La une samouraïVisiblement, le film s'est fait démonter à sa sortie-même au Japon parce que Kurosawa avait choisi de prendre comme protagoniste une femme : "Pour moi, elle représentait le nouveau Japon... si ça avait été un homme les critiques qui ont été si violents à son égard n'auraient rien trouvé à redire voire auraient trouvé qu'elle agissait pour le mieux." Kurosawa avait entièrement réécrit le film après qu'un autre réal avait lancé un projet similaire.
J'ai complètement adhéré à son idée d'évoquer le contexte de l'entrée en guerre puis la vie en clandestinité via le regard d'une femme amoureuse. La description de la vie dans une époque merdique où tout le monde s'épie et se menace à demi-mots notamment, par le biais du triangle amoureux avec l'enfoiré à moustache qui se trouve toutes les justifications possibles à son état de rouage d'une machine qui est en train de tout niquer.
C'est ce côté vraiment anodin du fascisme rampant qui s'insinue dans le quotidien qui est vraiment bien retranscrit, jusqu'à l'arrestation et l'interrogatoire / la mort de Noge. Et tout aussi saisissante : sa transformation progressive et physique qui va la voir devenir une paysanne à l'ancienne reprendre le boulot tandis que l'homme de la maison reste sur son cul à bouder.
Vieux-Gontrand a écrit:
La mise en scène est étonnante ; elle mêle classicisme à la Ford avec une modernité visionnaire, qui a 30 ans d'avance (freeze, répetition , fondus sur de longues durée et caméra à l'épaule, et le cadrage sur les visages ainsi que certaines idées de montage sont magnifiques).
Tout le travail sur le passage du temps est bien balaise, oui : avec des ellipses brutales par moments, et d'autres instants étirés et gardés comme précieux (évidemment le moment du début quand ils sont sur la colline) : ça va de pair avec la description du désir et de son maintien qui est la base du film.
J'adore la séquence où on se trouve dans le hall de l'immeuble où travaille Noge et qu'on la voit dehors passer et repasser devant la porte d'entrée au gré des saisons sans savoir si elle doit entrer.
Vieux-Gontrand a écrit:
Le film emprunte beaucoup à l'esthétique soviétique (beaucoup de gros plans sur l'actrice sont en fair des effets Koulechov, Kurosawa en joue avec un étonnant passage à base de photos plutôt que de pellicule), mais de manière très fine Kurosawa laisse comprendre que cet hieratisme esthétique et l'insistance sur le travail collectif sont plutôt la contrepartie d'un désespoir devant le manque d'audience sociale (les paysans et enfants vecteurs immediats de la propagande. L' esthétique de la valorisation du stakhanovisme est utilisée ici pour montrer deux femmes absolument seules, sans être rattachées à aucune structure, avec en fait une certaine cruauté)
(...)
Le point fort du film est de montrer que d'un point de vue psychologique, la discipline morale et la peur du scandale accentuent cette ambiguïté et cette impuissance politique. PLan magnifique sur le collègue du professeur lorsqu'il prononce le mot "défaite" à la fois choqué par l'aveu et libéré et de l'idée et de sa solitude, malheureusement ce passage est annulé par le sourire du même homme dans le plan final - mais Kurosawa ne cache pas que la réhabilitation post mortem de Noge par les démocrates ressemble à celle mensongère qu'il a enduré de son vivant, par les fascistes. D'abord l'impuissance et la faiblesse, puis en leur sein la conversion politique : on va ainsi vers le peuple en en étant séparé. et le martyre suicidaire de l'héroïne prouve son identité politiqiee., le masochisme est le débouché d'un idéal de justice sociale qui se sait défait, ne peut plus rien valoriser du présent.
D'instinct, je dirais que Kurosawa vomit le principe d'embrigadement et d'engouement de masse : il y a une opposition totale entre ces paysans fielleux et délateurs et son héroïne qui doit désormais bosser seule et qui se discipline pour arriver (en vain) à rendre les rizières de sa belle-famille prospères. On dirait effectivement qu'il pointe du doigt la lâcheté même du peuple, son côté suiveur. D'où le final où des quidams similaires à ceux qui se sont foutus d'elle lui donnent désormais la place de choix dans leur calèche. Dans Les sept samouraïs, pareil : les paysans que protègent les samouraïs sont pas montrés comme de fragiles innocents. C'est juste le boulot du samouraï de les aider : il serre les dents et il fait le job.
Il avait déjà réalisé le film de propagande le moins convaincant du monde (
Le plus dignement) sur des ouvrières pendant la guerre où j'avais trouvé que la morale en lieu et place du "on va les piler" qui était explicité, était plutôt "va falloir se serrer les coudes et serrer les dents en attendant qu'on se ramasse."
Vieux-Gontrand a écrit:
Elle se laisse séduire par l'idéal communiste après sa défaite, d'où une très forte érotisation de son corps dans les scènes paysanne : ce qui reste quand le discours est épuisé, et la justice politique comprise sans être reconnue.
Il y aussi une scène où Yuki ordonne à Itokawa de se prosterner à ses pieds avant de l'humilier en lui demandant d'arrêter son cirque : sa prise de conscience sociale est parallèle à celle, plus immédiate, de l'insuffisance du fétichisme sexuel, du caractère insatisfaisant d'une transgression sexuelle récente. Beaucoup de plans de pieds aussi dans la scène de promenade et de pavanne amoureuse du début, opposés à la répression de la manifestation filmée de haut, à la grue....
On dirait effectivement que ses idéaux sont uniquement issus de son désir pour Noge et que l'implication de Noge dans ce réseau d'espionnage dont on ne verra jamais rien est juste un détail : ce qu'elle aime chez lui c'est cette manière de sacrifier sa vie pour une cause, et le fait de vivre dans une clandestinité qui peut leur péter à la gueule à tout instants (ce qui va finir par arriver) c'est ce qui entretient la flamme entre eux. Et ce désir s'incarne ensuite, après sa mort, en mutation en über-cultivatrice dans les rizières.
Vieux-Gontrand a écrit:
la sensibilité communiste libertaire du film (les pages Wikipedia anglophone et francophone parlent d'un mariage entre Yuki et Noge alors qu'il est clair qu'elle devient sa maîtresse)
Mais oui, tout à fait, je crois que c'est même explicite dans un dialogue.