Tavernier a mijoté un plat exotique, métaphysique et relevé. Noiret se croit devenu un ange exterminateur. Le fardeau de l’homme blanc est toujours aussi lourd. Le film aussi.
J’ai repéré au moins trois scénarios dans Coup de torchon. Le premier est psychologique, le second pourrait être politique, le troisième aimerait être métaphysique. En 1938, à Bourkassa, village de l’AOF comptant « 1275 âmes » (titre du roman célèbre de Jim Thompson dont le film est tiré), le flic s’appelle Lucien Cordier. C’est un mou naïf, extrêmement veule et facile à bafouer. Noiret est le héros de ce premier scénario : son grand corps prend des coups, n’en rend pas, s’écrase. Mais Cordier est méprisé par des êtres eux-mêmes si évidemment méprisables (Marielle en maquereau, Marchand en militaire et Eddy Mitchell en parasite notoire) que le spectateur sent bien que tout cela est exagéré, qu’il y a anguille sous roche. Et si Cordier n’était ni mou ni naïf ? Et s’il nous mijotait quelque chose ? (on sait l’importance du mijot dans les films de Tavernier).
Effectivement, un second scénario prend le relais du premier : Lucien Cordier se met à tuer, sans sommation mais non sans colère. Nous voici dans le scénario « du-fond-même-de-l’abjection-il-trouve-la-force-de-se-révolter-devant-une situation-inadmissible ». En l’occurrence : la situation en Afrique à la veille de la guerre, Boukassa comme une scène de cabaret, l’intense médiocrité de la vie coloniale, avec ses Africains zombiques et ses petits blancs paumés, planqués ou répugnants. Noiret est aussi le héros de ce scénario. Cette fois-ci, c’est son grand corps qui donne des coups et c’est son intelligence retorse qui en monte (des coups). Ah bon, se dit le spectateur soulagé, un peu de révolte, un peu d’anti-colonialisme primaire, c’est bien. Et en même temps, il n’est pas convaincu, le spectateur, il se dit qu’en 1981 un film anti colonialiste c’est un peu facile et presque rétro. Aujourd’hui un cinéaste, surtout de gauche, se doit d’aller plus loin, d’interroger plus profond (regardez Schlöndorff). Et si Cordier n’était pas seulement courageux et révolté ? Et si tavernier nous mijotait quelque chose ?
C’est alors que déboule le dernier scénario, le plus ambitieux des trois. Le cabaret devient très sanglant et Cordier très bavard. Ni mou, ni naïf, il donne de véritables cours de Mal et de théologie négative pour grands débutants. Tout s’explique : si ce flic n’arrêtait jamais personne, c’est que, lucide, il savait que tout ce petit monde était condamné - et lui avec. Il sera donc, ni celui qui tue ni celui qui sauve, mais celui qui achève indifféremment ceux qui sont déjà perdus et qui l’ignorent (de l’ignoble Mercaillou au bon Nègre Vendredi). Et lorsqu’il tue ou laisse tuer, c’est un peu de lui-même qui meurt. Noiret est plus que jamais le héros de ce scénario-là, un ange exterminateur un peu dodu, certes, mais implacable. Commencé en farce épaisse du côté d’un Clochemerle africain, Coup de torchon aimerait finir du côté des as de la faute et du rachat. Du côté des chrétiens. Ford ou Graham Greene, par exemple. En 1938, nous dit Tavernier, le fardeau de l’homme blanc (encore !) était déjà très lourd à porter, Dieu merci.
Je me suis demandé pourquoi ces trois scénarios mis bout à bout n’arrivaient pas à faire un bon film, à peine un film. Pourquoi Coup de torchon restait moins trouble que son sujet, moins risqué que velléitaire, moins dynamique qu’agité. Pourquoi le tournage en steadycam qui transforme l’espace en terrain de rugby et les personnages en une confuse mêlée donnait au spectateur le mal de mer sans le faire bouger pour autant ? Je me suis répondu ceci.
1. Quelque chose ne va pas avec Noiret. Dès le début du film, il est clair que le jeu de Noiret n’est qu’une composition, n’apportant pas un gramme de trouble à un scénario supposé sulfureux. Noiret joue les naïfs avec un air malin, les mous avec un air dur : il égalise tout, il est monotone. On voit l’acteur doser sa composition, on ne voit pas le personnage prendre corps. Il sue, il s’agite, il tombe mais cela ne signifie pas qu’il bouge, lui non plus. Coup de torchon échoue à nous faire découvrir un « autre Noiret » qui serait pour Tavernier l’objet d’un documentaire affectueux et non pas un double narcissique.
