Le FIGARO.- Interviewer une cinéaste à Cannes, à quelques heures de la première mondiale de son film en compétition, n’est-ce pas le pire endroit et le pire moment ?
JULIA DUCOURNAU. - Le pire moment oui, parce que j’ai fait une extinction de voix ce matin. Mais sinon non, même si j’ai fini le film il y a quinze jours. J’ai pensé qu’il était trop tôt pour en parler mais je suis plutôt contente de me lancer. C’est toujours un cercle vertueux, ça m’éclaircit un peu les idées sur mon film. De toute façon, il faut y aller.
À lire aussi Cannes 2025 : avec Nino et La Danse des renards, la jeunesse investit la Croisette
Propositions américaines
Recevoir une palme d’or, c’est tétanisant ou galvanisant ?
Ni l’un ni l’autre. J’aurais tourné le même film s’il n’y avait pas eu la palme. Je me serais battue pour qu’Alpha existe tel qu’il est. Je ne pourrais pas vous dire aujourd’hui par quels moyens, mais je sais que mon combat aurait été le même. Je ne me suis pas dit : « Bim, avec la palme d’or, je vais faire un film à 20 millions. » Bien sûr que les Américains m’ont fait des propositions, mais il y a des histoires vers lesquelles je dois aller plutôt que d’autres. Palme ou pas palme, c’était Alpha. Et j’avais vraiment besoin de sortir vite ce film que je portais en moi.
Quelle était la première idée d’Alpha , ou la première image ?
L’image des gisants peut-être. Je crois que c’était mon seul moyen de conjurer l’état de sidération dans lequel je suis par rapport à l’époque qu’on vit. On ne peut plus bouger, on ne peut plus réfléchir, on ne sait plus trop à qui demander de l’aide parce qu’on a l’impression que tout le monde est un peu dans le même état. Et du coup, sentant le sable se dérober sous mes pieds, je suis revenue assez rapidement à la première fois de ma vie où j’ai eu cette même impression d’apocalypse imminente.
On a tendance à oublier que la peur a contaminé toutes les strates de la société
Julia Ducournau
Vous faites référence aux années sida ?
Oui. La fille se nomme Alpha parce que sa vie commence dans un monde qui meurt. Dans les années 1990, les adultes ne parlaient pas du sida, ou mentaient. Il y avait cette idée, qui persiste et que je peux comprendre, qu’il faut protéger les enfants. Mais c’était présent dans tous les JT, tout le temps, partout. Dans la cour d’école, dès que quelqu’un saignait, il était pointé du doigt. On a tendance à l’oublier. À quel point la peur a contaminé toutes les strates de la société. Moi, ça m’avait terrifiée, plus que la maladie elle-même. Parce que les gens ont décidé que vous étiez un danger, et pour des raisons qui paraissent totalement absurdes, ahurissantes, vous pouviez vous retrouver seul au monde. Ça a été pour moi un vrai traumatisme.
Après Grave et Titane , la famille est encore une fois au cœur du récit…
Cette famille, c’est une manière de montrer que la seule réponse logique à tout ça, c’est juste d’aimer, de s’aimer. En fait, c’est juste l’amour inconditionnel que cette mère a pour son frère, pour sa fille, pour ses patients, pour tout le monde, qui m’intéresse. Il s’agit d’une mère avec un grand M. Mais je traite aussi d’un trauma transgénérationnel. Du tabou des êtres qu’on a perdus dans le secret, dans le non-dit qui a pu traumatiser les générations d’après et donner un sentiment d’insécurité permanent. Pour ma génération, c’est vrai du point de vue de la sexualité par exemple. On sortait des années 1970, de la libération sexuelle. Et soudain, l’idée de penser au sexe avait déjà en soi un goût de péché. Dans Alpha, c’est absolument horrible qu’on fasse vivre dans une telle peur une gamine. Il y a une vraie colère chez moi à cet endroit-là.
À lire aussi Cannes 2025 : à mi-parcours, quels films tiennent la corde pour la palme d’or ?
Comment avez-vous eu l’idée de la pétrification comme symptôme de la maladie ?
Dans le concept psychanalytique de trauma transgénérationnel, il y a une notion assez controversée et très jungienne, le syndrome du gisant. Le gisant, c’est donc le mort d’une famille ou une branche de la population si on parle de la société. Une mort brutale, inattendue et tue, dont on n’a pas fait le deuil. Ce trauma va se reproduire de génération en génération. Les descendants vont se mettre à développer les mêmes symptômes au même moment en fonction de certaines dates clés. L’image du gisant renvoie aussi aux saints et aux rois en marbre dans les cathédrales. Je lui donne une figure humaine, profane.
Par rapport à la représentation féminine dans le milieu, il est évident que les choses évoluent. Heureusement, en 2025, on n’est plus comme en 2015
Julia Ducournau
Choisir Tahar Rahim , c’est pour avoir un acteur que vous pouvez sculpter ?
En tout cas, c’est un acteur qui travaille la composition de manière assez ahurissante. Je ne sais pas si c’est la méthode Actor’s studio mais ça existe très peu en France, voire quasiment pas. En même temps, je ne l’ai pas pris pour qu’il fasse une performance. Son jeu me touche énormément. Il est très solide, très technique, mais aussi incroyablement sensible et intelligent. Si vous voyez l’état de ses scénarios, à quel point ils sont annotés et stabilobossés. J’ai pensé à lui tout de suite pour ses immenses qualités d’acteur et parce que je savais que ce serait un allié aussi fort. On a beaucoup travaillé sur sa manière de bouger son corps, sur son regard, qui n’est jamais fixe. Il a rencontré des membres de Gaïa, une association qui vient en aide aux toxicomanes à Paris. Il leur a parlé, il les a regardés et a filmé ceux qui étaient d’accord. C’est comme ça aussi qu’il a construit son personnage.
Par rapport à la représentation féminine dans le milieu, il est évident que les choses évoluent. Heureusement, en 2025, on n’est plus comme en 2015
Julia Ducournau
En recevant la palme d’or en 2021, vous déclariez : « Laissez entrer les monstres ! » Et vous demandiez plus d’ouverture. En 2023, Justine Triet est consacrée avec Anatomie d’une chute . Les choses changent…
Les choses avancent indéniablement. Après, tout dépend de quoi on parle. Par exemple, le cinéma de genre est encore très loin d’avoir la même considération que le cinéma d’auteur. Cette antinomie existe toujours. Par rapport à la représentation féminine dans le milieu, il est évident que les choses évoluent. Heureusement, en 2025, on n’est plus comme en 2015. Mais, et je ne suis pas la seule à le dire, on n’y est pas encore. Et quand on voit l’état du monde, on se dit qu’on peut très bien repartir en arrière. Politiquement, culturellement. Personne n’est à l’abri d’un recul. Ce combat-là n’est pas encore mené jusqu’au bout. On cherche toujours une société dans laquelle on n’a même pas à se poser la question, jamais, nulle part, ni dans l’espace public, ni dans l’espace professionnel, ni dans l’espace privé, qu’il n’y ait plus jamais cette charge-là pour les femmes, de penser à ça. Je ne suis pas sûre que je le connaisse de mon vivant, pour être honnête. Mais les choses avancent, c’est vrai. Et j’ai foi en les générations futures.