Synopsis : Traductrice pour la NSA, Reality Winner est accostée le 3 juin 2017 par deux agents du FBI, alors qu'elle rentre du boulot. Et pour Winner, commence ici la spirale de la loose.
Pour son premier film, Tina Satter adapte sa propre pièce de théâtre, titrée Is this a Room ? et qui repose sur l'enregistrement de l'arrestation de la véritable Reality Winner. Malgré le nombre de personnages et de lieux restreints, j'ai trouvé que ça trahissait peu ses influences théâtrales et que le jeu avec le cadre, les échanges et les rares affèteries toujours justifiées par le scénario* maintenaient l'attention tout du long et le jeu permanent avec le spectateur sur le fait que le film se présente d'emblée comme une reconstitution mais finit par happer totalement dans son intrigue en trois temps. * les personnages qui "buggent" et disparaissent de l'écran quand on cite des noms litigieux, les inserts de l'enregistrement sonore ou de sa retranscription véritable, ou bien la perception augmentée du passage où Reality plaisante nerveusement avec des agents et la couleur rose accentuée lors de passages-clés .
On a ainsi une première partie qui montre le FBI investir la maison, l'interrogatoire qui dévoile peu à peu les raisons de cette confrontation, et le dénouement qui remet en perspective toute l'affaire en portant sur l'enjeu moral (pourquoi ça s'est produit ?) La première partie est sans doute la plus efficace avec une mise en place oppressante à mi-chemin entre Kafka et Fincher. Les agents débarquent et investissent le cadre petit à petit, obstruant tout horizon et toute tentative d'échappatoire, et même les animaux domestiques finissent enfermés. Les conversations des intervenants voguent entre courtoisie et malaise et Satter y appose par moments un double-sens libidineux rien qu'avec la façon dont elle place les agents en prédateurs (que des mecs, à l'exception d'une scène-clé) de par leurs intonations de voix et leurs attitudes physiques. De plus, le travail de fouille est dépeint en successions de plans fixes rapides donnant l'impression d'un "viol de l'intimité" littéral : en vrac, on ouvre des boîtes à bijoux, on passe sa main dans les fentes des draps, on ouvre des trousses, on inspecte sous le lit avec le sol et le rebord qui encadrent le visage. Toutes les interrogations sur la façon de "maîtriser" le chat et le chien de Reality tombent aussi dans le "ça va bien se passer". Enfin, la deuxième partie se passe dans une "pièce du fond assez sale" où Reality n'aime pas aller... mais qui sera quand même choisie/imposée par l'agent à force de répéter la demande. (résultat : la pièce, vide et -effectivement- sale évoque, via une cage pour chien, une imagerie datant de la 2e guerre en Irak ou des sévices de Guantanamo)
Le procédé pourrait être lourdingue, mais l’authenticité des paroles et des actes permet un effet de balancier constant. Et Satter ne s'arrête pas à cet aspect mais jette également une interrogation sur le personnage de Winner dans sa présentation parcellaire, issue de la découverte progressive de son lieu de vie. On voit des photos, son frigo, même ses toilettes. Et le portrait est complexe : photo d'elle en militaire (elle était dans l'Air Force) mais draps de lit Pikachu ; livre sur le bouddhisme mais croix chrétienne au mur ; carnet intime avec des chatons et des idées noires... Impossible de se faire une idée arrêtée : ce qui rend le dénouement encore plus intéressant.
Pendant la première partie, me situant forcément du côté de Winner, qui pige qu'elle va passer une journée plutôt moyenne, j'étais happé notamment par le respect bien américain d'une certaine courtoisie de rigueur et d'une bonne humeur de façade face à une situation qui de toute évidence sent le pâté. Même lors de l'interrogatoire, on demande si on veut une chaise ou un verre d'eau et on fait du small talk sur les chats, les chiens, la fonte qu'on pousse en salle de gym. Cet aspect étasunien prend le dessus dans la dernière partie, où Reality, qui jusque-là semblait plutôt dresser un parallèle entre les incartades à la liberté individuelle et la domination masculine (ce qu'il est aussi) devient un film sur l'Amérique, et ce, à plus d'un titre :
et notamment sur la façon dont ce pays se crée ses propres ennemis.