2. Quelque chose ne va pas avec Cordier. Dans ce film, il n’y a qu’un personnage. Un seul qui ait une histoire, une âme, des questions dans un monde où personne ne s’en pose : c’est Cordier. Les autres ne sont que le décor de sa trajectoire à lui. On peut les trouver plus ou moins réussis : Huppert plutôt bien dans un contre-emploi, Marielle convaincant dans son second demi-rôle, Audran égale à elle-même, Marchand déjà stéréotypé, Eddy Mitchell évidemment remarquable dans le rôle du peu bavard Nono. Il n’empêche qu’ils ne pèsent pas lourd face à Cordier-Noiret, le seul qui fasse avancer le récit et qui ait intérêt à ce que tout cela ait un sens. C’est comme si Tavernier demandait aux spectateurs de rigoler (même jaune) au spectacle offert par les petits blancs de Bourkassa mais que, dès qu’il s’agit de penser profond, il les priait de diriger leurs regards vers les petits Africains qui mangent accroupis sous l’œil de Cordier au premier et au dernier plan du film. Là serait le sens du film ? Le sens peut-être, mais pas le film. Et ce qu’on voit, c’est le film, pas son sens.
3. Quelque chose ne va pas avec le dialogue. Noiret prête donc son corps et sa voix. Mais ce n’est qu’un prêt, justement. Le moteur du film, c’est le dialogue et, comme on pouvait s’y attendre, celui d’Aurenche et Tavernier oscille entre l’histoire drôle et l’aphorisme désabusé sur la condition humaine. Le mot d’auteur illustré est un genre cinématographique tenace, qui revient de loin (mais il revient, c’est sûr). Ça donne rarement des films intéressants mais ça soude le public qui, titillé toutes les vingt secondes par un bon mot, devient le complice du film plus que son spectateur. Ce cabotinage dans l’écriture des dialogues ne « passe » la rampe que dans deux cas : celui de l’auteur-acteur (Guitry) ou celui du grand cabot génial (Jouvet, Brasseur, Berry faisant leurs « numéros », sans se soucier du reste). Aujourd’hui, ces GCG (grands cabots géniaux) sont morts. Il faudrait en inventer d’autres. Il est clair que Tavernier s’y emploie. Il a du pain sur la planche.
4. Quelque chose ne va pas avec la QF. Evidemment, je joue les naïfs (et les mous), je sais que tout ceci a un nom : qualité française et que d’ailleurs Tavernier ne fait pas mystère de son goût pour ce cinéma « à l’ancienne » où c’est toujours le dialogue qui l’emporte sur le récit et le casting sur la mise en scène. Bien. Mais plus la QF revient (et elle revient au galop, hélas), mieux on se rend compte à quel point elle n’était pas seulement une affaire d’esthétique mais une attitude de l’esprit, une idéologie (le grand mot est lâché, tant pis). L’académisme formel, la soumission du cinéma à la littérature et de la littérature aux mots d’auteur, la revendication du professionnalisme sont toujours allés de pair avec la vision pessimiste d’un monde glauque et désenchanté. L’académisme est paresseux. Ce monde pourri qu’il est illusoire de vouloir changer, pourquoi diable en faire la matière d’un récit et d’une mise en scène, d’un jeu avec le spectateur ? A quoi bon ? A quoi bon incarner le Mal dans une histoire (comme l’ont fait, pour rester chez les chrétiens, Hitch, Bresson ou Dreyer) puisque toute l’horreur du monde peut se résumer à peu de frais dans un bon mot, sur le zinc d’un bistro, à Boukassa ou ailleurs ? Ca va plus vite, c’est moins difficile et ça ne dérange personne. Le personnage favori du vieux cinéma de QF (on le trouve chez Clair, Carné, Autant-Lara), celui à qui on ne raconte pas d’histoires parce qu’il les sait déjà toutes, le mauvais public vite blasé, c’est le Diable. Il faudra faire un jour l’histoire du cinéma français à travers le personnage du Diable. Ce sera très édifiant.
Si j’ai raconté les trois scénarios de Coup de torchon c’est qu’il est clair pour moi que Tavernier a hésité entre eux. Un scénario psychologique ? A quoi bon ? Et on passe à un scénario politique. A quoi bon ? Et on passe à la métaphysique. J’ai eu le sentiment d’une fuite en avant. Dommage parce que ce scénario chrétien semble intéresser Tavernier-l’homme. C’est Tavernier-l’artiste qui ne suit pas.