Je ne suis pas sûr qu'ils soient des parias, leurs situations respectives sont en tout cas inversées. Shirley est radicalement solitaire, valorisé comme artiste malgré deux identités ostracisées et infériorisées, dont il est conscient qu'elles deviennent des arguments publicitaires. Tony est intégré dans un groupe en fusion, mais au sein duquel il joue les faire-valoir un peu benêets, mais cette infériorisation est paradoxalement une chance car elle lui permet d'échapper à un destin de "vrai" mafieux et lui ménage un accès vers le monde extérieur.
Il est vrai que l'attitude psychologique de la scène des verres se reproduit plus tard dans le film, avec le caillou (qu'il vole dès qu'il franchit la frontière du Sud et arrive je crois en Virginie), qui relie le préjugé raciste de Tony à une forme d'innocence débile et minutieuse à la Forrest Gump. C'est d'ailleurs la partie la mieux écrite du personnage, car elle est à la fois cohérente et reste inexpliquée. Mais il échappe à cette débilité en même temps qu'au racisme dans les moments où il commente la culture américaine en tant que telle, et rejoint l'idéologie du pop art : une culture à la fois commerciale et populaire est forcément émancipatrice politiquement, et sa part la plus irréflechie est aussi celle qui se laisse le mieux formuler en terme de valeurs.
Le film m'a fait beaucoup penser à Jimmy P de Desplechin, qui achoppait aussi sur la question des identités, la relation Shirley / Tony rappelant beaucoup celle entre George Devereux et Jimmy P. : deux personnages cherchant à se guérir d'être une minorité, la culture et la conscience politique étant seule ce qui rend ce processus à la fois inconscient et efficace (c'est à dire le contraire du masochisme, qui est partagé par le raciste et sa victime). L'accès à la une forme de critique politique jouaint aussi le rôle d'un substitut de père . Jimmy P et Tony ont tous les deux besoins d'un appui masculin extérieur pour s'avouer leur hétérosexualité, qu'ils n'assument pas, qui devient une forme paradoxale de la honte (mais aussi ce qui les singularise, et les fait échapper à la violence de leur milieu : leur honnêteté morale est sans avenir, car elles n'est pensée qu'en terme de sens, contre leur entourage). Leur honte doit leur être expliquée (littéralement, sans recourir au symbole) pour qu'ils reviennent vers leur famille, et c'est en échange qu'ils situent, de manière pareillement littérale, celui qui les guérit dans ce qui est à la fois une vocation solitaire et une identitié minoritaire. Dans les deux films, deux complexes se superposent, l'un lié au racisme qui fonctionne comme une loi implicite , l'autre lié (chez Tony) à une infériorisation sexuelle qui se traduit par une forme d'immaturité qui ne permet même pas d'accéder au statut de victime. Le moteur de la fiction réside dans les deux films dans le fait de terminer réellement la critique du racisme avant que le film ne commence, de l'achèver dès le début, tout en la rejouant ensuite comme une apparence qui recouvre une odyssée de la bêtise privée, une errance qui rappelle celle de Jacques le Fataliste de Diderot, où la critique politique ne fonctionne que comme un texte d'emprunt et une enfance de substitution. Les deux personnages sont pareillement sans origine, leur déracinement commun rend caduque l'idée d'une conversion politique, crée une configuration où les points de vue politiques ne sont échangables que lorsqu'ils sont déjà maturés et complètement développés, c'est à dire pensés en terme de valeurs plutôt que de situation, et devenus équivalents l'un avec l'autre.
_________________ Sur un secrétaire, j'avise deux statuettes de chevaux : minuscules petites têtes sur des corps puissants et ballonés de percherons. Sont-ils africains ? Étrusques ? - Ce sont des fromages. On me les envoie de Calabre.
Jean-Paul Sartre
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