Puisque ce dont on accuse Reality est d'avoir envoyé des documents confidentiels de la NSA prouvant l'ingérence russe dans les élections présidentielles de 2016 à un site internet d'inspiration snowdenienne, The Intercept. Considérée comme une ennemie d'état, la fuite va lui valoir cinq ans d'emprisonnement, une peine particulièrement lourde. La responsabilité de The Intercept, accusé par certains de l'avoir balancée sous les roues du camion, est l'une des nombreuses strates d'infos qui place ce film au-delà d'une énième diatribe sur Trump.
Et Satter me semble prendre un angle d'attaque habile, car souvent utilisée par la droite (à savoir l'intrusion dans la vie privée) pour tacler à la fois l'hypocrisie des supporters de Trump prêts à justifier toutes les bassesses de leur champion, mais également à mitrailler au-delà de l'épouvantail à SJW, en prenant pour cible le système qui a permis ce genre de dérives (voir l'enchaînement de vidéos de commentateurs sur le cas Winner après son arrestation, dans l'épilogue).
En reprenant les valeurs cardinales des US - droit à la protection de la propriété (Reality Winner a pas moins de trois armes chez elle) et à la vie privée - et en faisant le moteur du geste de Reality Winner, Satter renverse la proposition. D'espionne et de traître, elle s'inscrit au contraire dans la tradition des héros américains traditionnels. Or, c'est également cette fascination pour ces idéaux qui l'ont conduite à s'engager dans ce qui est devenue une voie de garage. Voire, peut-être, à avoir changé de bord : certains dialogues ou plans laissant planer l'ambiguïté.
Les strates réalité/fiction et vérité/mensonge s'empilent alors comme un mille-feuilles bleu-blanc-rouge. Le FBI feint de ne pas savoir ce qu'à fait Reality qui nie. Puis, progressivement, elle avoue qu'elle sait ce pourquoi on l'accuse avant de se trahir. Et ce pourquoi on l'accuse est de révéler à contretemps un mensonge qui va finir étalé au grand jour.
Un ouroboros qui se retrouve dans les deux plans en ouverture et fermeture du film : _ le dernier montre Reality embarquer dans une voiture du FBI, dans un plan en plongée totale : comme l’œil de Dieu ou d'un drone, ces mêmes drones dont elle regardait les vidéos sur son temps de libre au boulot. _ le premier voit Reality dans son cube en open space surplombé par des écrans de téléviseurs passant en boucle Fox News : image big brotherienne en diable.
Tina Satter dépeint une jeunesse transformée en chair à canon tant pour ses guerres que son divertissement. Et Reality Winner de passer directement de son petit cube à la petite lucarne le temps d'un après-midi.
Et étonnant que ça sorte la semaine où canne Billy Friedkin, vu les points communs : l'utilisation d'une base réaliste et l'aspect procédural, le contexte des effets de la politique extérieure des States sur celle intérieure, le trip paranoïaque, le protagoniste qui garde une zone d'ombre, entre idéalisme et manipulation... Pazuzu rode toujours dans les faubourgs.
Inscription: 13 Juil 2005, 09:00 Messages: 36691 Localisation: Paris
Je ne savais rien du film avant de le voir à part que c'était a priori un huis-clos inspiré d'un personnage réel et avec un dispositif radical et potentiellement méta.
Le début m'a illico opprimé avec sa mise en scène assurée aux cadres un peu trop près et un peu trop larges, où chaque raccord est à la limite de ne pas franchir la barre des 30°, créant une sensation de "chevauchement" entre les plans et enfermant le personnage. Puissamment maîtrisé.
Le fait de puiser les dialogues dans le véritable audio de l'interrogatoire ne pouvait évidemment que me parler. Le titre prend alors tout son sens premier: c'est la réalité. Avec ses non sequitur et cette bienveillance polie dans les échanges qui contrastent avec et accentuent paradoxalement la tension de la situation. En fait c'est ni plus ni moins que du Sophie Letourneur dans la démarche, même si l'effet recherché n'est pas le même.
