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MessagePosté: 10 Mar 2019, 10:58 
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Pas de véritable changement chez le beauf au grand coeur (pour reprendre l'expression) incarné par Mortensen, à part celui provoqué par l'admiration d'abord, puis l'amitié et la fierté que celle-ci lui inspire.
Un des éléments de cette amitié est, ainsi que Gontrand est le seul à l'avoir fait remarquer, que Tony et Don Shirley sont tous les deux, à des niveaux différents, des parias dans une société américaine profondément raciste. Ainsi quand Tony commence à prendre la défense de Shirley, les "greaseball" ou "half-nigger" ne tardent pas à arriver.
La scène des verres ? Plutôt le signe d'un racisme inconscient, culturel, mais étranger à la personnalité de Tony. Le voir mettre les verres à la poubelle paraît aussi absurde que quand on l'a vu mettre une poubelle sur la borne d'incendie juste avant de rentrer chez lui.
Il n'aura plus qu'un réflexe de ce type, tout aussi absurde, quand il prendra son portefeuille juste avant d'aller pisser sur le bord de la route. Si discours il y a, ce n'est pas proprement dans le sens où Tony cesse d'être raciste. Raciste, il ne l'est pas vraiment mais la société a enraciné en lui de manière inconsciente des réflexes et des habitudes qui l'enferment dans un certain rôle. Le racisme n'est qu'un des aspects de cet enfermement, qui n'est pas synonyme de malheur.
C'est d'ailleurs le mal-être profond de Shirley qui provoque tout d'abord l'empathie de Tony, mal-être qu'il associe à son talent pour le piano, et plus généralement au fait qu"il pense trop". Le film en choisissant d'aborder la question du racisme sous l'angle d'un rapport de classe inversé pourrait être original mais c'est précisément ce que faisait Intouchables de manière à la fois plus beauf et plus sincère.
Green Book est un film distrayant et très agréable à suivre mais sa dimension édifiante refait surface trop fréquemment. Que ce soit un Don Shirley trop professoral dans sa manière dont il s'adresse à Lip, ou Lip soudainement pontifiant quand il veut montrer la distance qu'a mis Shirley entre lui et sa "culture" ou ses origines, dialogues extrêmement clichés d'ailleurs. C'est bien mieux qu'Intouchables car les personnages ne sont pas agités par des fantasmes beaufs, typiquement français.
Un peu de fact-checking pour finir : apparemment Shirley n'aurait jamais étudié au conservatoire de Leningrad même s'il y aurait été invité, donc quand il dit qu'il a été le premier noir à y avoir été accepté, c'est une phrase très ambigüe et pas forcément vraie.


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MessagePosté: 10 Mar 2019, 18:57 
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Inscription: 20 Fév 2008, 19:19
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Je souscris en tout point à l'avis de Freak, pas étonné que l'académie le récompense, mais je trouve ça malheureux.


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MessagePosté: 11 Mar 2019, 17:19 
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Inscription: 27 Déc 2018, 23:08
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Je ne suis pas sûr qu'ils soient des parias, leurs situations respectives sont en tout cas inversées. Shirley est radicalement solitaire, valorisé comme artiste malgré deux identités ostracisées et infériorisées, dont il est conscient qu'elles deviennent des arguments publicitaires. Tony est intégré dans un groupe en fusion, mais au sein duquel il joue les faire-valoir un peu benêets, mais cette infériorisation est paradoxalement une chance car elle lui permet d'échapper à un destin de "vrai" mafieux et lui ménage un accès vers le monde extérieur.


Il est vrai que l'attitude psychologique de la scène des verres se reproduit plus tard dans le film, avec le caillou (qu'il vole dès qu'il franchit la frontière du Sud et arrive je crois en Virginie), qui relie le préjugé raciste de Tony à une forme d'innocence débile et minutieuse à la Forrest Gump. C'est d'ailleurs la partie la mieux écrite du personnage, car elle est à la fois cohérente et reste inexpliquée. Mais il échappe à cette débilité en même temps qu'au racisme dans les moments où il commente la culture américaine en tant que telle, et rejoint l'idéologie du pop art : une culture à la fois commerciale et populaire est forcément émancipatrice politiquement, et sa part la plus irréflechie est aussi celle qui se laisse le mieux formuler en terme de valeurs.

