tuer le dernier poulet vivant… Là encore, c’est un aspect étrange et passionnant qui se perd dans la seconde partie.
De manière générale, je suis très surpris de l’extrême morbidité du film, et pas que parce qu’il prend plaisir à aligner les cadavres. Cela tient d’abord à la chute de cet âge doré, façon exil du paradis originel, et qui trouve une parfaite incarnation dans la demeure de nouveau riche de la deuxième partie, dorée et froide, jusqu’à ces dernières scènes presque apocalyptiques dans la brume, comme s’il ne restait presque plus rien de la civilisation.
On a encore ici, de manière tordue, un film américain qui se re-fantasme la naissance du capitalisme (ici par la faute des yankees, qui transforment la bourgade figée dans son éternel présent en chantier de travaux où fleurissent les marchands "profiteurs"), jusqu’à en tirer des idées hallucinantes (le souvenir d’un dialogue notamment, devant des travailleurs exploités :
« nous nos esclaves, nous les traitions bien, avec honneur » ). Mais le plus glaçant, c’est ce duo entre la fille sans cœur (l’héroïne calculatrice, d’une froideur inébranlable) et la parfaite Mélanie, si chrétienne et charitable qu’elle en devient une sorte de monstre effrayant, imbattable, surpuissant. L’opposition entre les deux permet de tenir le film tout le long de ses deux parties.
On pourrait encore rajouter beaucoup de choses. Que l’envie de voir grand fait du bien, qu’on la sent, qu’elle est communicative. Qu’il est rare de voir un film gérer aussi bien ce parti-pris hollywoodien de ne pas laisser une seconde de film sans musique (il arrive souvent que ça me gêne, là pas). Ou que Vivien Leigh a un surjeu, notamment dans la première partie, qui donne parfois envie de claquer.
Mais globalement, j’en garde une impression très positive, et à la hauteur de sa renommée.
4.5-5/6, pour synthétiser (mais un gros coup de cœur pour la première moitié)