Le hic, c'est qu'on sent Satter (et ses acteurs, sans doute ravis d'un matériau aussi spontané) trop satisfaite du dispositif, et qui cherche à le surligner: le moment où l'agent blanc hésite sur son texte et Satter nous met un plan sur la retranscription incompréhensible ; ou bien les instants où la spontanéité est accentuée en diable (l'éclat de rire, ou bien le moment qui, je l'apprends via Julien, donne son titre à la pièce: le mec qui sort de nulle part et dis "Is this a room?" Un peu trop beckettien, pas assez accidentel).
Cependant, je fais la fine bouche car j'étais quand même happé et bien pris dans la tension et l'expectative du film. Mais les fioritures et les effets de manches m'ont un peu cassé le délire. Et j'ai fini par attendre un peu trop longtemps que le film aille dans un abîme encore plus insondable et trouble, et au lieu de ça les dix dernières minutes me donnent l'impression d'un film un peu trop Participant Media.
Mais ça reste assez puissant et totalement son propre animal, donc respect.
Le hic, c'est qu'on sent Satter (et ses acteurs, sans doute ravis d'un matériau aussi spontané) trop satisfaite du dispositif, et qui cherche à le surligner: le moment où l'agent blanc hésite sur son texte et Satter nous met un plan sur la retranscription incompréhensible ; ou bien les instants où la spontanéité est accentuée en diable (l'éclat de rire, ou bien le moment qui, je l'apprends via Julien, donne son titre à la pièce: le mec qui sort de nulle part et dis "Is this a room?" Un peu trop beckettien, pas assez accidentel).
Ben, sur ce point, j'ai pas trouvé qu'elle en abusait justement, ou qu'elle se contentait de rouler des mécaniques non plus. Les deux exemples que tu donnes (le rire et l'entrée à l'improviste), je trouve que ça marche, parce que c'est des moments qui devraient habituellement servir le propos de "c'est une histoire vraie" : on devrait les avoir plus accidentels comme tu dis, pris sur le vif en singeant des effets de réel, mais rien que la dégaine des deux agents (le plus jeune trop musclé et le plus vieux qui semble sortir d'un sitcom) pousse vers quelque chose de plus satirique. Même Reality, quand tu la compares aux photos de la vraie qui apparaissent en inserts, elle fait plus petite, plus menue. Le fait d'affirmer la facticité de l'ensemble, pour moi, ça renforce la portée du propos : ou comment tu te comportes dans un monde où le vrai alimente un film et où le faux est pris pour une information authentique ?
Les inserts c'est assumé, c'est pas comme si le reste était totalement dans le naturalisme non plus. le fait de reprendre les dialogues c'est pas l'alpha et l'oméga de son dispositif. Elle multiplie les sources : et ça permet aussi de visualiser l'environnement quotidien dans lequel bosse l'héroïne (elle connaît les codes de la conversation et de la procédure du FBI, c'est pas juste un quidam) et d'évoquer la société de l'information "transparente" dans lequel on est (perso, j'aime bien de voir l'en-tête et tout du rapport). La post-vérité, Snowden, tout ça... C'est prendre en compte l'aspect aussi guerre médiatique : j'ai pas complètement en tête le film, mais par instants, ça m'a évoqué Redacted.
Et puis y a d'autres petites touches où elle montre que la réalité se tord. Comme ce petit moment où Reality entre toute petite dans le cadre sur la droite et qu'elle passe derrière un flic qui nous tourne le dos pour réapparaître plus grande près de son frigo. Ou bien en alternant le fait de faire le point sur elle ou sur l'agent du FBI dans quelques plans du début.
Ça sent pas la paresse, je trouve.
Qui-Gon Jinn a écrit:
et au lieu de ça les dix dernières minutes me donnent l'impression d'un film un peu trop Participant Media.
Ce que je lui reprocherais c'est la citation de la vraie Winner en conclusion. Mais je veux bien concéder, et c'est pas comme si le sujet était pas édifiant au départ. Bon, après, j'aime bien Spotlight, parce que ça tacle l'église, remarque... j'aime bien quand le cinéma nous venge, nous les anonymes opprimés, donc oui, ok.
