Chili, 1948. Pablo Neruda (de son vrai nom Ricardo Reyes - joué par Luis Gnecco) est un poète et un sénateur communiste, une figure politique de premier plan, respectée (il a intialement soutenu le président Vidèla qui le traquera - et était initialement dans un Front Populaire avec le PC) à la fois intègre et épicurien, insolent et aimanté par la réussite (il vient d'un milieu plus pauvre que celui des intellectuels qu'il cotoie). Il est bien intégré socialement et est une sorte de roi de la vie mondaine de Santiago. Cependant le PC est interdit (le président est sous l'influence de l'administration américaine de Truman), ses militants doivent passer dans la clandestinité, beaucoup seront déportés dans des camps de concentration dans le désert de l'Atacama. Neruda doit lui aussi se cacher. Sa stratégie est d'accentuer son activité de poète et de devenir un symbole, de se condamner à l'excellence, pour à la fois témoigner de l'oppression qui se met en place, et jouer sur sa reconnaissance internationale pour tenter de se protéger. Il s'agît de provoquer et de jouer avec le régime policier, l'entravant tout en cherchant de sa part une sorte de reconnaissance informelle de gloire d'auteur. Un jeune et ambitieux chef de police, rigide, sadique mais torturé et porté à l'introspection, souffrant d'une forme de déclassement lié à son origine elle-aussi populaire, qu'il projete sur l'administration policière dont il est un zêlé et secret outsider, Oscar Peluchonnaux (Gael García Bernal, très bon -par ailleurs, aussi incroyable que cela puisse paraître, ce flic semble avoir réellement existé, Wikipédia le fait figurer dans la liste des cadres de la police chilienne:
https://es.wikipedia.org/wiki/Director_ ... s_de_Chile), en fait le dossier de sa vie, et se met à le surveiller, puis à tenter de l'arrêter. Mais la gloire littéraire de Neruda rend celui-ci intouchable, ce qui fait naître un complexe dans la conscience du policier (voix-off permanente du film), où il finit par se fantasmer à la fois comme une sorte de sur-moi du poète et un rival qu'il doit séduire. La quête échouant il va alors se rabattre sur les proches du poète.
Il s'agît vraiment d'un film malade, dans le bon sens du terme malgré tout, ou plutôt: de deux films en un, l'un très réussi, réaliste, choral et factuel ; mais l'autre très raté ( mais intéressant), un monologue amoureux (celui du flic) baroque, littéraire, à la fois pompeux et précieux, avec certaines fulgurances qui le rendent malgré tout beau . Je n'avais pas apprécié "No" ;il me semblait qu'il réduisait la chute de Pinochet à une pure situation médiatique, un coup de pubeux, un problème de communication et d'image, au détriment de la réalité sociale, constamment maintenue hors-champs. Seul le post-modernisme pouvait apparemment nous délivrer du fascisme, Larrain semblant avoir une thèse, à la fois fataliste et intéressante: on ne peut combattre le fascisme qu'en avançant ce qu'il ne comprend pas de nous. Or, il comprend trop bien ce qu'est la liberté et la solidarité, mais très mal l'image, la parole et la gratuité. De fait "Neruda" butte sur les mêmes limites, la même incapacité à représenter le peuple, mais en fait (dans sa première moitié) son problème centram. Intelligemment, il fait du PC de l'époque (stalinien) l'équivalent du bureau publicitaire de No, prétention similaire à instruire de l'extérieur un discours d'émancipation qui touche les autres, à le diriger sans le vivre ; à faire contradictoirement de la liberté un programme. Il fait en fait à l'égard du PC la critique interne qu'il n'avait pas pu faire sur la télévision. Cette partie du film est très forte. Il y a deux superbes scènes ou deux militants communistes (une serveuse puis son protecteur-surveillant placé par le PC pour le protéger mais aussi recadrer sa vie sexuelle) confessent à Neruda leur malaise par rapport à cette situation, leur doute, et leur souhait de le laisser seul, lui reproche de ne pas se cacher, de rendre publique une lutte, qui pour être vraie, devrait être secrète, ou du moins assumer le risque de la clandestinité. Ils expriment cela en le reliant à une critique du stalinisme du PC. Mais le film abandonne cette piste, pour s'enfoncer dans le moi halluciné du policier, qui tient un monologue (amoureux) assez ampoulé, discours qui devient une réelle poursuite érotique : le film s'enfonce dans la Patagonie et les glaciers, à la fois géographiquement et mentalement, le policier jalousant la fuite et le déracinement du poète, renonce à l'arrêter et préfère le poursuivre pour se perdre dans l'être "fonçant seul vers le seul". Le film devient de plus plus le récit de son propre dispositif, jusqu'à l'épuisement (j'ai à la fin pensé à "the Shooting" de Monte Hellman : l'homme qui se poursuit dans les montagnes et se tue lui-même).
