Mais quelle bombe.
Peu de gens connaissent Joseph Kahn. Ceux qui connaissent le metteur en scène attendent ses films, trop rares, de pied ferme. Mais si une chose est sûre désormais, c'est qu'ils ne sauront jamais à quoi s'attendre. Rien d'étonnant à ce que Kahn ait le don de toujours surprendre après tout vu comme il aime prendre le monde à rebrousse-poil. En effet, si une récurrence émerge de sa très courte filmographie, c'est son goût pour la satire.
Provenant du milieu du clip, Kahn a progressé dans une industrie focalisée sur la vente d'une image. Quoi de mieux pour en apprendre sur la fabrique des apparences que de passer la majeure partie de sa carrière à donner aux icônes de la pop leur glamour et aux stars du rap leur swag? Dès son premier long métrage, le réalisateur a choisi de subvertir le système.
Payé par Neal H. Moritz, producteur de la franchise
Fast & Furious,
Torque (2004) aurait dû en être un ersatz sur deux roues mais Kahn en fait une parodie qui ne dit son nom. Sans doute pas assez décomplexé, l'essai n'est pas totalement transformé mais le cinéaste réitèrera l'exercice avec l'improbable et méconnu court métrage de 14 minutes
Power/Rangers (2015), un
fan film juste ABUSÉ poussant le vice encore plus loin avec son adaptation
"dark" au premier degré d'une série ringarde de notre enfance/adolescence pour mieux dénoncer la mode actuelle qui voit une certaine catégorie de geeks - souvent celle qui réalise des
fan films - chercher une validation de leurs licences chéries au travers d'un traitement plus sombre (comme si cela rimait avec prise au sérieux) et Hollywood répondre à leurs exigences avec du
dark grand public donc risible.
Son deuxième film,
Detention (2011), est un ouvrage autrement plus personnel et déjanté, dans son cocktail de références, qui s'attaquait déjà à l'ère post-MTV, l'ère des réseaux sociaux, sa forme épousant le déluge d'information propre à la génération Twitter et son fond étudiant déjà la question de la pose et de l'identité dans une exacerbation de
teen movie absolument folle.
Pour la deuxième fois, l'échec du film lui vaudra de devoir attendre 6 ans afin de pouvoir s'autoproduire à nouveau et, même si ce dernier opus est hilarant, c'est encore un virage à 90°. Plus engagé que jamais,
Bodied s'attaque à certaines des questions qui préoccupent le plus les réseaux sociaux aujourd'hui comme l'appropriation culturelle ou le vocabulaire offensif en épinglant autant les "guerriers de la justice sociale" que l'univers du rap.
Ni un pastiche ni un
fan film,
Bodied renvoie toutefois ouvertement à un autre film,
8 mile. À la
success story semi-autobiographique d'Eminem, - producteur du film de Joseph Kahn qui a réalisé plusieurs de ses clips - Kahn substitue une critique qui en reprend clairement la structure et le microcosme, celui des
battles de rap, mais aussi dense soit-elle, la dissertation n'a rien d'académique. Elle frappe comme la
punchline la plus vénère de Seth Gueko.
L'académicien, c'est son protagoniste, le
nerd Adam, rouquin fasciné par le rap comme un babtou peut l'être, ou encore sa copine, Maya, caricature d'étudiante
"woke" cependant incapable de considérer une forme d'art qu'elle ne voit que comme un réservoir à discriminations en tous genres.
Et c'est là le coeur du programme de
Bodied, ériger au rang de poésie cette pratique de la rue tout en disséquant son caractère problématique mais sans pour autant épargner la bien-pensance typique de la
"white guilt" ni le racisme inhérent du blanc qui veut juste pouvoir dire
"nigger".
L'admiration de Kahn pour le rap et plus précisément pour les
battles est tangible. Il ne s'agit pas simplement d'insulter son adversaire mais de le faire de manière créative en étant non seulement drôle mais en soignant la structure de sa phrase et en jouant avec la grammaire. Même si le film ne racontait rien, il resterait incroyablement entraînant rien que par la qualité de ces séquences. Y a pas une
battle qui ne soit pas chanmé. Mais le film ne raconte pas rien.
"You bodied him" est traduit par
"tu l'as killé" dans les sous-titres (chapeau d'ailleurs au mec qui a dû se galéré à trouver des traductions pour chacune des
battles) mais l'usage du terme seul en guise de titre est un intelligent rappel du corps pour un exercice purement verbal. Malgré leur nom, dans les "batailles", l'esprit se substitue au corps et les paroles aux coups. Mais ceux-ci peuvent tout autant porter atteinte...
Le récit met face à face la pose de l'élite bien-pensante et la sincérité du héros qui laisse libre cours à sa pensée au cours des
battles, s'interrogeant par là même sur ce qui est le plus insultant en fin de compte? La vanne qui s'appuie sur des clichés racistes ou la condescendance du privilégié? Toutefois, si les effusions de mots du rappeur sont sincères, peut-il alors continuer à excuser le racisme, l'homophobie et la misogynie des paroles par le biais de l'exercice? Derrière son humour à hurler et derrière le rythme frénétique des vers et de la mise en scène de Kahn,
Bodied est d'une richesse thématique passionnante, explorant les limites de la liberté d'expression sans prétendre les connaître. Kahn ne donne aucune réponse évidente à ces questions mais ne se contente pas juste de les poser. Quelques éléments de réponses résident dans l'intégrité du personnage du mentor ou le fait de placer la limite à ne pas franchir comme étant celle de la vie privée, une vanne personnelle étant plus impardonnable qu'une vanne sur un stéréotype complètement erroné. C'est là que l'on risque de perdre ses vrais amis tandis qu'on a déjà perdu les faux suite à une vidéo devenue virale donc instantanément jugée en cet
"age of outrage" par le moindre individu avec un accès à internet.
Comme lors d'une
battle, tout le monde en prend pour son grade. Ainsi
Bodied est une destruction en règle du politiquement correct, illustré par ce concours de bites en mode
"qui sera le plus woke
?", mais également de l'hypocrisie qui veut que la misogynie et le racisme envers les asiatiques soient tolérés là où le racisme envers les noirs est inacceptable. Mais plus que tout, le film renvoie le spectateur face à sa propre hypocrisie : on va tous rire des vannes racistes du film, surtout quand le récit semble donner le droit au héros blanc privilégié d'utiliser des termes discriminatoires; on veut le voir réussir. Mais est-ce juste? En a-t-il le droit? Et comme dirait Patrick Bruel : qui a le droit? Sans contextualisation, le risque est de tomber dans l'appropriation culturelle et ce n'est que lorsqu'il perd son statut de privilégié qu'Adam peut enfin comprendre ce monde et devenir comme ceux qu'il admire. Avec sa fin douce amère, comme répartie finale à celle d'
8 mile,
Bodied assume son ambivalence jusqu'au bout. Provoquant chacun à se remettre en question mais en rimes, parce que ça sonne toujours mieux qu'un pamphlet.