(y a quand même un doute un peu plus présent ;
par exemple le fait de se demander si elle n'est pas devenue une espionne : ce qui est intéressant, c'est que ça rajoute encore une couche d'interrogation : si c'est le cas, est-ce qu'elle le fait parce qu'elle a été déçue par son pays ou est-ce que c'est du flan ? et ainsi de suite...)
J'ai beaucoup aimé aussi. Comme QGJ j'ai trouvé certaines affêteries fatigantes (les glitchs visuels quand certains passages sont censurés. J'ai trouvé que ca ne servait pas à grand chose.), mais sinon effectivement la mise en scène super solide, très oppressante. Ce qui est bien vu aussi c'est que politiquement ca reste volontairement confus. C'est pas du bothsiderism mais plus un globi boulga de myths américains. Reality est elle même un personnage difficile à cerner, avec des convictions piochées à droite et à gauche, qui s'imagine en grande figure publique comme Snowden, mais qui au final n'en est que la version pauvre (les documents révèlent que la Russie a tenté au moins une fois de hacker des machines pour voter, ok..). Cette Amérique soit disant clivée produit aussi des citoyens pommés qui ne savent plus trop quoi penser.
Fun fact: Ca n'est pas mentionné dans le film mais la manière dont elle s'est fait pincée est un peu nase aussi. Les imprimantes de la NSA laissent des traces distinctives qui permettent de les identifier. Ni Reality, ni The Intercept ne le savaient et les documents ont été publiés tel quels. On est loin du professionalisme cinématographique de la fuite à rebondissements d'Eward Snowden.
Reality est elle même un personnage difficile à cerner, avec des convictions piochées à droite et à gauche, qui s'imagine en grande figure publique comme Snowden, mais qui au final n'en est que la version pauvre (les documents révèlent que la Russie a tenté au moins une fois de hacker des machines pour voter, ok..).
Je crois pas qu'elle cherche à être Snowden vu qu'elle refuse plusieurs fois la comparaison. Elle semble pas faire ça pour une quelconque gloire (je crois qu'elle dit même que ça sera une goutte d'eau dans l'océan de merde) mais que la vérité mérité d'être entendue alors qu'H24 on ne produit que du mensonge.
C'est plus les valeurs qu'elle cherche à mettre sur le devant plutôt que sa figure, je pense.
flatclem a écrit:
Fun fact: Ca n'est pas mentionné dans le film mais la manière dont elle s'est fait pincée est un peu nase aussi. Les imprimantes de la NSA laissent des traces distinctives qui permettent de les identifier. Ni Reality, ni The Intercept ne le savaient et les documents ont été publiés tel quels. On est loin du professionalisme cinématographique de la fuite à rebondissements d'Eward Snowden.
Même son lapsus quand elle se fait choper "je l'ai pliée en deux" est énorme... jusqu'à ce que tu te souviennes que les dialogues sont bien réels et qu'elle s'est fait avoir comme dans une série B.
flatclem a écrit: Reality est elle même un personnage difficile à cerner, avec des convictions piochées à droite et à gauche, qui s'imagine en grande figure publique comme Snowden, mais qui au final n'en est que la version pauvre (les documents révèlent que la Russie a tenté au moins une fois de hacker des machines pour voter, ok..).
Je crois pas qu'elle cherche à être Snowden vu qu'elle refuse plusieurs fois la comparaison. Elle semble pas faire ça pour une quelconque gloire (je crois qu'elle dit même que ça sera une goutte d'eau dans l'océan de merde) mais que la vérité mérité d'être entendue alors qu'H24 on ne produit que du mensonge.
C'est plus les valeurs qu'elle cherche à mettre sur le devant plutôt que sa figure, je pense.
J'ai vu le film il y a un peu de temps et je ne me rappelais plus de ce détail. Peut être qu'elle aspire alors à un patriotisme un peu vague, sans forcemment se rapprocher de Snowden effectivement. Et puis bon, même si elle refuse cette comparaison, le fait qu'elle envoie ces documents à The Intercept, le journal cofondé par Glenn Greenwald qui était un des journalistes contacté par Edward Snowden justement rajoute du mystère quant à ses motivations. Disons que pour moi le fait que ses idées ne soient pas forcemment très abouties participe à l'aspect "plus vrai que nature" du film. On a l'impression qu'elle a agit d'une manière un peu impulsive. Elle était en colère comme n'importe qui le serait et lisant les journaux et c'est lancé sans trop y réfléchir.