Cette partie est malgré tout sauvée par une étrangeté vernaculaire dans la mise en scène. Les parties du film du point de vue de Neruda et des siens sont filmées de manière réaliste, tel un biopic rétro conventionnel mais soigné, mais celles liées à Peluchonneaux sont criardes, érotisées, font penser à un film de Sirk ou Minelli détraqué, ou aux Damnés de Visconti revus par Ozon, (elles sont très proches de l'esthétique -que j'aime bien- du clip this is Hardcore de Pulp), c'est parfois fort, mais verse aussi un peu trop dans le "cinéma filmé". Néanmoins cela reste regardable grâce à l'indéniable talent littéraire avec lequel le monologue de Peluchoneaux est écrit (ce texte est aussi beau que crispant) et un certain humour noir. Le flic Gael García Bernal devient lui-même un poète raté, mais essayant sincèrement d'incarner tout seul une utopie communiste pré-politique, à la fois ontologique et sentimentale,. Utopie que Neruda incarne officiellement, mais dont il est suggéré que Neruda n'y croit plus et la maintient pour ne pas laisser seuls ses amis, ne pas les désespérer face à la persécution. Il y a des séquences assez drôles où Bernal traverse la Patagonie en moto, devenant une sorte de Che Guevarra inversé et parodique. On sent un certain masochisme intéressant chez l'acteur et le réalisateur, inversant et ridiculisant leur propre image, leurs propres passés et leurs propres postulats actuels, c'est à la fois ce qui rend le film plaisant et le limite.
L'utopie communiste est filmée par Larrain du point de vue de celui qui y croit sans aucuns doutes (j'insiste : le film est superbe quand il montre au contraire les doutes des militants de base, c'est là qu'il parvient, pour reprendre eune idée exprimée dans le film, à abolir la différence entre un personnage principal et de personnages secondaires), c'est à dire de ceux à qui le communisme fait peur, avant-tout la police, qui ironiquement se met en à en faire l'exégèse puis en cours de route à le désirer (et le film montre ce désir comme l'annulation de la situation historique qui permet à la fois au communisle est finalement au film lui-même d'exister). Cette poésie fait peur à la police donc, mais aussi à la critique : le flic devient un écrivain raté mais un excellent biographe , on penser beaucoup au "paradigme indiciaire" de Carlo Ginzburg : analogie entre l'interprétation dun texte avec une traque policière (analogie interpétative qui permet de relier le texte à une idéologie externe). C'est (et Ginzburg a su le reconnaître) une critique qui se veut de lutte et d'émancipation, mais qui secrète dans ses recoins, dans ce qu'elle est incapable d'expliciter, dans ce qu'elle refoule un ordre et une mise au pas du texte (au nom d'une logique ou de la redondance à la fois triomphalement et amérement perçue entre le réel et l'écriture), le pouvoir devient, du point de vue du discours académique ou officiel, l'impossibilité de tout dire de ce que l'on aime.
Malheureusement, cette lucidité est comme enfermée dans l'emphase littéraire du film (tout le monde reproche à Neruda, "dans ce que tu fais, il s'agît de créer l'autre plutôt que de le reconnaître," mais le masochisme du film revendique finalement pour lui-même ce qu'il reproche à son contenu.
Celle lucidité n'est pas le sujet du film (qui est plutôt l'autonomie de la parole littéraire) mais son cadre. Le film se tient dans un écart entre la foi politique en une idée et la déploration de on échec; Regretter l'échec de quelque chose n'implique pas d'y croire - et on sent que Larrain parle des communistes en terme de bilan, d'information historiqiue, de reconnaissance, mais non d'adhésion, le communisme est une illusion plus forte que le cinéma pour lui, et est lui-même de l'ordre de la poésie).
J'ai été séduit par la partie la plus documentaire la plus mélancolique du film, à la fois la plus factuelle et la plus difficile à illustrer. Le film montre je crois l'enfermement de l'altruisme social et du courage politique dans l'irreprésentable (la politique et la misère sont pour lui ce dont par essence on ne peut témoigner) et leur recouvrement de cet enfermement par un chant hédoniste et suicidaire qui renonce à le briser: l'image.
Film complexe, à la fois décevant et stimulant, daté (très post-moderne en fait), trop malin et amérement sincère, beau et lourd. Brillant, peut-être trop.