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Les campagnes en déclin sont des lieux où Marine Le Pen a fait de bons scores au premier tour de la présidentielle, comme lors de précédents scrutins. Au cours des dernières décennies, elles ont perdu usines, habitants et attractivité, si bien que ceux qui y restent peinent à trouver un emploi et vivent dans des conditions modestes, voire précaires. Principalement localisés dans un arc allant de la Somme à la frontière suisse en contournant la région parisienne, ces territoires ruraux et ouvriers votent souvent à l’extrême droite, sans que le Rassemblement national y soit toujours très implanté. Auteur de Ceux qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin (La Découverte, 2019), le sociologue Benoît Coquard enquête depuis une dizaine d’années sur certains de ces espaces situés dans le Grand Est. Il y a constaté l’existence ancienne d’un vote ouvrier de droite, qui a progressivement évolué vers l’extrême. Pour lui, l’adhésion à Marine Le Pen repose moins sur son programme que sur sa capacité à faire écho au climat de compétition et de conflictualité dans lequel vivent ces habitants.
Pourquoi l’extrême droite a-t-elle fait un si bon score dans ces espaces en déclin ?
Les campagnes industrielles du Grand Est que j’étudie sont historiquement marquées par un vote de droite. En 1995, le FN y réalisait déjà une percée, puis il s’est installé jusqu’à être considéré comme totalement légitime. Dans des campagnes où l’emploi se fait rare et où la précarité est surmontée grâce à l’entraide entre proches (trouver un travail, avoir de l’aide pour faire des travaux chez soi, etc.), appartenir à un solide groupe d’amis est un enjeu majeur. Se dire de droite, et désormais d’extrême droite, c’est se placer du côté des gens bien, par opposition aux «cassos» et aux assistés, et s’assurer une place dans ces groupes.
C’est d’autant plus important que ces sociabilités sont souvent «dominées» par des artisans ou petits patrons plus aisés que les autres, qui légitiment ce discours politique. Marine Le Pen profite à plein de cette situation. Même ceux qui ne votent pas pour elle, parce qu’ils sont descendants d’immigrés, ou du fait de l’engagement syndicaliste de leurs parents, ne marquent pas d’opposition publique. Et bien sûr, ils ne sont pas pro-Macron pour autant.
Pourquoi cela profite-t-il en particulier à Marine Le Pen et au RN ?
Ces campagnes ouvrières ne sont pas des bastions militants, pour le RN comme pour les autres partis. Le parti d’extrême droite est composé essentiellement de membres des classes supérieures : ils s’investissent peu sur ces terrains qu’ils connaissent mal. Mais Marine Le Pen a su exprimer le rapport au monde des habitants des campagnes en déclin : sa façon d’opposer les Français aux immigrés reflète l’ambiance de compétition qui fait leur quotidien pour trouver un emploi. Le tri social qui s’opère entre le «nous» de leur groupe d’amis et le «eux» de tous les autres est du même ordre que celui opéré par Marine Le Pen. Les habitants de ces campagnes considèrent aussi que la candidate est «la seule à dire que ça pète de partout», et donc à avoir un regard lucide sur l’état actuel de la société. Si l’on ajoute l’effort de «dédiabolisation», ainsi que la propension à soutenir un candidat en mesure de l’emporter, on comprend qu’elle ait accédé au second tour.
Mais le tri entre Français et étrangers aurait pu profiter à Eric Zemmour.
Marine Le Pen dit que les immigrés profitent de la générosité de l’Etat et défend l’idée d’une préférence nationale. Avec ses envolées philosophiques plus destinées aux professions intellectuelles supérieures qu’aux classes populaires, Zemmour défend la remigration et propose une lecture racialiste. Le discours de Le Pen permet aux habitants des campagnes en déclin de trouver une forme de respectabilité, en mettant à distance les «immigrés», sans forcément rejeter les personnes racisées qui appartiennent à leur groupe, même si cela les place face à leurs contradictions lorsque la perspective de son élection est réelle : dans ces terres ouvrières, beaucoup d’habitants ont des parents ou grands-parents étrangers.
Quid des autres candidats ?
Le vote Macron n’est pas envisagé chez ces classes populaires-là. On entend souvent dire que «ceux qui votent pour lui, c’est les gens blindés de thunes»… au point de ne pas comprendre qu’il puisse être réélu, puisque personne dans leur entourage n’annonce son intention de voter pour lui. Face à l’importance prise par la figure de Marine Le Pen, j’ai été surpris par l’existence d’une petite mais nouvelle dynamique en faveur de Jean-Luc Mélenchon chez les jeunes : ceux-ci s’informent sur les réseaux sociaux et pas seulement par la télévision, où l’extrême droite a été souvent mise en avant dans des émissions comme Touche pas à mon poste de Cyril Hanouna. On peut aussi interroger l’effet des sondages sur le vote Mélenchon : les premières estimations – erronées – publiées le jour du premier tour ont donné Le Pen largement devant le candidat LFI, et visiblement découragé certains électeurs d’aller voter pour lui, pensant que le vote était plié.
Percevez-vous un désintérêt pour la politique ?
Les jeunes générations votent beaucoup moins que les personnes âgées. De plus, les moins diplômés et les plus précaires se sentent peu légitimes pour voter, et se disent que cela ne changera pas grand-chose à leur situation. Pour autant, il n’y a pas de désintérêt pour la politique dans les lieux où j’enquête : en ce moment, on parle beaucoup de la campagne, et les abstentionnistes justifient leur choix autrement que par le «jemenfoutisme». On considère aussi que la politique ne se fait pas au moment du vote. L’épisode des gilets jaunes a montré qu’une mobilisation pouvait avoir des résultats.
Alors comment expliquer l’abstention dans ces territoires ?
Les scrutins précédents montrent que le débat et la confrontation entre les candidats sont déterminants, parfois plus que les programmes car ils permettent de juger de la stature et de la personnalité des candidats : en 2012, un débat Mélenchon-Le Pen («gagné» par le candidat LFI) avait marqué les personnes avec lesquelles j’échangeais, tout comme les sorties de Philippe Poutou en 2017 face à François Fillon. La même année, le duel Macron-Le Pen avait plutôt tourné en faveur de l’actuel président. La campagne sans débat de 2022 a privé les électeurs d’un élément de jugement important, et par défaut renforcé l’influence de Marine Le Pen.