Bien que fervent lecteur des Daney, Bonitzer, Tesson…, tous critiques aux Cahiers du cinéma dans les années 70-80, je ne m’étais jamais vraiment intéressé à celui dont on peut dire qu’il était comme leur ancêtre : André Bazin, co-fondateur de la-dite revue, et célèbre plume dont la pensée a irrigué celle des sus-nommés ainsi que, avant eux, celle des critiques-réalisateurs de la Nouvelle vague, Truffaut en tête.
Certes, il m’était bien arrivé de parcourir quelques-uns de ses articles dans les vieux Cahiers jaunes, mais des idées de Bazin je n’avais jusqu’à maintenant qu’une connaissance sommaire fondée surtout sur ce que les autres en disaient.
La lecture (enfin) de ce recueil « Qu’est-ce que le cinéma ? », collection de textes parus après-guerre dans différentes publications et réunis pour l’essentiel par Bazin lui-même, où le critique nous dit deux ou trois choses qu’il sait du cinéma, m’a donc permis de combler certaines lacunes.
Constat : le type n’a pas usurpé sa réputation, et je comprends mieux le respect qu’il inspirait à toute ces générations successives de critiques arrivés après lui. Cela m’a d’ailleurs amusé de reconnaître parfois dans la prose de Bazin, une idée que je croyais devoir à ses seuls successeurs. Par exemple, dans sa critique des
Nuits de Cabiria de Fellini, Bazin y écrit un moment : «
Je ne veux pas répéter une fois de plus tout ce qu'on a pu écrire du message fellinien. Aussi bien est-il sensiblement le même depuis Les vitelloni, sans que cette répétition soit, naturellement, le signe d'une stérilité. Tout au contraire, c'est la variété qui est le propre des « metteurs en scène », l'unité d'inspiration étant le signe des vrais « auteurs » ». Serge Daney ne part-il pas cet énoncé quand dans l’un de ses papiers (la critique d’un film de Lang, me semble t-il), il dit, de mémoire, que les mauvais réalisateurs n’ont pas d’idées, les bons ont en beaucoup voire trop,
les grands n’en ont qu’une seule ?
Du style de Bazin, je dirais juste qu’il est très classique, ce qui me va bien. Son écriture est limpide quoiqu'il m’ait fallu quelques fois relire certains passages pour bien comprendre son raisonnement. Mais cette difficulté ressentie parfois est compensée par un grand didactisme de sa part : le critique s’adresse à ses lecteurs comme un professeur à sa classe, une classe qu’on imagine prodigieusement silencieuse, non en raison de la crainte que le maître inspirerait, mais de l’admiration béate qu’il susciterait chez ses élèves.
Pour se faire comprendre, le critique a une arme redoutable : les métaphores («
Je m'excuse de procéder par métaphore, c'est que je ne suis pas philosophe et que je ne puis pas me faire entendre plus directement » dit-il dans le texte « Défense de Rossellini »). Elles parsèment ses textes et sont d’une richesse d’inspiration et d’un a-propos saisissants. L’une des mes préférées, liée à la géologie : «
En 1939, le cinéma parlant en était arrivé à ce que les géographes appellent le profil d’équilibre d’un fleuve. C’est-à-dire à cette courbe mathématique idéale qui est le résultat d’une suffisante érosion. Atteint son profil d’équilibre, le fleuve coule sans effort de sa source à son embouchure et cesse de creuser davantage son lit. Mais survienne quelque mouvement géologique qui surélève la pénéplaine, modifie l’altitude de la source ; l’eau de nouveau travaille, pénètre les terrains sous-jacents, s’enfonce, mine et creuse. Parfois, s’il s’agit de couches calcaires, se dessine alors tout un nouveau relief en creux quasi invisible sur le plateau, mais complexe et tourmenté pourvu qu’on suive le chemin de l’eau. »
Lire Bazin aujourd’hui, c’est évidemment se replonger dans le passé. Avec une certaine nostalgie puisque le critique nous écrit d’une époque où le cinéma est encore un art jeune, tant au regard de sa propre histoire (il n’a appris à parler que deux décennies auparavant) qu’à celle des autres arts. Les textes de Bazin écrits entre 1945 et 1957 (il est mort en 1958) sont bien de leur temps, en ce sens qu’on y sent cette volonté de « reconstruire » qui a dû animer bien des esprits après les ravages de la seconde guerre mondiale. Le critique veut en effet repenser le cinéma sur de nouvelles bases, remettre en cause certaines idées reçues de ses contemporains quitte à accoucher de quelques paradoxes.
Par exemple, cette idée que le cinéma parlant incarnerait un nouvel âge esthétique de cet art. Pour lui, il n’y a pas de « faille esthétique » entre le cinéma muet et son successeur, la différence est ailleurs et apparaît dès le muet, entre un cinéma de l’image dont les moyens d’expressions privilégiés seraient le montage et la composition de l’image, et un cinéma plus proche de la réalité. Le son ne serait alors qu’un progrès technique qui manquait à ce second cinéma, comme une infirmité, pour pleinement s’accomplir.
