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Nicolas Klotz serait-il le cinéaste français le plus intéressant de ces dernières années ? Je ne suis pas loin de le penser, même si ce genre d'affirmation a toujours un côté puéril. En deux films (je mets de côté La Question humaine, dont je n'ai toujours pas vu la fin - mais le bouquin était assez intéressant et prolongeait certains des thèmes abordés dans La Blessure et Paria), Klotz plonge le cinéma français dans un "ailleurs", un "no man's land" rarement filmé, répondant ainsi à l'interrogation de Godard sur la supposée mort du cinéma et de sa confrontation au réel.
Mais si Paria, film pourtant magnifique, est encore, quoiqu'en dise le cinéaste, par bien des points un film de cinéma car utilisant certains des archétypes de la fiction (notamment la figure du flashback), La Blessure opère un changement radical dans la méthode, abandonnant ce qui aurait pu facilement devenir des tics de metteur en scène pour aborder la difficile question de l'industrialisation des corps - thème qui traverse ses trois derniers films. La Blessure est un choc, un pavé d'une rudesse proprement hallucinante, qui montre des situations absolument inacceptables, sans jamais tomber dans l'émotion facile, la violence graphique, et le voyeurisme. Contrairement à son film précédent, Klotz utilise de longs plans fixes, neutres, qui évitent toute brusquerie. Parce que la violence est contenue dans le sujet et dans ce qu'il filme, Klotz, restant à la bonne distance, n'a pas besoin de la souligner via une mise en scène tape à l'œil, ni même par des effets faciles (comme il l'explique lui-même dans le passionnant livret qui accompagne le DVD, la scène de fouille par exemple est suffisamment traumatisante en l'état, pas besoin que le flic balance une gifle à la jeune femme africaine - même si cela peut effectivement arriver dans la réalité).
Ainsi la violence chez Klotz, c'est celle de corps rejetés à l'écart de la société (les "parias" justement - qui, en Indes, forment une caste à l'extérieur des 4 castes principales, une caste de laissés pour compte, que l'on nettoie et ne veut pas voir), de corps honteux dont certains en viennent à regretter, à haïr, la couleur de peau. La violence, c'est celle de gestes industrialisés, qu'il enregistre en très gros plans (par moment, on se croirait dans Le 7è continent de Haneke) pour les déshumaniser. Je n'ai malheureusement plus la phrase exacte en tête, mais Klotz demande en gros, toujours dans le livret, comment "la société a pu oublier son Histoire pour en venir à considérer les corps comme des numéros, qu'on insert dans des listes pour respecter des quotas". Je le répète, le sujet est d'une violence insoutenable (bien qu'il échappe à toute violence "graphique"). Cette violence, c'est encore celle d'employés d'aéroports (techniciens, stewarts...), qui regardent, sans détourner la tête et sans protester, les africains renvoyés chez eux au détriment de tout respect de la convention de Genève (le film a d'ailleurs l'intelligence de bien poser les bases légales bafouées ici). C'est celle d'africains ayant perdu toute dignité (Blandine qui se couvre le visage d'un voile) vivant dans un squat bientôt détruit, regrettant le temps où ils étaient chez eux, où ils existaient, avaient une vie (le levé, l'école, le foot...) au lieu de venir se perdre dans cet Eldorado fantoche où "chaque jour qui se lève, on perd quelque chose, on perd une partie de soit-même". C'est celles de ces longs monologues au passé.
Je suis assez désolé d'en parler ainsi, de façon brouillonne, car La Blessure et Paria (qui se font écho et pas seulement dans cette blessure au pied qui conditionne les deux films) sont deux films absolument indispensables, qui m'ont profondément touché, deux films comme on en voit rarement. Le genre de film qui nous essouffle et nous fait prendre conscience que parfois, il existe des œuvres terrassantes pour lesquelles on peut légitimement se demander "depuis quand je n'ai pas vu un film comme ça ?".
6/6
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