JulienLepers a écrit:
Même son lapsus quand elle se fait choper "je l'ai pliée en deux" est énorme... jusqu'à ce que tu te souviennes que les dialogues sont bien réels et qu'elle s'est fait avoir comme dans une série B.
Il y a beaucoup de petits details géniaux similaires. Comme cette révélation géniale, balancée sans qu'on s'y attende ...
quand elle admet posséder un AR15 ROSE et quelques autre flingues, sous son lit il me semble. Et genre c'est à peine relevé par les agents. Ils ne sont pas la pour ça et elle est parfaitement dans son droit. Le malaise.
Inscription: 23 Mai 2008, 10:03 Messages: 6179 Localisation: Poitiers
Oui et ca fait partie de leur stratégie pour voir si elle va mentir. Ils savent à peu près tout sur elle et cherche à la piéger en permanence. Leur échange n'est qu'un immense collet qui se resserre peu à peu. Au fond, ils cherchent surtout à comprendre pourquoi.
_________________ You are a ghost driving a meat covered skeleton made from stardust riding a rock floating through space. FEAR NOTHING
le fait de reprendre les dialogues c'est pas l'alpha et l'oméga de son dispositif.
Tout de même un peu, non ? Il n'y a pas une ligne de dialogue dans le film qui ne soit issue de l'enregistrement du FBI, quand il ne s'agit pas d'un véritable extrait dudit enregistrement, ou d'un programme TV d'époque, ou d'un enregistrement de l'un de ses appels téléphoniques lorsqu'elle était incarcérée. Pas une ligne un tant soit peu fictionnelle, pas un mot pour remplacer l'un des nombreux passages caviardés de la bande du FBI. Difficile alors de ne pas faire de ce choix la pierre angulaire de l'écriture de la pièce puis du tournage du film. Et j'avoue être relativement dubitatif quant à ce que cela produit cinématographiquement.
Au théâtre, de par la présence des corps sur scène, et j'imagine la probable sobriété du dispositif (difficile d'imaginer le même type de rares affèteries dont elle nous gratifie ici), nul doute que le côté reconstitution à la virgule près peut aisément embarquer les spectateurs, leur faire ressentir l'oppression croissante durant l'interrogatoire, et enfin le soulagement d'accepter de dire la vérité pour mettre un terme à cette torture. Je suis intimement convaincu que c'est cet aspect là qui a intéressé Satter, que le sujet importait finalement peu, parce que ce qui nous est dit des motivations de cette jeune femme et du contexte dans lequel la fuite s'est orchestrée sont bien trop succinct pour espérer y trouver un quelconque intérêt.
Je ne dis pas qu'elle n'aurait pas pu faire de même au cinéma, mais le fait est qu'elle a choisi de prendre une direction radicalement différente. Il y a 40 ans quand dans un film une bande sonore prenait autant d'importance qu'ici, la vérité qui y était potentiellement contenu était auscultée, disséquée, fantasmée. Ici point de questionnement la bande sonore est la vérité ultime, et son parent pauvre l'image en est réduit à de rares affèteries ou pis à prendre seul en charge tout aspect fictionnel. Son et image fonctionnent alors l'un contre l'autre, et personnellement cette opposition m'a totalement empêchée de vivre pleinement cette expérience de pressurisation extrême.