Ou encore cette idée que le cinéma qui adapte le théâtre ou la littérature serait nécessairement moins intéressant, moins spécifiquement cinématographique qu’un cinéma « pur », qui ne devrait rien aux autres arts. Pour Bazin, déjà, il n’y jamais eu de tel cinéma : dès l’origine, les emprunts existent, à la farce théâtrale, au roman feuilleton. Le problème est autre : c’est celui de l’adaptation d’un art à l’autre. Il faut trouver la meilleure formule pour éviter une œuvre au rabais (ex : « théâtre filmé »). Et la solution est pour lui non pas la dissolution du théâtre ou de la littérature dans le cinéma mais plutôt l’accentuation des différences : accuser le caractère littéraire du film (ex :
Journal d’un curé de campagne de Bresson) ou son origine théâtrale (ex :
Les parents terribles de Cocteau). Je simplifie à l’extrême.
Il y a vraiment une question qui taraude Bazin tout au long de ces pages, c’est celle du réalisme au cinéma et notamment comment dépasser cette contradiction à savoir que «
le réalisme en art ne saurait évidemment procéder que d’artifices ». Ça peut paraître désuet comme question, à peine un sujet de philo pour le bac, mais quand Bazin s’en empare, c’est vertigineux. Faut dire qu’il a bien été aidé dans son travail d’analyse par le cinéma émergent de l’époque, celui qu’on a justement appelé « néo-réaliste » et dont il a décrypté les enjeux notamment esthétiques comme personne. Près de 13 pages par exemple consacrées au
Voleur de bicyclette et parues dans la revue Esprit. Qui serait capable aujourd’hui de consacrer autant de lignes à un seul film sans être jamais redondant ni ennuyeux ?
Du film de De Sica, il dit que c’est un des premiers exemples de «
cinéma pur ». Mais attention, ici ce n’est pas au sens où l’entendent certains (voir ci-dessus). Par cette expression, il désigne un cinéma dont le réalisme aurait atteint un point de perfection au point de phagocyter le cinéma lui-même («
Plus d’acteurs, plus d’histoire, plus de mise en scène, c’est-à-dire dans l’illusion esthétique parfaite de la réalité : plus de cinéma »). Il reprendra cette expression à propos du film de Bresson,
Journal d’un curé de campagne et je ne peux m’empêcher de le citer à nouveau:
Attention spoilers (lol) : «
Ainsi le rapport de l’image et du texte progresse-t-il vers la fin au bénéfice de ce dernier, et c’est très naturellement sous l’exigence d’une impérieuse logique que, dans les dernières secondes, l’image se retire de l’écran. Au point où en est arrivé Bresson, l’image ne peut en dire davantage qu’en disparaissant. Le spectateur a été amené progressivement à cette nuit des sens dont la seule expression possible est la lumière sur l’écran blanc. Voici donc vers quoi tendait ce prétendu cinéma muet et son réalisme sourcilleux : à volatiliser l’image et à céder la place au seul texte du roman. Mais nous expérimentons avec une évidence esthétique irrécusable une sublime réussite du cinéma pur. Comme la page blanche de Mallarmé ou le silence de Rimbaud est un état suprême du langage, l’écran vidé d’images et rendu à la littérature marque ici le triomphe du réalisme cinématographique. Sur la toile blanche de l’écran, la croix noire, maladroite comme celle d’un faire-part, seule trace visible laissée par l’assomption de l’image, témoigne de ce dont sa réalité n'était qu’un signe. ».
Quand on lit ça, on ne sait plus qui de Bresson ou de Bazin est le plus artiste, le plus moderne des deux.
Enfin une dernière chose à louer chez Bazin : son humilité. Je la trouve par exemple dans son étude sur l’érotisme au cinéma. A la question : le cinéma peut-il tout montrer en matière de sexe ? Bazin répond non. Lui, le spécialiste du réalisme au cinéma semble ne pas l'admettre quand il s'agit de filmer les ébats amoureux. En ce domaine, si on veut demeurer au niveau de l’art, il faut, selon l’écrivain, se «
maintenir dans l’imaginaire (…) r
ecourir aux possibilités d’abstraction du langage cinématographique de telle sorte que l’image ne puisse jamais avoir de valeur documentaire ». A ce titre, il trouve
Et dieu créa la femme de Vadim «
partiellement détestable », ce qui nous fait sourire aujourd’hui. Pourtant, Bazin n'est pas catégorique quant à cette position, il doute et l’écrit ouvertement, laissant au lecteur le soin de trancher. Et ne doutons pas que s’il avait vécu plus longtemps, il n’aurait pas manqué d’évoluer sur cette question, faisant preuve de la même ouverture d’esprit que celle qui transparaît dans l’ensemble de ses écrits.
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