Retour sur le cas de Gilbert Hernandez
D’autres l’ont dit mais on ne le répètera jamais assez, Gilbert Hernandez est grand. Ce que j’ai lu de lui doit bien faire dans les 1500 pages, tous livres confondus, d’une œuvre qui part du début des années 80 à aujourd’hui (et ça continue). La cohérence de tout ça, le lien fort qui uni toutes ces pages, l’impression qu’on est face à quelque chose d’important, de peu commun, ça amène plusieurs constats.
Premier constat, l’ampleur de l’œuvre de Gilbert Hernandez est impressionnante. Palomar, c’est les Rougon-Macquart. Tous ces livres sont connectés entre eux, racontent une seule histoire aux personnages multiples, d’abord issue du petit village de Palomar puis s’étendant comme une toile d’araignée à des dizaines d’autres personnages au Mexique ou aux Etats-Unis. Des histoires d’amour, de sexe, de famille, de drogue et de guerres. Une vraie télénovela, mais tout sauf fade, une saga plutôt qui passe du comique au tragique, des mouvements de la vie quotidienne aux accents fantastiques et oniriques, de la banalité du monde à ses aspects les plus spectaculaires. Hernandez n’a pas peur du grotesque, il n’a pas peur de l’horreur, il n’a pas peur du burlesque, il n’a pas peur de l’absurde, il n’a pas peur de la cruauté. Il n’a peur de rien parce que tout passe par un style impérial, dans une force et un souffle qui enlève tout.
Deuxième constat, tous les personnages de Gilbert Hernandez sont beaux (et pourtant ils sont nombreux) Les femmes sont des déesses aux formes parfois mythologiques, elles sont le cœur du récit, son centre vibrant. Quelque chose de féministe dans cette communauté de femmes extraordinaires, puissance sensuelle, force de caractère, complexité et présence solaire.
Les hommes suivent comme ils peuvent, un peu dans l’ombre, ils sont souvent de passage, parfois ils restent, gardent leur calme et parfois tentent de compenser par la violence. D’autre ne sont pas à la hauteur et meurent ou s’en vont. Eux ne sont pas des dieux, ils font avec et certains s’en sortent bien.
Les enfants sont dans un autre monde, pas si loin de ceux des adultes. C’est un monde simple qui comprend la complexité de celui des parents sans la prendre au sérieux. Ces enfants là sont les adultes des récits suivants.
Et tous ces personnages cohabitent entre eux, prennent le devant de la scène un moment puis s’éclipsent à l’arrière plan. Il y a une très belle égalité de traitement chez Hernandez, où chacun existe, a sa propre histoire qui se mêle à celle des autres et a un rôle à jouer dans la grande tapisserie.
Pas de jugement dans le regard d’Hernandez sur ses personnages. C’est visible dans sa sensibilité à raconter leurs erreurs ou leurs faiblesses sans jamais les condamner mais plutôt en en montrant la beauté tragique. C’est très présent aussi dans la sexualité, souvent débridée, où les partenaires se multiplie et se croisent, hétéro/homo/bi/trans sur la même ligne, le sexe est un des évènements de la vie, un mode de relation à l’autre, une manière de nouer une histoire.
Troisième constat, Hernandez n’est pas un grand dessinateur. Son trait se simplifie avec le temps mais reste toujours un peu bancal, les anatomies et les proportions un peu maladroites des fois. Pourtant c’est un très grand dessinateur de bande dessinée, capable de créer des cases esthétiquement fortes, à la composition saisissante et à la portée poétique certaine.
Exemples :
Quatrième constat, l’art du récit chez Hernandez est puissant et supérieur. Il y a une densité rare dans ces histoires, un nombre d’évènements, d’affects, de situations et de relations qui forcent le respect. Ce qui frappe alors, c’est l’utilisation hallucinante de l’ellipse, où il y a parfois autant de situations, de temps différents et de personnages que de cases dans une même page. Cette représentation comprimée du temps donne l’impression qu’Hernandez raconte son histoire
dans les grandes lignes, en survolant l’ensemble, en pointant certains moments que le lecteur doit relier entre eux, et parfois en entrant dans le détail pour quelques pages. Le résultat c’est une narration à la fois élégante et rythmée, compacte mais blindée de trous, l’impression que des moments nous échappent mais que pourtant tout est là. C’est du coup un récit musclé, qui demande au lecteur d’être présent et d’être très actif, charge à lui de recoller les morceaux, de faire les liens, de remplir les espaces blancs.
Trois exemples (je mets les images en hide parce qu’elles sont grandes, et puis un peu spoiler (mais vraiment un peu)) :
1 : En passant, presque en note, Hernandez nous expose l’origine de l’obsession d’un des personnages pour les ventres. Pas d’introduction temporelle (alors qu’on joue énormément avec le temps et les époques, Hernandez n’utilise jamais les récitatifs du genre « le lendemain » ou « 10 ans plus tôt »), à nous de comprendre qu’il s’agit du personnage de la page précédente, enfant, et certainement en pleine émigration. Les images relèvent tour à tour et à la fois de la réminiscence, du traumatisme et du fantasme, on saute d’une image « subjective » à une autre « objective », avec un saut temporel entre chaque case, et voilà un personnage posé, sa problématique et son destin, en une page.
2 : Un exemple d’ellipse à chaque case, où le récit s’emballe et se fait impressionniste
3 : Un exemple similaire et inverse, où le maillage narratif se joue sur un même moment, presque une unité de temps (quelques heures) et pourtant dans un montage alterné extrêmement tendu et dispersé. Précisons :
Page une : Un personnage, Sergio, et son père en voiture. Ils parlent de l’avenir. La scène est entrecoupée d’autres moments avec d’autres personnages (notons que chacun de ces moments ne sont pas anecdotiques et sont mêmes décisifs pour les personnages concernés). La page se finit sur le fils en larme.
Page deux : Une case noire nous signifie la pause, l’ellipse principale qui physiquement nous signifie que
quelque chose manque dans le récit. Puis la femme aimée à la fois par Sergio et son père, chez elle, puis deux personnages en voiture (« on dirait qu’il y a un grave accident »), puis la mère de Sergio à l’hôpital qui dit « il y a quelque chose sur Sergio aux infos ».
Dernière image, la femme qui vient de perdre ses deux amours et qui ne le sait pas encore.
On a bien compris ce qui se passe, les enjeux émotionnels et tragiques, une sorte de fatalité dramatique de l’évènement, mais comme survolée, une mosaïque de moments et d’émotions qui compartimente et compresse le déroulé de l’action et accentue son aspect tragique.
Il faut une belle confiance en la capacité du lecteur à suivre les différentes intrigues, à recouper les évènements, à reconstruire ce qui manque, une belle confiance aussi en les potentiels de la bande dessinée à mener un récit qui s’articule principalement autour d’émotions et de fragments (c'est-à-dire que la BD est faite de fragments, mais à ce point, à part Chris Ware, rares sont ceux qui sont allé aussi loin), une continuité impressionniste, un flux temporel heurté qui oscille magistralement entre plusieurs régimes de vitesse sans empêcher la fluidité du récit.
Cinquième constat, un des grands artistes de ce siècle est vivant, il fait de la bande dessinée depuis trente ans, ses livres sont facilement disponibles, la beauté de son art est facilement accessible, il faut le savoir et le dire à qui veut bien l’entendre.
(Son frère fait de belles choses aussi, on peut se pencher sur son cas sans hésiter)
Et pour aller au bout de la promotion, une page sexe (parmi plein d’autres, le livre Birdland est même un bouquin hautement pornographique) qui finira de vous décider à la lecture.