Un exemple parmi tant d'autres, juste avant la fameuse irruption de l'agent du FBI qui prononcera Is this a Room ? Pendant une à deux minutes la perception de Reality vacille, l'image se déforme, le son devient sourd, les deux molosses du FBI se marre bizarrement sans que l'on sache trop pourquoi, les escargots remontent le long de la fenêtre. Intervient cette irruption qui remet tout cela d'équerre, image, son et tout le toutime. Et ce que l'on comprend alors au travers de la bande enregistrée c'est que durant ce court moment celle-ci est globalement inaudible, un mec du FBI aura mis la main sur le micro ou une connerie du genre. Et donc Satter profite de ce "trou" pour broder à l'image sur ce qu'aurait pu être l'état psychique de Reality à ce moment de tension durant l'interrogatoire. Après tout pourquoi pas, mais pourquoi ne le prendre en charge que par l'image et pas par le son, pourquoi s'être à ce point contraint au niveau des dialogues qui ne peuvent être que la retranscription à la virgule prêt de l'original, pourquoi l'image pourrait mentir quand le son ne le peut pas ?
C'est possible que je ne comprenne pas ce que tu reproches, donc pour être sûr : c'est de ne pas avoir rajouté d'autres dialogues et d'avoir tout gardé tel quel ?
Parce que, ce que je trouve intéressant dans le film, c'est de se fixer justement la contrainte de départ des dialogues "véridiques" mais d'employer la mise en forme cinématographique pour lui faire dire autre chose (c'est pas non plus le premier film à se mettre un boulet au pied : des décors naturels, un film en un seul plan-séquence, respecter l'intégralité d'un texte de théâtre etc...). Il n'y a pas juste les glitchs ou la déformation furtive qui participe de l'état d'esprit du personnage, c'est un peu tout le film. La pièce dans laquelle ils l'interrogent qui est effectivement glauque mais glauque comme un des lieux d'interrogatoire de la guerre contre le terrorisme ; le côté pressant des interrogateurs qui évoque du harcèlement avec les double-sens sur les chiens, les chats ; en règle générale, la façon dont on dispose tout ce beau monde dans le cadre pour montrer qui a l'ascendant dans le jeu du chat et de la souris. Mais il y a aussi la manière dont la temporalité des événements est accélérée ou dilatée : j'ai plus en tête les indications temporelles qui apparaissent mais le tout ne s'est pas déroulé en une heure vingt donc il y a quand même un choix sur la retranscription, avec des moments mis en exergue ou des moments de creux. (et un super suspense sur les courses à ranger : moi qui déteste tarder pour ranger les produits frais au frigo, j'ai sué) Donc, le coup de l'escargot pour montrer que la discussion s'appesantit pendant qu'elle vire au glauque (je ne sais plus très bien ce qui se dit à ce moment), c'est pas ce que je préfère mais tout le film n'est pas que sur ce mode "l'image devient rose parce qu'elle reprend le dessus". Il y a aussi des passages où c'est plus subtil, on va dire.
C'est pas tellement que le son ne pourrait pas mentir là où l'image oui, que le fait que l'image détourne le sens du son : c'est l'association des deux qui te donnent un autre sens. Ce qui est au fond assez banal dans les thrillers : les personnages qui parlent d'une affaire mais on te fait comprendre l'inverse ou tout autre chose.
Donc oui, je trouve pas que ce soit l'alpha et l'oméga du film ou, pour te rejoindre à mi-chemin, je dirai que c'est l'alpha. Le début du chemin (d'ailleurs, je crois qu'il y a un panneau pour expliquer l'enregistrement au départ) mais pas l'arrivée. Par exemple, si je prends mes propres réactions devant le film c'était à plusieurs moments d'être étonné qu'il s'agisse de vrais dialogues (ce que je disais plus haut sur le lapsus qui conduit à l'aveu). Du coup, le rappel épisodique à la "réalité" des événements rajoutait toujours une couche à d'autres interrogations : "qu'est-ce qu'elle a fait ?", "qu'est-ce qu'ils savent", "pourquoi elle l'a fait ?", "qu'est-ce que je dirais dans la même situation ?" Je trouve que le côté ludique du thriller se mêle bien avec le côté effarant du fait divers en soi ("tout ça pour ça" + "dans quel monde on vit ?") et mine de rien, dit une chose ou deux sur l'impuissance progressive des simples citoyens au sein d'une démocratie (même ceux qui se sont engagés pour la défendre).
Je trouve que ça fonctionne comme si un magicien t'expliquait en début de numéro qu'il y a deux personnes dans la boite qu'il va scier en deux, mais qui enchaîne en foutant le feu au deux parties découpées.
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