Le film m'a fait beaucoup penser à Jimmy P de Desplechin, qui achoppait aussi sur la question des identités, la relation Shirley / Tony rappelant beaucoup celle entre George Devereux et Jimmy P. : deux personnages cherchant à se guérir d'être une minorité, la culture et la conscience politique étant seule ce qui rend ce processus à la fois inconscient et efficace (c'est à dire le contraire du masochisme, qui est partagé par le raciste et sa victime).
L'accès à la une forme de critique politique jouaint aussi le rôle d'un substitut de père . Jimmy P et Tony ont tous les deux besoins d'un appui masculin extérieur pour s'avouer leur hétérosexualité, qu'ils n'assument pas, qui devient une forme paradoxale de la honte (mais aussi ce qui les singularise, et les fait échapper à la violence de leur milieu : leur honnêteté morale est sans avenir, car elles n'est pensée qu'en terme de sens, contre leur entourage). Leur honte doit leur être expliquée (littéralement, sans recourir au symbole) pour qu'ils reviennent vers leur famille, et c'est en échange qu'ils situent, de manière pareillement littérale, celui qui les guérit dans ce qui est à la fois une vocation solitaire et une identitié minoritaire.

Dans les deux films, deux complexes se superposent, l'un lié au racisme qui fonctionne comme une loi implicite , l'autre lié (chez Tony) à une infériorisation sexuelle qui se traduit par une forme d'immaturité qui ne permet même pas d'accéder au statut de victime. Le moteur de la fiction réside dans les deux films dans le fait de terminer réellement la critique du racisme avant que le film ne commence, de l'achèver dès le début, tout en la rejouant ensuite comme une apparence qui recouvre une odyssée de la bêtise privée, une errance qui rappelle celle de Jacques le Fataliste de Diderot, où la critique politique ne fonctionne que comme un texte d'emprunt et une enfance de substitution. Les deux personnages sont pareillement sans origine, leur déracinement commun rend caduque l'idée d'une conversion politique, crée une configuration où les points de vue politiques ne sont échangables que lorsqu'ils sont déjà maturés et complètement développés, c'est à dire pensés en terme de valeurs plutôt que de situation, et devenus équivalents l'un avec l'autre.

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Sur un secrétaire, j'avise deux statuettes de chevaux : minuscules petites têtes sur des corps puissants et ballonés de percherons. Sont-ils africains ? Étrusques ?
- Ce sont des fromages. On me les envoie de Calabre.


Jean-Paul Sartre


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MessagePosté: 11 Mar 2019, 18:13 
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Paria était un mauvais choix de mot dans la mesure où il désigne l'individu marginalisé et non le groupe. Disons que le film ne manque pas de rappeler qu'ils appartiennent tous les deux à des groupes victimes de racisme dans la société. Petite astuce plus que subtilité un peu balourde (comme celle qui consistait apparemment à faire de Miss Daisy une juive vivant dans le Sud et victime d'antisémitisme, ou d'une autre manière, à'associer handicap social et handicap physique et à désigner les personnages comme des intouchables, terme ô combien connoté, dans le film du même nom).
Tous ces films en fait règlent les problèmes de la société et tentent d'atteindre une réconciliation en son sein en adoptant un point de vue qui relativise - dans une certaine mesure - les malheurs qu'on y trouve.
Plutôt que sur des oppositions que le public aurait tendance à trouver trop caricaturales, par exemple entre noirs et blancs ou pauvres et riches, Green Book fonde l'histoire de son amitié inattendue (plutôt que de réconciliation) sur une opposition un peu facile entre Nord et Sud, qui est montrée, ou peut-être même entre New York et le reste de l'Amérique, qui est peut-être plus légitime, mais qui est suggérée ou plus de l'ordre de l'inconscient dans le film.
Ce que le film suggère aussi inconsciemment, c'est que l'émancipation dans la société est une émancipation du groupe auquel on appartient, qui conduit à un repli sur lui-même de l'individu. C'est à la fois évident dans le discours de Shirley mais aussi dans l'attitude de Tony une fois qu'il est rentré auprès de sa bruyante et traditionnelle famille italienne, en retrait lors du repas, ce qu'il justifie par la fatigue mais s'explique en fait par la séparation d'avec Shirley, et à une forme de mélancolie que ce dernier lui a peut-être transmise, en même temps que la conscience de son aliénation. Ce que tu dis plus haut en fait.


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